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dimanche 10 mai 2015

Miquel Barceló: « enfant gâté » sur les pas de Picasso

Miquel Barceló dans son atelier parisien — mai 2015 (c) Zoé Balthus

L’Espagnol Miquel Barceló a inventé ce mot L’inassèchement intitulant l'exposition de 17 grandes et récentes toiles, organisée jusqu’au 31 mai par son nouveau marchand Thaddaeus Ropac dans sa galerie parisienne. L’artiste protéiforme a fait naître des poulpes bleus, des seiches rosées, des pieuvres aux tons vert, jaune, rose et orange, et des poissons au fusain entre des anémones de mer multicolores en hommage à Joan Miró, de Majorque comme lui. 
  
Il peint ses tableaux à plat, les toiles tendues au sol. Elles finissent par ressembler à des étendues liquides, comme des bouts d'une mer impossible à assécher. « A Majorque le climat est si humide que ça met deux fois plus longtemps pour sécher », relève-t-il dans un français, avec un accent ibérique, à couper au couteau, néanmoins charmant. 

Ces oeuvres surgissent dans l’épaisseur de ses pigments qu’il prépare lui-même à Majorque (Baléares) où il est né, a grandi et où il passe encore la moitié de son temps quand il ne travaille pas dans son atelier du Marais, installé depuis 1991. Avant, il avait eu un atelier près des buttes Chaumont. Son histoire avec la France est ancienne. Elle remonte à son initiation. Il ne l'a plus jamais vraiment quittée. En ce moment, il reste-là dans la capitale française à oeuvrer d'arrache-pied, comme à son habitude.

Il explique que le transport des œuvres pour l’exposition a dû être repoussé. « Il y avait une flaque qui séchait millimètre par millimètre plus lentement encore que les autres, raconte-il. Elle concentrait des minéraux, des résidus de mercure, c’était très beau d’ailleurs. Cela m'a donné l'idée du titre, un peu à la Michaux». Il sourit. « J’aime bien Michaux ».  

Miquel Barceló est un érudit, sa culture est phénoménale. Quand il n’est pas attelé à sa création, il est plongé dans les livres, encyclopédies, dictionnaires de symboles, de zoologie, monographies, romans. Une photo de Marguerite Duras, et une autre de Baudelaire sont accrochées au-dessus d'un secrétaire sur la mezzanine à dessin, qui surplombe l'atelier aux grandes toiles. En 1984, sa toile L’Amour fou disait tout de sa passion des livres alors qu'il se peint seul, allongé et nu au coeur d'une immense bibliothèque exhibant une formidable érection. 

Son atelier est en vérité un hôtel particulier qui abrite un dédale de grandes pièces consacrés à des activités spécifiques. Traversée du sombre « cabinet de portraits » comme l'a baptisé son ami et compatriote, l'écrivain Enrique Vila-Matas qui a signé la préface du catalogue de L'Inassèchement. Il a pris la pose pour le peintre qui désigne son portrait adossé à d'autres. Les portraits d'environ 60  x 70 cm se comptent par dizaines et occupent les trois quarts de l’espace, murs compris, du sol au plafond. Ses modèles sont « surtout des amis ». Il les a peints à l'eau de javel sur des toiles préalablement noircies. On peine à reconnaître certaines personnalités célèbres pourtant, comme Agnès Varda ou Patrick Modiano. 

Il les montre chez lui mais ne les a jamais exposés. « Ils font beaucoup trop peur ! », plaisante-t-il. Mais il le penseellement, leur abord est indéniablement lugubre.

Il avait tenté cette technique, la première fois,  afin de peindre le visage d'un ami africain, un albinos de Gao, au Mali, où il a une maison et un atelier depuis de nombreuses années.  Il n’y a pas mis les pieds depuis trois ans, depuis la guerre. Il montre des photos de « sa maison » à flanc de rocher qui domine la plaine ocre. « Regarde comme c’est beau, là, le village, tu vois, et là c’est ma famille. Ca me manque l’Afrique, tu sais », souffle-t-il, la gorge un peu serrée. « C’est pas bon ce qui se passe. Mais j’ai des nouvelles, je les appelle tous les deux ou trois jours. Ce sont mes frères ».

Miquel Barceló se remet à peine d’une méchante pneumonie qui l’a forcé à un séjour à l’hôpital. 

« Là-bas, ils ont fait un sacrifice pour moi, en apprenant que j’étais malade », dit-il, manifestement ému, « ils ont égorgé un animal, tu sais, tout un rituel avec le sang de la bête. Tu vois, ça marche à tous les coups, je suis guéri ». Il prend ces choses-là au sérieux, respecte leurs croyances et leur culture. Il les aime tels qu'ils sont et il est aimé d'eux. Là-bas, il vit comme eux, à leur rythme et apprend auprès d'eux, sur leurs terres, tant de choses, différentes ou autrement

Il a par exemple découvert à Gao que les termites pouvaient être de formidables auxiliaires artistiques, qu'elles étaient douées pour créer de fines perforations en dévorant ses papiers, ses matières ses toiles et autres supports. L'artiste a cherché et trouvé le moyen d'orienter leurs dévorations à son idée. « Je continue à travailler avec les termites, et leur envoie régulièrement de la nourriture », fait-il d'un air entendu.

Une vaste vitrine couvre tout un pan de mur dans laquelle trônent des crânes de bêtes, des cornes, des dents qui lui servent de modèles, entre autres souvenirs d'Afrique à l'instar de ses premières céramiques, des têtes réalisées dans les années 80 au Mali, qu'il a lui-même « cuites au feu de paille ». 

Atelier de gravure de Miquel Barceló — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Dans cette grande pièce lumineuse, où un squelette humain en résine se balance à une poutre, il travaille surtout la gravure et le dessin. Il m'entraîne vers un mur où sont accrochés des cornes d’antilopes africaines, une bestiole empaillée, un crâne d'animal mort, et « une très vieille oreille d’éléphant » dont on lui a fait cadeau. « On voit bien que c’est moi, n’est-ce pas ? » Il n'attend nulle réponse. Cet autoportrait exécuté à la pyrogravure le réjouit comme un enfant s'exalte de son premier dessin. « C’est drôle non ? Regarde, ça fait les rides », fait-il en suivant du bout du doigt les traces du temps gravées naturellement dans l’épiderme du pachyderme. J'observe tour à tour son visage et l'oreille, c'est stupéfiant, il est reconnaissable sans y être réellement figuré. Quel sorcier !

Les accidents et les hasards jalonnent son œuvre. Il les apprivoise, les intègre, en fin de compte, il les espère même, ils sont toujours les bienvenus. « L'attention cognitive n’est pas nécessaire à mon travail, je peux écouter un match de foot, un livre audio, de la musique, et continuer à peindre. Je ne peins pas dans le silence. Plus je débranche cette partie rationnelle, mieux ça marche », dit-il en précisant toutefois qu'il ne s'agit pas de l'application du principe surréaliste de l‘écriture automatique. Quand il peint, il ne veut simplement pas entendre sa pensée le guider, lui commander de faire ceci ou cela.

« Parce que c’est là que l’on fait ce que l’on sait faire et moi, ce que je sais faire ne m’intéresse plus», insiste-il. Il aime innover et se tromper en tâtonnant. « C’est une activité physique complète et plus tu fais des erreurs mieux ça marche ». A l'entendre, je pense à Rater mieux de Samuel Beckett, aux considérations semblables d'Alberto Giacometti, celles de l'ami Francis Bacon, bien sûr.

« C'est un peu comme quand tu donnes à un singe un pinceau plein de peinture, et qu'il commence à faire n’importe quoi », s'amuse-t-il. Rires encore. Belle occasion d'évoquer certaines grandes toiles telles que Soledad organizativa, qui représente un grand primate splendide sur son séant,  affichant une sérénité toute souveraine.

Impossible de taire l'émotion éprouvée à la découverte de sa toile Le Déluge qui date de 1990. Sensible au récit que j'en fais, il raconte aussitôt dans quel contexte son tableau a vu le jour. Il venait de peindre une série consacrée au désert, « très minérale à l'image de l’Afrique». Le Déluge devait y mettre un terme, idéale manière d'en finir avec la saison sèche. « Du coup, j’ai inventé la pluie. Au moyen d'une scie, c’était amusant », dit-il fièrement sans livrer pour autant les clés de sa technique. 

« Tout ce que je fais est expérimental » ajoute-t-il, avant d'enchaîner sur « la grande panoplie de sujets » qui caractérise son oeuvre et favorise le renouvellement dont il a tant besoin« C'est l'avantage d'être un peintre figuratif ».

Il se souvient avoir rencontré le plasticien américain Donald Judd, car ils avaient la même galerie à New York. « Il regardait mes tableaux et ne comprenait rien à ce que je faisais ». Lui s'intéressait à Judd et son travail abstrait depuis son plus jeune âge et le comprenait d'ailleurs parfaitement, raconte-il, « c'était presque épidermique, il ne pouvait pas accepter que mes tableaux représentent des visages, des yeux ou des mains. Il avait cette logique historiciste interdisant le figuratif ».

« Encore une maladie du XXe siècle », cingle-t-il, avant de rappeler qu'il estdans l'Espagne de 1957autrement dit sous le régime fasciste de Franco. « Je me suis libéré des interdictions. Toujours est-il que je fais encore de la peinture, un truc de vieux quoi ! ». Nous partons d'un autre fou rire. Il hausse les épaules : « Mais je m'en fous ! »

La jeunesse ne s'intéresserait-elle plus du tout à la peinture ? Selon lui, il n’y a presque plus de peinture, « très peu ou plutôt très mauvaise. Mais ça va, ça vient. Comme Dracula, elle ressuscite toujours ! La peinture meurt et boum ça repart ! ». Le propre de toute création est d'être régie par des cycles.

Il m'invite à le rejoindre, à la grande tables’amoncellent des gravures sur le thème récurrent de la tauromachie, à passer les doigts sur la plaque de cuivre rugueuse où une scène de lutte apparaît entre l'animal et le torero, entre l'artiste et l'oeuvre.
« Les ciseaux à bois, je les utilise sur le cuivre, et ceux à cuivre, pour le bois, j’aime bien détourner les choses… Je travaille chaque jour un peu comme ça, ça marche bien, c’est amusant »
Eaux fortes, aquatintes, pointes sèches, arènes tournoyantes, taureaux noirs face aux matadors qui ressemblent à la mort. « Je sais que la tauromachie est finissante ». Il lâche soudain : « la mise à mort ça fait partie du livre ».  

Il y en a déjà une vingtaine et l'artiste dit envisager de les montrer dans une salle de la Bibliothèque nationale (BNF), lors de l'exposition de mars 2016 qui lui sera consacrée.  

Cette nouvelle série de gravures est de toute beauté. Elle soutient amplement la comparaison avec les scènes tauromachiques des maîtres, ses compatriotes Francisco de Goya y Lucientes et Pablo Picasso dont il reconnaît lui-même l'influence, et le défi audacieux que représentent de tels sujets. Nous nous souvenons ensemble du maître de Malaga, présence constante. Picasso s'est frotté lui aussi toute sa vie à Goya, Vélasquez, Ingres, ou Cézanne.

Comme ces maîtres, Miquel Barceló travaille sans cesse chaque jour jusqu’à épuisement. Il explore de nouvelles techniques. « Je les réinvente ». En besoin de changement perpétuel, il ouvre les champs de sa création. Dans la même journée, il fait tour à tour de la peinture, de la gravure, du plâtre, et dessine dans ses carnets. 
« Je n’ai pas signé de contrat pour faire comme ça bien sûr, mais sinon c’est chiant ».
 En cela aussi, il ressemble à Picasso. Il l'admet volontiers. « Aussi loin que je me souvienne, il a été mon peintre préféré, mon modèle en tout ». Sa sincérité d'enfant fanatique est poignante, d'autant mieux perçue et partagée.
« Son engagement dans la vie, avec les choses, sa manière d’être au monde, poursuit-il, un véritable engagement physique pas seulement théorique, même politique, si tu veux. Jamais je n’ai cessé de m’intéresser à Picasso »
Miquel Barceló et son autoportrait sur l'oreille d'éléphant — mai 2015 (c) Zoé Balthus
Tout au long du jour,  il passe d’un atelier à l’autre, d’une discipline à une autre. Il se lève vers huit heures et travaille jusqu’à minuit.  
« J’ai besoin d'énormément de temps pour travailler beaucoup. Avec l’âge, je me disais que je parviendrais à travailler plus vite, je croyais que je serais plus efficace, que je ferais en une heure ce que je faisais en une journée. Oui, je travaille plus rapidement mais je fais aussi plus de choses, c’est inéluctable »
Il ne résiste pas au plaisir de dévoiler la maquette d’une grande peinture de 16 m qui « sera terminée à la fin de l’été, pour une fondation » dont il préfère taire le nom pour ménager l'effet.

Il en profite pour m'annoncer son programme à venir. Une grande toile sera exposée au Grand Palais dans l’exposition Picasso Mania, à la rentrée. Et puis, il inaugurera aussi le nouvel espace de la galerie Bruno Bischofberger à Zurich en octobre.

En 2016, il exposera aussi en Amérique latine, au Pérou et surtout au Brésil, à Inohtim, le plus grand musée à ciel ouvert, dans la jungle de Belo Horizonte, où il dévoilera ce qu’il appelle « un dessin infini ». Une oeuvre époustouflante dont j'ai promis de ne pas trahir la teneur et dont il présentera un aperçu à la BNF. Il exposera simultanément  de nouvelles œuvres au Musée Picasso.
« On va voir si j’assume tout ça ou pas  [] Miró était de Majorque, mais Picasso, toujours fertile, est mon préféré. Je ne viens pas de Duchamp, même si j’aime bien Duchamp », précise-t-il, avant de revendiquer sa filiation. « Je viens de Picasso, je descends de cette branche-là ».

On le sait le peintre a été sollicité pour participer à la reconstitution de la Grotte Chauvet au fond de laquelle il a eu le grand privilège de descendre plusieurs fois. Il en a été bouleversé. « C’est une grande merveille, c’est la grande découverte artistique du millénaire », juge-t-il. L'artiste-voyageur a visité pas loin d'une centaine de grottes sur plusieurs continents, dont bien sûr celles de Lascaux et d'Altamira qui ont environ 14.000 ou 15.000 ans. Mais à la lumière de ses différentes expériences, il est catégorique : la fascinante Chauvet n'a pas d'équivalent. 

« C'est le grand chef-d’œuvre, on n’en mesure pas assez l’importance, regrette-t-il, c’est une expression unique, une qualité artistique inouïe de 37.000 ans dont on ne sait rien et ils se trompent sur la façon de l'aborder.  C'est comme s'ils tentaient de décrypter les vestiges Mayas avec la pierre de Rosette ». Et d'ailleurs, il aurait préféré qu'on ne reconstitue pas sa réplique, selon lui, il y aura forcément, un jour ou l'autre, un impact négatif qui en découlera. Il l'a fait savoir. « Bon, au moins on essaie dans l'immédiat de ne pas l’abîmer ».
Il a en outre consacré récemment de longs mois à peindre des tableaux tout blancs, ultra-blancs dont il n’a montré pour l’instant que quelques pièces à New-York où il exposera à l’automne 2016. « C’était comme une espèce de rigueur imposée, un défi que de tenir cela pendant presqu'un an ».

Manifestement la période blanche est bel et bien révolue. Dans l'atelier consacrée à la peinture, au sol couvert de taches multicolores, sous une immense verrière, plusieurs toiles de grandes tailles sèchent aux murs. Retour à vingt mille lieues sous les mers, avec une grande pieuvre aux tons rosé, jaunes et vert ici, sa jumelle est exposée à la galerie Ropac vendue à plusieurs centaines de milliers d'euros. Des poulpes aux gros yeux globuleux, inquisiteurs même. Et puis, dans un autre registre, une grande bête brune, à cornes, aux traits et aux tonalités évoquant justement une peinture rupestre.

Il admet être une sorte d'« enfant gâté » qui a toujours fait ce qu'il a voulu, comme il a voulu, quand et partout où il a voulu, tout au long de ses cinquante années de vie d'artiste, prolifiques. 

Je fais mention du peintre américain, Jean-Michel Basquiat décédé en 1988. « Jean-Michel était mon ami, il a séjourné chez moi à Majorque. On a beaucoup pleuré sa mort, se souvient-il. C’est ma génération, alors c’est un peu flippant quand j'y pense... on était les plus jeunes de la Documenta en 1982 ».   

Il a encore beaucoup trop de choses à faire, il ne veut surtout pas mourir de si tôt. Et de confier le plus sérieusement du monde : « je n'ai pas encore accompli mon œuvre, ce n’est encore qu'un début... ce n'est pas une boutade ». 

jeudi 22 mars 2012

Weil, l'événement de la pierre

 Oeuvre de François Weil dans son atelier

« Je sais calculer le mouvement des corps pesants, mais pas la folie des foules. » - Isaac Newton

C’est une fête d’oscillations subtiles à laquelle le sculpteur François Weil convie et, pour en jouir, il convient d’oser ce toucher immédiat par l’esprit et la chair, qui lui est si familier. D’emblée, ses œuvres intimident en vérité. D’une présence inaccessible, aux silences éloquents, elles expriment à la fois évidence et mystère, force et vulnérabilité, intelligence et sensibilité.

Elles lui ressemblent. 

Elles exigent d’être saisies dans le mouvement qui les anime, elles requièrent du tact. Edgar Degas estimait que « rien en art ne doit ressembler à un accident, même le mouvement ».  En l’occurrence, François Weil fait œuvre de virtuose. Il raisonne le mouvement dont il fait offrande aux pierres. Entre ses mains, la roche cesse d’être cette matière inerte, simple, invariable, dépourvue de trajectoire. Aussi monumentales soient-elles, certaines y gagnent même une légèreté de plume. 

L’artiste s’ingénie à concevoir des mécanismes inédits qui scellent le destin mobile, contemporain des pièces d’ardoise, de marbre ou encore de granite qu’il aura auparavant sculptées avec subtilité, taillées avec délicatesse, veillant à ne pas dénaturer leur matière brute, précieuse, fragile, originelle. 

De fait, elles prennent vie dans le sens de l’amour tel une force, comprise à la manière de Léonard qui rappelait que « toute chose instinctivement fuit la mort. Toute chose soumise à la contrainte fait peser une contrainte sur d'autres. Sans force rien ne se meut ».

Ressorts, engrenages, roulements à billes, essieux, rouages, filins composent les ingénieux systèmes métalliques de François Weil jouant malicieusement de leurs tensions qui accouplent et séparent ses pierres, ayant à cœur d’assurer toujours un retour au « rassurant de l’équilibre » où plus rien ne bouge, et gardant toutefois bien en tête, à l’instar de Julien Gracq, que « le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle pour tout faire bouger. » 

 Oeuvre de François Weil dans son atelier
 Ainsi, ces sculptures de pierre s’imposent-elles bien en événement tel que défini par A. N. Whitehead, soit tout « ce qui survient dans la dimension de l’espace-temps : un événement n’implique en aucune façon l’idée d’un changement rapide ».  Il ajoutait précisément qu’il faut entendre par là que  même « la durée d’un bloc de marbre est un événement ».

« On peut aussi bâtir quelque chose de beau avec les pierres qui entravent le chemin », affirmait Goethe pour qui les roches symbolisaient ici tous les obstacles de ce monde. Loin d’entraver celui de François Weil, au contraire, elles, dont il connaît si bien la richesse, lui ouvrent l’horizon de la beauté extrême, celle du monstre dans son sens le plus ancien. La quête de ces chers rochers l’extraie des vaines clameurs de la grande cité, l’attire au cœur farouche des grands déserts, sous les cieux bleu dur de terres rudes, l’entraîne au beau milieu de réalités humaines plus complexes encore. Et les montagnes de pierre qui l'accueillent, elles, lui confient les paroles muettes et les humbles traces des anciens hommes qui peuplaient le fond frais de leurs entrailles dont elles résonnent encore. Il rejoint la source de son art, l'âge de pierre. 

« Je prétends que Bellérophon doit compter François Weil au rang de ses descendants : à cause de Sisyphe, bien entendu, et de cette fatalité au maniement des pierres ; à cause de Pégase et de ce domptage de l’apesanteur ; à cause enfin de la Chimère et de sa complexion contre nature », écrivait Jean-Louis Roux dans un texte remarquable qu’il consacra au sculpteur en 2006.

L’événement de la pierre est total dans l’existence de l’artiste, au point de pouvoir les confondre.

Qu’est-ce qu’une pierre ?  

La pierre est ce mystère que possède la terre qu’elle a composée à la faveur de toutes les substances, de tout l’espace et le temps dont elle recèle. La pierre est une épaisseur de temps. Elle partage le destin de l’homme. Le sculpteur le sait, le poète aussi. 
« Je suis né comme le rocher avec mes blessures sans guérir de ma jeunesse superstitieuse, à bout de fermeté limpide, j’entrai dans l’âge cassant. » 
 Oeuvre de François Weil dans son atelier
Ainsi, chantait René Char  avec mélancolie.  

La fragilité du roc, François Weil la mesure à la perfection depuis le temps qu’il l’éprouve. 

La goutte d'eau ne parvient-elle pas à transpercer le rocher ?

Chaque pierre est unique, dotée de caractéristiques propres. A chacune, sa forme, son âge, son poids, sa mémoire, ses couleurs, ses veines, ses vulnérabilités, ses cicatrices, ses prisonniers, ses parasites, ses amoureux. A chaque pierre son silence, dans lequel le sculpteur fonde sa parole, trace sa voie secrète.

Enfin, il est doux d’aimer croire qu'il rend les pierres heureuses, dussent-elles perdre un peu de cette incomparable innocence que leur attribuait Hegel. 



Présentation de Zoé Balthus à l'occasion de 


jeudi 12 juin 2008

La leçon de Goya, maître graveur

Le Colosse - Vers 1810 - 1817 - Gravure de Francisco Goya y Lucientes - Version allégorique du désarroi de l’artiste devant les souffrances endurées par son pays. L'artiste australien contemporain Ron Mueck en a conçu une variante intitulée Big man
A ma talentueuse amie, Hélène Damville

Francisco Goya y Lucientes est né en 1746 à Fuendetodos, un village situé à une cinquantaine de km de Saragosse, au nord de l’Espagne, où il passera son enfance. Son père, Jose Goya un maître doreur sur bois et sur métal, exerce son savoir-faire sur des chantiers d’églises et de couvents de l’Aragon. Sa mère, Gracia Lucientes, appartient à une famille de la petite noblesse aragonaise.

Goya fera son apprentissage de la peinture, dès l’adolescence dans l’atelier du peintre José Luzan à Saragosse avant de partir sous les cieux de Madrid où il échouera par trois fois au concours de l’Académie royale des Beaux-Arts de San Fernando. Fin 1769, le jeune artiste décide néanmoins de gagner l’Italie - où les artistes européens vont poursuivre leur initiation en copiant les œuvres antiques - et il s’y imprégnera de peinture classique, étudiera la moderne.

A Rome, où il séjourne deux années, Goya côtoie le maître graveur italien Piranèse, et surtout deux graveurs, le père et le fils Tiepolo dont il admire les eaux-fortes à l’atmosphère singulière qui se glisse d’ailleurs au sein de ses deux premières estampes d’importance L’Aveugle à la Guitare et Le Garrotté.

De retour en Espagne, il fait rapidement merveille à la cour de Charles IV qui lui accorde la prestigieuse position de Premier peintre du Roi. Ce statut officiel oriente sa peinture vers des sujets religieux, des portraits de cour, des fresques. Il puise inspiration et savoir-faire aux œuvres des maîtres Rembrandt et Vélasquez, les copie et de plus en plus se mesure à eux, adopte l’aquatinte, technique alors moderne, pour affirmer la griffe de son talent. 

Il convoque ces maîtres, tour à tour ou en même temps, « mais comme le fils rappelle ses aïeux, sans imitation servile, ou plutôt par une disposition congénitale que par une volonté formelle », avait estimé Théophile Gauthier, dans Cabinet de l'amateur et de l'antiquaire, en 1842. Gauthier avait également ainsi commenté les dessins de Goya : 
« Les dessins de Goya sont exécutés à l'aqua-tinta, repiqués et ravivés d'eau-forte ; rien n'est plus franc, plus libre et plus facile ; un trait indique tout une physionomie, une traînée d'ombre tient lieu de fond, ou laisse deviner de sombres paysages à demi-ébauchés ; des gorges de sierra, théâtres tout préparés pour un meurtre, pour un sabbat ou un tertulia de Bohémiens ; mais cela est rare, car le fond n'existe pas chez Goya ; comme Michel-Ange, il dédaigne complètement la nature extérieure, et n'en prend tout juste que ce qu'il faut pour poser des figures, et encore en met-il beaucoup dans les nuages. De temps en temps un pan de mur coupé par un grand angle d'ombre, une noire arcade de prison, une charmille à peine indiqués ; voilà tout. Nous avons dit que Goya était un caricaturiste, faute d'un mot plus juste. C'est de la caricature du genre d'Hoffmann, où la fantaisie se mêle toujours à la critique, et qui va souvent jusqu'au lugubre et au terrible ; on dirait que toutes ces têtes grimaçantes ont été dessinées par la griffe de Smarra sur le mur d'une alcôve suspecte, aux lueurs intermittentes d'une veilleuse à l'agonie. On se sent transporté dans un monde inouï, impossible et cependant réel.»

Ainsi dans la gravure, Goya trouve-t-il la liberté d’expression, en marge de ses attributions officielles, dont il usera jusqu’à la veille de sa mort, le 16 avril 1828 à Bordeaux. C’est que le peintre de cour est cantonné dans des travaux de commande qui transfigurent et embellissent la réalité. Goya, que la raison n’abandonnera pas, aura sans doute trouvé dans la production d’estampes cet espace de liberté «où les caprices et l’invention peuvent se développer», où il peut s'adonner au réalisme sombre, donner là libre cours à sa vision.

Dans ses petits tableaux, il livrera le témoignage de ce qui le trouble, le choque, le saisit, le perturbe, le dérange, l’angoisse dans les mœurs de la société espagnole et de façon plus large dans la nature humaine, à savoir la bêtise, la cruauté, la folie sanguinaire. Le noir et blanc des techniques de l’aquatinte et de l’eau-forte, lui offrent le parfait rapport pour la caricature de l’époque en vue de noircir les traits de la bestialité démoniaque qui la ravage et de mettre en lumière l’idéal du divin en péril. «En chaque homme cohabitent un moine et un bourreau», relevait-il et il le démontra par la satire dans ses planches fantastiques des Caprichos (Caprices – album de 80 aquatinte et d’eaux-fortes -1799), les Désastres de la Guerre (1810 – 1820), et avec d’autant plus de force dans ses Disparates (Folies - 1815-1824).

Les désastres de la guerre - 1810 - Francisco Goya y Lucientes 
Admirateur de Goya, le poète Charles Baudelaire, dans son essai De l’essence du rire publié en 1855, et dans deux articles sur les caricaturistes français et étrangers, voit dans le rire que la caricature provoque une manifestation satanique à se réjouir de la chute du divin dans le diabolique, de l’humain dans le bestial, de la beauté dans la monstruosité, d’une grandeur infinie dans une misère infinie: «C’est du choc perpétuel de ces deux infinis que se dégage le rire» qui traduit le mal-être et la gêne profonds au moment de la prise de conscience du caractère obscène de la chute métaphysique que la caricature de Goya souligne inlassablement. «La lumière et les ténèbres se jouent à travers toutes ces grotesques horreurs. Quelle singulière jovialité !»*

Et quelle beauté aussi, aux yeux du critique d’art Baudelaire qui affirmait que le Beau «contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et […] c'est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement beau ». 

La caricature s’impose, selon Baudelaire, comme une manifestation fascinante du bizarre qu’il goûte aussi dans l’œuvre du peintre-graveur Honoré Daumier. Pour le critique, Goya est un caricaturiste artistique à l’origine d’un «comique féroce et [qui] s’élève jusqu’au comique absolu », produit un comique éternel plutôt que fugitif, grâce à l’introduction par l’artiste espagnol de « l’élément très rare » qu’est le fantastique et se distingue ainsi du caricaturiste historique.

«Le regard qu’il jette sur les choses est un traducteur naturellement fantastique. Los Caprichos sont une œuvre merveilleuse, non seulement par l’originalité des conceptions, mais encore par l’exécution», notait Baudelaire en soulignant la portée universelle de cette œuvre à laquelle il rendait hommage.

Des exemplaires des Caprices commencèrent à circuler en France dès 1809 et, très vite devenus célèbres, éveillèrent la curiosité et connurent l’engouement de la génération des artistes romantiques, notamment du grand Eugène Delacroix.

En 1810, l’Espagne ravagée par des affrontements dont il est témoin en plusieurs occasions, Goya commence le cycle des Désastres de la Guerre, constituant par certains aspects un reportage sur le conflit (Yo lo vi - J'ai vu cela- eau forte 1810-1812 ) avec les forces bonapartistes. 

« C'est un étrange peintre, un singulier génie que Goya ! Jamais originalité ne fut plus tranchée, jamais artiste espagnol ne fut plus local. Un croquis de Goya, quatre coups de pointe dans un nuage d'aqua-tinta en disent plus sur les moeurs du pays que les plus longues descriptions »,  avait encore vu avec justesse Théophile Gautier.

Il grave les scènes représentant la famine qui a touché Madrid, des exécutions, de véritables scènes de boucheries et d’acharnements, aux titres acides faisant office de critiques ironiques de ces tragédies humaines. Cette série marquera les esprits et inspirera les artistes dont Pablo Picasso avec son Guernica, jusqu’à nos jours.

A partir de 1816, il amorce sa série d’estampes sombres et mystérieuses, pièces purement imaginaires, ses Disparates, où le fantastique domine et inquiète. Cette série est peuplée de sorcières, de sabbats, de démons et de monstres sous des cieux obscurs, aux  atmosphères viciées des cauchemars où règnent à la fois terreur, magie, mystère et poésie.

C'est quand «il s’abandonne à sa verve démonographique que Goya est surtout admirable ; personne ne sait aussi bien que lui faire rouler dans la chaude atmosphère d’une nuit d’orage de gros nuages noirs chargés de vampires, de stryges, de démons, et découper une cavalcade de sorcières sur une bande d’horizons sinistres», selon Gautier.

Si la série des Disparates est la moins connue, - les plaques de cuivres furent oubliées pendant plusieurs décennies dans la Quinta del Sordo, dernière résidence madrilène du maître sur les murs de laquelle il a peint ses célèbres peintures noires - elle est aussi la plus impressionnante de ses grandes séries d’estampes qui fascinent les artistes français dès qu'ils les découvrent à la fin du XIXe siècle.

Romantiques, impressionnistes ou symbolistes, vont se réclamer de lui, puisant l’inspiration dans ses aquatintes, eaux-fortes et lithographies, chacun à sa manière. J-K Huysmans compare en 1887 une course de taureaux peinte par Goya à un « délire d’impressionniste pétrissant à pleins poings la vie ». Exemple emblématique de filiation établie entre les symbolistes et les gravures de Goya, Huysmans rendra hommage à ce dernier par le biais de des Esseintes le héros de son roman A rebours, un collectionneur d’estampes du maître espagnol.

Eugène Delacroix, Edouard Manet, mais aussi Odilon Redon, Félix Buhot, François-Nicolas Chifflart, verront en Goya un maître avant-gardiste, un visionnaire, en feront le chantre de la modernité, et plus tard Marcel Roux s'en inspirera également dans ses gravures peuplées d’êtres maléfiques et hantées par la mort.

« Le grand mérite de Goya consiste à créer le monstrueux vraisemblable. Ses monstres sont nés viables, harmoniques. Nul n’a osé plus que lui dans le sens de l’absurde possible. Toutes ces contorsions, ces faces bestiales, ces grimaces diaboliques sont pénétrées d’humanité», jugea encore Baudelaire, «en un mot, la ligne de suture, le point de jonction entre le réel et le fantastique est impossible à saisir ; c’est une frontière vague que l’analyste le plus subtil ne saurait pas tracer, tant l’art est à la fois transcendant et naturel. »

Goya Graveur  (Ed. Paris musées) 
Oeuvres complètes de Charles Baudelaire (Ed. Gallimard, La Pléiade)
 Du 13 mars au 8 juin 2008, le Petit Palais présente l'exposition Goya Graveur