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dimanche 19 mars 2017

Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer]

                                                  Divino Inferno [Et Rodin créa la Porte de l'Enfer] un film de Bruno Aveillan et Zoé Balthus

« Il fit porter à des centaines et des centaines de figures à peine plus grandes que ses mains, la vie de toutes les passions, la floraison de tous les plaisirs et le poids de tous les vices » – Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin, Œuvres I Prose (Ed. Seuil)


Seul contre tous, le sculpteur Auguste Rodin (1840-1917) a su imposer, son droit absolu de créer comme il l’entendait, en inventant des techniques, en brisant des tabous, en restant résolument attentif à ce que lui soufflait sa nature, à ce que lui inspirait la Nature. 


Toute sa vie, il a eu à lutter contre son époque. Il s’est construit sur ses échecs, il a bâti une œuvre extraordinaire malgré les entraves et les scandales. Il n’a jamais renoncé à ce qu’il était, ni renié ce qu’il admirait, et a inscrit sa vision d'avant-garde dans l'Histoire de l'Art.

Epris de vérité, de sensualité, de chair et de mouvement, il est un modèle d’affranchissement. A 64 ans, le sculpteur pouvait affirmer : 
« Je suis le plus heureux des hommes parce que je suis libre [...] ma plus grande joie est de me sentir libre intérieurement, c’est-à-dire émancipé de tout mensonge artistique ».
La carrière de Rodin a connu de multiples obstacles avant de s'épanouir enfin. A presque 37 ans, il n'est encore qu'un ouvrier-artisan et redoute d'être condamné à le rester jusqu'à la fin de ses jours. Il place tous ses espoirs dans le Concours du Salon des Artistes français en 1877 où il présente un nu masculin L’Âge d’airain, une œuvre à laquelle il a consacré toute son énergie et son talent pendant plus de deux ans. 

Là, contre toute attente, cet inconnu sorti de nulle part et son pur chef-d’œuvre s’attirent les foudres de l'Académie, bousculée dans ses fondements.

Accusé de tricherie, Rodin outragé se défend avec force. Le scandale éclate. Après une enquête aussi longue qu’inutile, il est finalement blanchi. L’affaire a eu l’avantage de répandre son nom dans les ateliers, parmi la jeune génération d’artistes jusqu'aux plus hautes sphères de l'Etat. 

Le Penseur - Auguste Rodin (c) Zoé Balthus

Bientôt, les institutions lui offrent une première commande publique en réparation de l’humiliation subie : une porte destinée au futur Musée des Arts décoratifs de Paris. Rodin devient aussitôt un artiste en vue et très vite un grand maître d’atelier. 

L’épreuve de l’Âge d’airain n'a fait que renforcer sa détermination à se dépasser. La création d’un monumental chef-d’œuvre est une nécessité, c'est une affaire d'honneur et de revanche.

Inspiré par l’œuvre de Michel-Ange, – le maître auquel il ose désormais se mesurer –, mais aussi par la statuaire gréco-romaine, La Porte du Paradis du baptistère de Florence, La Divine comédie de Dante et Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire, le sculpteur passe plus de vingt ans à ériger la plus importante sculpture du XIXe siècle :  La Porte de l’Enfer. 

A la fois, journal intime, laboratoire de toutes ses audaces et réservoir de l'essentiel de ses chefs-d’œuvre, dont Le Baiser et Le Penseur, toutes ses inspirations et ses techniques s’y expriment.

Rien depuis Michel-Ange n’avait atteint une telle magnificence. La Porte de l'Enfer– conservée à l’abri des regards pendant les deux décennies qui ont suivi sa commande – est l'énigmatique matrice de toute l'œuvre du sculpteur.  

Divino Inferno, [Et Rodin créa La Porte de l’Enfer], diffusé sur Arte en avril 2017a remporté le Rockie Award 2018, catégorie Art, du festival de Banff et nommé à Art Fifa au musée national du Québec, au Canada. Le film a été projeté au Grand Palais, Paris dans le cadre de l'exposition du Centenaire Rodin, au Musée d'art contemporain Marcel Lenoir, Montricoux,  ainsi qu'au Gorki Park, à Moscou, en Russieà la Fondation Mapfre à Barcelone, en Espagne, à la Fondation Barnes à Philadelphie, au Cantor Arst Center de Standford, à LMU de Los Angeles aux Etats-Unis, au Musée national de l'Art occidental de Tokyo (conférence de Zoé Balthus) et au Musée de Shizuoka (conférence de Zoé Balthus) au Japon et à l'Art Gallery of South Australia d'Adélaïde, 

Un film de Bruno Aveillan,  écrit par Zoé Balthus et Bruno Aveillan (2016) – Notre reconnaissance au plasticien Mircea Cantor qui a réalisé pour le film une performance inédite dans l'enceinte du musée Rodin
Avec les voix de Denis Lavant et Elsa Lepoivre (Sociétaire de la Comédie française)

Produit par ARTE, La Réunion des Musées Nationaux, Les Bons Clients, QUAD,  Fix Studio, NOIR

lundi 21 septembre 2015

Rodin : dessin, passion, danse et volupté


Auguste Rodin et Eve - 1907 - Autochrome  Edward Steichen
à B.
 
Si les premiers dessins d'Auguste Rodin (1840 - 1917) s'inspirent de thèmes littéraires et religieux dans lesquels les héros, la souffrance et la faute occupent une place prédominante, peu à peu il s'affranchit de ces figures traditionnelles et demande à ses modèles de s'abandonner à la grâce du mouvement et à la nudité. A partir de 1890, la figure féminine est devenue omniprésente, pour ne pas dire l’unique objet de sa préoccupation, et dominera l'essentiel de son oeuvre jusqu'à la fin. 


L’artiste, à 24 ans, vient de se mettre « à la colle » avec Rose Beuret, une paysanne de quatre ans sa cadette qui tente sa chance à Paris et lui sert de modèle, puis peu à peu de régisseur de son travail et de son quotidien. Elle lui est toute dévouée. « Elle s’est attachée à moi comme une bête », confiera-t-il bien des années plus tard à l’une de ses modèles.

En 1866, Rose lui avait donné un fils Auguste-Eugène Beuret qu’il n’a jamais reconnu. Puis le temps a passé. Il a mis en branle son chantier de La Porte de l’Enfer, dans son atelier du Dépôt des Marbres qui lui est alloué par l’Etat au 182, rue de l’Université. Il est un maître d’atelier désormais. 

Un jour de 1881, une jeune fille de dix-sept ans vient frapper à sa porte. Elle veut continuer à étudier auprès du maître, alors qu'elle sort à peine de l’académie Colarossi. Elle est recommandée. Lui, qui a grand besoin de bons praticiens, l'engage aussitôt. Il vient tout juste d'achever le groupe Les Bourgeois de Calais.  

L’élève Camille Claudel se révèle douée, exaltée, vive, sincère, et chamboule l’existence du maître Rodin bien qu’absorbé par son grand œuvre. Bientôt, entre eux s’instaure une collaboration intense, fructueuse et passionnelle, d’abord centrée sur la sculpture, puis Cupidon se charge de décocher ses flèches dans le cœur des deux artistes qui deviennent amants. 

Devenue à la fois, praticienne, modèle, muse, maîtresse, conseillère, la jeune Camille inspire Rodin dont l’œuvre connaît alors une fécondité de plus en plus marquée de cette empreinte tandis qu’elle, malgré sa jeunesse, apprend de lui mais sait se montrer volontaire et tenace. A bonne école et sûre de sa vocation, la jeune Galatée n’a de cesse de travailler, de tailler la pierre et le marbre, venu de Paros et de Carrare. Cette femme de génie, selon les mots de l'écrivain Octave Mirbeau et grand admirateur de Rodin, pense sa propre voie, veut bâtir une œuvre dont elle a une vision précise, guidée par la volonté farouche de s’affranchir de son Pygmalion. 

« Rodin, qui tout de suite a reconnu en elle la future grande artiste, ne la considère que comme telle. Sans doute il lui communique tout ce qu’il peut lui communiquer de sa grande expérience.  Mais il la consulte elle-même sur toute chose […] Le bonheur d’être toujours compris, de voir son attente toujours dépassée a été, dit-il lui-même, une des plus grandes joies de sa vie artistique », témoigne Mathias Morhardt, critique d’art, admirateur de la jeune artiste. 

Elle est parmi les plus grands bonheurs de sa vie d’homme aussi, ayant débridé sa sexualité. Avec elle, l’érotisme pénètre toute son œuvre. Camille est la présence sensuelle, son corps est partout. La jeune femme est son paradis intime, la volupté essentielle à sa créativité, d’importance capitale désormais. 

Les beaux traits de Camille Claudel personnifient bientôt L'Aurore, La Pensée, La France, La Jeune Guerrière etc.   

Possédé par l’esprit et le talent de la jeune femme avec laquelle il a tant en commun, il délaisse, sans scrupule, Rose qui n'oserait se plaindre. Toute sa vie, elle lui a connu des aventures. Rodin, jusqu’à la fin lui conservera « une reconnaissance profonde de sa fidélité de chien de garde, de sa patiente acceptation des mauvais jours […] », selon son amie et première biographe Judith Cladel. Il épousera Rose deux semaines avant que la mort n’emporte celle-ci, en février en 1917. Mais il choisira Camille pour compagne éternelle aux yeux du monde entier en exigeant que ses créations soient abritées aux côtés des siennes dans son musée.  

Profondément épris de sa féroce amie, Rodin n’a de cesse de lui tresser des couronnes de louanges. « Je lui ai montré où elle trouverait de l ‘or ; mais l’or qu’elle trouve est bien à elle »,  souligne-t-il.

En 1888, il lui loue pour les dix ans à venir un atelier au 113, boulevard d’Italie et dont il se rapproche bien vite en louant un hôtel particulier à quelques encablures. Le couple vit encore une décennie d’une relation intense, charnelle, passionnelle. L’émulation réciproque fait naître des œuvres respectives pleines d’émotion et de sensualité, de force et de mouvement.  

« La belle artiste, coeur entier, absolu, ne jugeait pas suffisante la situation de disciple aimée et admirée. Elle voulait devenir l'unique objet de l'affection du maître et la compagne de sa vie intime, raconte la confidente, Judith Cladel. Ce fut alors la période des grands déchirements. »

En effet, c’est la descente aux enfers en raison sans doute de la tragique dégradation de la santé mentale de la sculptrice. Profondément affecté par la rupture, Rodin conservera longtemps le coeur vacillant, selon les mots de son amie.
Femme nue sur le dos - 1900 - Auguste Rodin
Cependant, Camille Claudel internée, Rodin poursuit son œuvre et reste à l’affût, guette la vie, le geste, l’expression, l’attitude fulgurante qu’il s’empresse de croquer de sa main souple, agile, entraînée. Il modelait la terre, avec la même aisance qu’il maniait le crayon. 

« A mes débuts quand je faisais venir un modèle, je lui demandais dans quels ateliers il avait posé. S’il sortait de l’Ecole, ah ! Je m’en apercevais tout de suite, dès qu’il était monté sur la table à modèle, je le voyais prendre un de ces mouvements qu’il avait appris là-bas, et ce mouvement, invariablement, était faux ».
Il laissait ses modèles bouger, selon leur gré et les dessinait. A l’opposé de sa quête de vérité universelle, les poses figées et convenues lui paraissaient insupportables. Il parlait de « modèles usés », prenant la pose comme des automates, dénués de vie. Il scandalise en foulant les règles académiques. 

Le maître dessinait avec une extrême rapidité, se souvint Kathleen Bruce, une Anglaise qui avait un temps fréquenté l’atelier. Elle s’émerveillait de le voir travailler sans jamais quitter son modèle des yeux, sans regarder sa feuille de papier. 

Rodin ébauchait les profils qu’il reliait entre eux. Il soutenait qu’avant de dessiner sur les plâtres, il fallait dessiner sur les feuilles : « j’ai été dessinateur avant d’être sculpteur ». Le dessin avait exercé le geste et l’œil. Et surtout, il scrutait le mouvement qui seul pouvait donner vie et harmonie à une sculpture. 

« La chose qui bouge dans la nature, c’est le professeur qui vient et vous explique. », s’enflammait-il, « C’EST LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai ça, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer. »  

La danse, corps et esprit en osmose, à elle seule, évoque tout de la vie et de la mort, fusionne mouvement et érotisme,  exacerbe l'émotion et le sentiment, fait résonner la nature et sa vérité qu'il transpose dans ses dessins et sa sculpture sans relâche et, avec toujours plus de liberté et d'ouverture d'esprit, au fur et à mesure qu'il avance en âge.  

Comme les danseuses javanaises que Rodin avait découvertes à l’exposition universelle de 1900 à Paris l’avaient ébloui : 
« Ces merveilleuses princesses ont renouvelé, avivé, décuplé en moi mes impressions anciennes. Elles m’ont donné une joie dont je ne me croyais plus capable. Elles ont fait vivre pour moi l’Antique. Elles m’ont montré, dans la réalité frémissante, ces beaux gestes, ces beaux mouvements du corps humains que les anciens ont su fixer. Elles m’ont tout à coup plongé dans la nature, elles m’en ont révélé des aspects inconnus, elles m’ont fourni des raisons nouvelles de penser que la nature est une source intarissable […]  imaginez donc de ce que put produire en moi un spectacle aussi complet, qui me restituait l’Antique en me dévoilant un mystère ! »  Il se délectait de les dessiner. 
« Ce sont des figures de marbres conçues par Michel-Ange qui dansent ! », s’était-il exclamé. L’artiste italien était sa référence au même titre que les Antiques. Les danseuses cambodgiennes avaient touché pareillement le sculpteur :


Danseuse cambodgienne de face - 1906 - Auguste Rodin

« Elles  nous ont donné tout ce que l’Antique peut contenir, leur Antique à elles, qui vaut le nôtre. Nous avons vécu trois jours d’il y a trois mille ans. Il est impossible de voir la nature humaine portée à cette perfection. Il n’y a eu qu’elles et les Grecs. Elles ont même trouvé un mouvement nouveau, que je ne connaissais pas […] Un mouvement encore à elles, inconnu dans les Antiques et de nous autres. » 
Rodin  qui allait au spectacle voir les corps bouger sur scène, s’était trouvé captivé par l‘étoile chorégraphe des ballets russes, le scandaleusement lascif Vaslav Nijinski dans Prélude à L’Après-midi d’un faune :  

« D’une animalité à demi consciente: il s’étend, s’accoude, marche accroupi, se redresse, avance, recule avec des mouvements tantôt lents, tantôt saccadés, nerveux, anguleux. »

De fait, le Russe accorde des séances de pose au sculpteur qui en saisit l’élan, la grâce et la puissance. Il est stupéfiant. De même, en 1911 la danseuse américaine Isadora Duncan l’avait subjugué, d’autant qu’elle était du beau sexe. « Isadora Duncan est arrivée à la sculpture, à l’émotion, sans effort, dirait-on. Elle emprunte à la nature cette force que l’on n’appelle pas le talent mais le génie […] Elle rend la danse sensible à la ligne, et elle est simple comme l’antique qui est le synonyme de la Beauté » avait rapporté Rodin, expert.

De son côté, la danseuse américaine avait été littéralement envoûtée par le sculpteur dont elle évoquait ainsi le souvenir :


« Depuis que j’avais vu son œuvre à l’Exposition [universelle], le génie de Rodin m’avait poursuivie. Je me dirigeai un jour vers son atelier de la rue de l’Université. Mon pèlerinage à Rodin ressemblait à celui de Psyché cherchant le dieu Pan dans sa grotte, et si la route que je demandais n’était pas celle d’Eros, mais celle d’Apollon.

Rodin était petit, puissant, avec une tête tondue, une barbe abondante. Il me montra ses œuvres avec la simplicité des très grands.  Quelques fois il murmurait un nom devant ses statues, mais ces noms on le sentait avaient peu de sens pour lui. 

Il passait ses mains sur elles, il les caressait. J’avais l’impression que sous ses  caresses le marbre s’amollissait comme du plomb fondu. Il respirait avec force. Le feu s’échappait de lui comme d’une forge. En peu d’instant il avait formé un sein qui palpitait sous ses doigts. »
Dans l’atelier de la danseuse où ils s’étaient ensuite rendus ensemble, elle avait dansé pour lui. Puis elle s’était mise à lui parler de ses mouvements, mais lui semblait devenu sourd et muet.
« Il me regardait de ses yeux brillants sous ses paupières abaissées, puis, avec la même expression qu’il avait devant ses œuvres, il s’est approché de moi. Il passa sa main sur mon cou, sur ma poitrine,  me caressa les bras, passa ses doigts sur mes hanches, sur mes jambes nues, sur mes pieds nus. Il se mit à me pétrir le corps comme une terre glaise, tandis que s’échappait de lui un souffle qui me brûlait, qui m’amollissait. Tout mon désir était de lui abandonner mon être tout entier, et je l’aurais fait avec joie si l’éducation absurde que j‘avais reçue ne m’avait fait reculer, prise d’effroi. »
Nul doute que le vieux Rodin l’aurait volontiers croquée mais la dame effarouchée congédie prestement ce diable d’homme.  

Temple de l'amour - 1916 - Auguste Rodin
Il fait voler en éclats les conventions bourgeoises, il abat les barrières soi-disant morales, s'affranchit des tabous ridicules soumettant les artistes à une dictature hypocrite qui n'a que trop longtemps duré. Dans ses dessins, les femmes mises à nu désormais s'enlacent, se chevauchent, s'explorent seules ou à plusieurs, s'ouvrent amplement au regard de l'artiste et de ses admirateurs. Femmes allongées, nues sur le dos, jambes écartées, main au sexe, elles se caressent, se fouaillent en quête de plaisir, se tordent de désir, onanisme, amour saphique, la sexualité et la jouissance féminines ne se cachent plus, elles s'admirent. Ses dessins parés de passion enflamment et ravissent tout esprit créateur. Pourtant nulle vulgarité ni crudité, seule la vérité s'étend sur ses feuilles pour s'accoupler à la beauté des corps, comme autant de temples à l'amour, qu'il saisit avec maestria en quelques coups de crayon. Le scandaleux Rodin contribue à briser les chaînes qui entravent l'épanouissement de l'art, de la femme et partant, de la société de son époque ainsi qu'il le dit si bien lui-même :
« Et la danse qui a été chez nous toujours un apanage érotique, tend enfin de nos jours, à devenir digne des autres arts qu'elle résume. En cela, comme en d'autres manifestations de l'esprit moderne, c'est à la femme que nous devons le renouveau. » 
Métamorphoses Dans l'atelier de Rodin, sous la direction de Nathalie Bondil avec Sophie Biass-Fabiani (Ed. 5 Continents & Musée des Beaux-Arts de Montréal)
Rodin Aquarelles et dessins érotiques (Ed. Bibliothèque de l'image)
Rodin sa vie glorieuse, sa vie inconnue, Judith Cladel (Ed. Grasset) 

vendredi 31 décembre 2010

Minotaur-Ex, les métamorphoses de l’Etre et du désir


Minotaur-Ex est un film expérimental réalisé par Bruno Aveillan - Chorégraphe Philippe Combes et sa compagnie Cave Canem, musique de Raphaël Ibanez de Garayo.
Ce film a reçu le prix de l'oeuvre exceptionnelle et le grand prix du public au festival Argiles en 2005. Il a également été finaliste au Dance On Camera Festival 2007 de New York et sélectionné dans de nombreux festivals à travers le monde. 
Ce texte l'accompagne désormais. 



A Nataly et Philippe, à Bruno... à Raphaël

Ex 1

Au gré de songes provocants dont il se repaît, les créatures pâles et floues surgissent en tendres étreintes d’entre les ombres brunes de sa désolation. Leurs pas glissent dans la familière poussière d’ocre sanguine, leurs féminins effleurements s’échappent du fond de lui. L’instant d’après lui joue son tour.

Entre les piliers égratignés de son temple maudit, où sa rageuse folie a fini de s’assoupir sous la morsure du néant, la chair d’homme s’ébroue, l’âme bestiale frémit et ensemble, elles s’éveillent dans la nue de désirs invaincus.

Primitive nudité érigée, tournant aux airs mornes, il étire sa souveraine nonchalance, s’apprête à s’extirper du corps étranger où, par double nature, il est cloîtré. Sa splendeur gît voilée au cœur de ses lieux accablés.
Là, vibre le sombre espace plein du frisson de l’Etre qui observe en plongée la mutation du drame.

Reflets livides aux poses langoureuses de l’énigme et du secret, pauvresses aux larmes sèches, aux flancs maigres, que l’indicible condition de la peine plie au sol. Leurs têtes dévorées de fantomatiques songeries miment des baisers glacés d’impossible et des accouplements pour jouissance irréelle. Leurs tendresses minimales s’échangent seulement au pourtour de la fosse de l’âme, assoiffée d’altérité, qui s’emplit et se vide aussitôt.

Bientôt, l’illusion de l’extase enhardit la créature. 

Un feu embrase ses reins de demi-dieu, se répand le long de sa puissante musculature. Tout l’épiderme cabré, membres, joues, flancs en avidité de l’Autre, se frottent à la colonne inerte et rêche, y puisent les seules caresses qu’il connaisse. Le désert collé à la peau, son existence s’effrite dans le vide.

Mais l’heure métamorphose son délire, tout au long de l'abîme qu'il côtoie, de déchaînement total en ambiguïté suprême. Monument de volupté terrible, il investit la zone d’espace-temps où prend corps l’immatérielle nécessité.

Dans la clarté brisée, l’Autre s’inscrit en lui, écorche son échine, griffe sa nuque et se transmue en figures entières, de plein relief, comme les anges dans le séjour du damné promettent l’avènement d’une paix implorée et l’éclat du grand ciel prohibé. Elles se tiennent blotties, s’accolent à lui, dans la grâce de gestes suaves et d’imperceptibles soupirs par lesquels s’échauffent les éthers éternels. L’homme-taureau se fond à leur pâleur d’albâtre.

L’apparition irremplaçable, en construction sensible derrière les grilles, se délivre en une vision charnelle simultanée, réplique de l’appel intime de ses puissances intérieures, accroupies. La virtuelle étreinte peut devenir palpable.

Aux prises avec la parole qui se refuse à l’ouïe, il invente les balbutiements d’un langage qu’il pressent à l’orée du monde hors du sien. Le vocabulaire en gestation le blesse confusément dans son inaptitude à naître.  Le nez, les yeux, la bouche, de connivence avec le destin, ne se tendent vers lui qu’en muettes promesses.

Les formes de son tourment versent l’une en l’autre la sensualité de leur substance, mêlent leur essence fragile sur des traits aux airs d’abandon et de pitié, muent en un seul visage à épouser bientôt. Bras, épaules, ventres, cuisses et jambes se soudent en un seul corps qui enfin se défait d’une tentation mélancolique et douce, portée en profondes vibrations de cordes, à déchirer et les veines et le cœur.

Un seul visage pâle, un seul corps blanc, celui de l’Autre qu’il appelle depuis sa pathétique rudesse et convoque d’une infinie tendresse, celui qui n’est pas lui dont il a tant besoin, celui qui pèse de tout son poids sur sa vitalité d’Eros; cet Autre à la fois double et aucun, le hante, le harcèle, l’agresse, le terrasse et en tout, lui échappe quand déjà son image pervertie disparaît à pas lents et le soumet à l’inexorable perdition. De ce règne de l’effroi, au travers sa ruine, ne sourdent que violence et cruauté de l’énigme. 

En peine d’évidence, la révolte et la rage tordent et déchaînent son corps sauvage et indompté, l’esprit plein de confusion sous les ténébreux nuages de ses cieux infernaux. Tout en lui épouse les formes du supplice qui l’ébranle, de la crinière tragique au poitrail furieux, et dans un hurlement féroce nourri à la noirceur des entrailles, il se lance dans la bataille, tout brûlant en lui-même. 

D’un bond rageur à la hauteur phénoménale, il propulse son épouvantable colère aux airs, eux seuls qu’il puisse frapper pour atteindre les dieux vengeurs qui ont scellé son monstrueux destin. L’espace d’une seconde, son âme condamnée semble enfin porter son corps, avant sa chute inexorable contre la terre de cuivre, rougie d’amertume, où l’attend déjà l’Autre, tenace, et qui, au beau milieu de l’arène, de sa guerre le menace.

Malgré l’entêtement du désir, tout son corps, épuisé, s’effondre vaincu contre le sable misérable où seule l’indifférence accueille son souffle d’agonie. Les membres distendus, jetés comme de vains instruments, la croupe suspendue dans l’ironie tragique, le beau monstre en détresse enfouit son mufle haletant au cœur de la poussière.


L’Autre, insaisissable présence femelle, se joue de lui, ne le lâche plus, l’empoigne et le traîne de toutes ses forces, emporte sa pauvre chair telle une pâture suprême au plus près de sa détestable condition, seulement vouée aux circonvolutions d’ocre et de salpêtre, sous l’inviolable sceau de sa malédiction. 

Enfin la vague fangeuse s’enfuit et reflue ; le flot obscur efface l’inaccessible trace. Il faudra vivre encore.

Minotaur-Ex - Bruno Aveillan - All rights reserved

Ex 2

De la tête aux pieds, souillée de croûtes terreuses, la créature somnambule erre à nouveau au bord de ses précipices pleins d’une secrète liqueur, au goût étrange et amer de désir éternel et coupable. Loin du regard des dieux.

Encore et toujours l’enfant d’iniquité heurte l’épais mystère de son exigeante chair. Son monde hors monde résonne du bondissement de son Etre contre les innombrables murs froids, couleur de cendre, qui peuplent sa sinistre citadelle fondée sur le courroux divin. 

De ses gouffres sans fonds, entre les parois écorchées, surgissent à nouveau ses maigres fantasmes pétris de glaise. De pas chassés en déboulés, ses corps double peignent dans l’épaisseur de l’ocre les signes crayeux de la fuite infinie qu’il porte en lui. De leurs pieds, ils froissent, griffent et fauchent la terre poudreuse avant de faire d’un flanc un bouclier à l’Autre. Lui, de toute la vigueur de ses vertèbres, tente de repousser, leur parfait parallèle d’amour et de douleur par lequel il trompe l’absence et sa chape de silence.

Enfin, ils lui font un visage doux.

Son sein sent battre la vie en fusion et l’existence salutaire, qu’il sculpte avec fièvre, le transporte déjà sur une irrésistible mélopée. Dans la fugue qui débute, il se livre à l’évolution de ce qui, en lui, répond à l’exigence du désir. Il en épouse l’assaut impétueux et le pas dans la course éperdue, s’abandonne au rythme ardent de la partition inconnue. Un visage s’avance, fait don de sa bouche aux lèvres scellées sous la fragilité d’argile, d’un regard de sensibilité et de pudeur tendues. La vertu embrasse la sagesse, la douceur s’éprend du pardon, une délicatesse intime émane tel un rayon. Frénésie, repos, reprise, détente, renfort, obstacle lui sont toujours sans raison intimés. Parfois, il se rencontre lui-même en position conquise, extatique qui l’apaise. Alors il peut s’étendre aux côtés de ses camarades de rêve à la surface sereine de l’ocre sanguine.

Minotaur-Ex - Bruno Aveillan - All rights reserved
Ex 3

Dans l’attente de rien et l’atmosphère cendrée, il respire l’imperceptible passage du temps gris, son Etre statuaire en suspens dans le balancement des chaînes rouillées et le frottement des pierres rugueuses, flanqué de ses pauvres hères poussiéreux qui lui collent à la peau et le singent sans relâche. 

Perché sur un large piédestal au fond de ses puits de pénombre, où le cajolent ses avatars rampants, il passe de l'un à l'autre, sans saisir de portée. L’amour sans prise s’assèche.

Sous son écorce impassible, durcie par la rigueur des saisons, insensible à sa part d’ombre et de lumière qui ondule inlassablement dans la grisaille, il ignore le tumulte du temps, le jamais et le toujours. Il ne possède rien d’autre que le non-espoir solennel. Le vide absolu en plein cœur.

Un nouveau jour vient enfin… en fin peut-être. Il s’accompagne de pluies et de flots qui creusent juste un peu plus la terre et l’habitude du rien. Il pourrait bien mourir là, cerné de colonnes froides et crevassées, englouti sous les eaux bouillonnantes, ignoré du monde qu’il ignore, seulement abandonné à son insondable pensée en rien.

Mais il poursuit son errance à rassasier sa soif de volupté contre des murailles impénétrables et ruisselantes, à épancher sa misère dans les flaques et les boues -, rouges comme le sang du sacrifice dont ses lèvres s’abreuvent parfois. Il éclabousse d’une instinctive fougue ses beaux mirages d’argile avant que leurs corps éperdus ne s’ébattent et se rudoient dans les eaux d’ocre sanguine alors que son âme nue et grelottante s’observe sans le savoir.

Privé des rayons du soleil qui brille seulement d’un point reclus au plus lointain de sa mémoire, il sait se réchauffer, se sécher contre l’Autre – tel un retour à la lumière et la douceur heureuses de ses premières heures -  et se baigner dans la transparence pâle d’une averse de sable, dont il tire le dérisoire ciment de son univers friable. Il faut bien se défendre.

Ex 4

La neige tombe à verse par les airs incompris. Des milliards de fins flocons, comme autant de petites lucioles affolées, viennent éclairer son obscurité, et déposer leur gelée blanche sur les spectres de son ère glaciaire. Les souvenirs de chaleur prise aux caresses de l’Autre, sous les lumineuses pluies de sable, se vitrifient bientôt en idées immobiles à l’instar du mystère de cette boule de chair, vulnérable, toute serrée contre elle-même sur son malheureux lit d’ocre sanguine, au cœur glacé du labyrinthe.

Depuis l’Eternité…

Rien de semblable à lui-même ne le précède, rien de comparable à son Etre ne lui succède. Il est Minotaur-Ex.

Zoé Balthus – Décembre 2010

jeudi 7 octobre 2010

Morpholab, Prodige de corps célestes



A Philippe Combes

Morpholab est expression, observation, contemplation à la fois d’une résistance, d’une souffrance, d’une progression, d’une retenue, d’une violence, d’une douceur, d’un masculin, d’un féminin ; acte visuel vivant et prodigieux, il vibre de corps célestes en révolution d’où jaillissent les pulsations de l’univers lui-même et résonne d’éblouissantes tensions de chair et d'êtres, tel un big-bang d’auras qui sourd au mystère sensible de la beauté irrésolue.

Au cœur des murs de ténèbres s’ouvrent des brèches en saignées de lumière, se dévoile la source des rayons. L’invisible offre sa substance à fleur de peau, s’affirme en étreintes telluriques, surgit en effusions de flammes charnelles, se noue au coton blanc de la matière métamorphique. Ici une nuance particulière de l’être joue, danse et varie sous le faisceau d’argent, émet l’écho polyphonique de sa vérité abstraite. Là, son obscurité inhérente, le mal de l’être, ce qui en soi échappe à toute portée lumineuse, torture à la folie l’âme et le squelette. La pitié s’allie à la pénitence, la pesanteur à la grâce, par le geste décomposé dans l’amour et la douleur, la résignation et la révolte. En sublime arabesque, l’être aussi léger que l’aigrette, tout entier déployé, s’élève au ciel noir. Dans l’ébranlement de l’air, les mouvements s’embrassent et se repoussent, les déterminations, en abondance, s’aliènent et s’opposent en un chaos étrangement harmonieux, à l’unisson des réflexions de lumière qui n’ont de cesse d’irradier, de posséder en fugue résolue vers l’inconnu. La nécessité supérieure poursuit sa lutte perpétuelle, paradoxale contre la nécessité organique, lutte sans laquelle toutes deux s’enfoncent inexorablement dans les limbes du néant.

Ce n'est ni le jour, ni la nuit, mais entre-deux mondes. Là, s’émeuvent, s’élancent, se tendent et s’arquent les corps en gloire, Camarde aux trousses, mus par des forces invisibles, irrésistibles, qui les habitent et les exhortent à violente jouissance, à décisif combat. Vies sous emprise d’amour éperdu, fort comme la mort, versent en corps à corps leur désir brûlant, brûlant comme l'enfer.

En ressac impétueux, les traits accusent le désordre intérieur de l’homme. Perles fines ruissellent le long de la précieuse paroi de l’être, consumé par son feu en veines, gouttes de rosée nées de chair aimante sous l’œil subtil du poète, celui qui voit ce que personne d'autre ne voit.

Par ses yeux…

La peau pétrie de portions de lumière, les êtres déploient leurs bras ondoyants et libèrent aux airs nocturnes leur poussière d’étoiles à la faveur d’une danse cosmique, hymne à la création de l'univers et de sa destruction composé en offrande à Shiva.

Les corps flottent dans l’éther, où le temps et l’espace s’affrontent et se confondent, où s’entend la suprême pesée de l’impondérable, où le monde n’est plus qu’océan de perceptions métamorphosées, où les conditions et les formes se noient en réciprocité absolue.

Dans la fragilité de porcelaine, à la blancheur brisée sous le choc de la chute, figurent les auréoles angéliques en appétit de lumière, hors d’atteinte. D’une nuée de petites cuillères à sucre en plongée vers la flaque sombre, le métal argenté réfléchit dans ses plus infimes parcelles le défi de la masse toute entière qui se livre aux pieds de chair et de sang légers, prompts à exaucer le rêve d’Icare. Dans la fuite des ombres en tourmente, résonne le fracas des bois qui s'entrechoquent tels ceux des cerfs au combat.

L’image du monde s’offre au miroir luisant et noir en une extraordinaire union de mutations, délivre à nu leurs relations secrètes, éprouve la force de s’éclairer lui-même. La nature s’impose dans la révélation de son existence, en apothéose, s’épanouit dans le mystérieux flottement et l’oscillation délicate de l’au-delà et l’en-deçà, de l’en-haut et l’en bas, de l’avant et l’après, du présent et de l’absent.

La musique et la danse, comme une mer ensorcèle et emporte, élèvent l’existence vers les étoiles mélodieuses. Le poète, lui, sait tout de l’attraction des astres.

Contemplation de lames de fond déchaînées en mouvements de vérité de l’être; imprévisibles tsunamis d’émotions conçus dans l’attachement occulte aux gouttes de nuit lunaire, ils grondent dans l’air sombre et submergent les corps inondés d’éclats d’eau et de lumière, les pénètrent à flots, comme autant d’épreuves de l’âme, à jamais jouées par l’inconnaissable symphonie du monde. Le poing cogne, en vain, contre la nuit liquide. La détresse éclabousse.

 Ailleurs peut-être, hors des mondes hostiles, de majestueuses élévations se révèlent. Temps absolu du retour aux sources calmes, où l’innocence originelle résonne de son chant cristallin.
Enveloppes charnelles spiritualisées par l’extase de la passion terrestre, aux doux visages tendus vers les cieux impénétrables, voués à l’embrasement céleste de feux blancs et l'espérance de la libération, elles brisent les pénibles cages qui enserrent leurs rêves délicats, invoquent la paix aux plumes de pureté éployées. L’âme enfin resplendit en aurore amoureuse, réfraction irisée de volupté. A la jonction de l’amour et de l’éternité, souffle le vent de grâce. Ses paillettes d’or, lumineuses de tendresse, s’échappent du siège du regard, et tissent, dans le prisme, le voile intime d'étincelles promis à épouser la chaleur de la chair et préserver la nudité fragile de l’être telle une nacre la perle.


Texte de Zoé Balthus accompagnant le film Morpholab, réalisé par Bruno Aveillan et le chorégraphe Philippe Combes et sa compagnie Cave Canem, lors de sa première présentation au public dans le cadre de l'exposition d'oeuvres photographiques de l'artiste Bruno Aveillan intitulée Mnemo # Lux, à la galerie Epicentro à Berlin du 8 octobre au 18 novembre 2010.


Morpholab 2009 (c) Bruno Aveillan


Morpholab, prodigy of celestial bodies

To Philippe Combes

Morpholab is the expression, observation and contemplation of resistance, suffering, progression, restraint, violence, gentleness, masculinity and femininity, all at once. A living and prodigious act, it throbs with revolving celestial bodies emitting the pulsations of the universe itself and resonates with the dazzling tensions of flesh and beings, like a big bang of auras that soars toward the sensitive mystery of unresolved beauty.

At the heart of the dark walls, carved gaps of light open up, revealing the source of the rays. The invisible unveils its substance on quivering skin, takes the form of telluric embraces, emerges in outpourings of fleshly flames and blends with the white cotton of metamorphic matter. Here, a special nuance of being plays, dances and self-transforms in a silver beam, secreting the polyphonic echo of its abstract truth. There, its inherent darkness, existential suffering, that which escapes from the reaches of light, tortures soul and skeleton to the outreaches of madness. Pity meets with penance and gravity with grace, through gestures decomposed into love and pain, resignation and revolt. A magnificent arabesque, a being light as an egret, fully outstretched, rises into black sky. In the tumultuous air, movements entwine and repel, and abundant determinations alienate and oppose each other in a strangely harmonious chaos, in unison with the reflections of light that constantly glimmer and bewitch in a resolute flight toward the unknown. Higher necessity pursues its perpetual, paradoxical battle against organic necessity, a battle without which both would plunge inexorably into the abyss of nothingness.

It’s neither day nor night, but somewhere between two worlds. Glorious bodies yearn, reach out, strain and arch, the skeleton of death on their heels, driven by invisible, irresistible forces that inhabit them and exhort them toward a violent climax, a decisive confrontation. Lives under the sway of boundless love, powerful as death, pour out their burning desire in close combat, ablaze with hellish heat.

Like an impetuous wave, features betray the internal disorder of Man. Fine beads stream down the precious lining of a being, consumed by the fire in his veins. Drops of dew emerge from loving flesh under the subtle eye of the poet, he who sees what no one else sees.

Through his eyes…

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Morpholab, an experimental movie, directed by Burno Aveillan and Philippe Combes
 Their skin speckled with portions of light, the beings deploy their undulating arms and release stardust into the nocturnal air, generating a cosmic dance, a tribute to the creation and destruction of the universe, composed as an offering to Shiva.

Their bodies float in the heavens where time and space clash and fuse, where the supreme pondering of the imponderable has meaning, where the world is nothing but an ocean of metamorphosed perceptions, and where conditions and forms drown in absolute reciprocity.

With the fragility of porcelain, in the whiteness shattered by the impact of the fall, angelical halos appear, hungry for light beyond reach. Out of a swarm of small teaspoons plunging toward the dark puddle, the tiniest parcels of silvery metal reflect the challenge of the entire mass delivered unto the light feet of flesh and blood, poised to make Icarus’s dream come true. In the flight of the tormented shadows, the sound of crashing wood resonates like stags in battle. 

The image of the world is offered up to a shiny black mirror in a stunning union of mutations, unveiling their secret relations, sensing the strength to illuminate itself. Nature imposes itself through the revelation of its existence, like an apotheosis, blossoming in the mysterious floating and delicate oscillation of beyond and within, above and below, before and after, presence and absence.

The music and dance, like a sea that mesmerizes and carries away, uplifts existence to the melodious stars. As for the poet, the pull of the heavenly bodies holds no secret.

Contemplation of ground swells raging like the movements of the truth of being; unpredictable tsunamis of emotion conceived in occult attachment to the drops of lunar night, they rumble in the dark air and submerge the bodies flooded with glitters of water and light, penetrating them in torrents, like so many trials of the soul, forever played and replayed by the indecipherable symphony of life. The fist strikes out in vain against the liquid night. Spattering distress.

Elsewhere perhaps, beyond hostile worlds, majestic elevations unfold. Such is the absolute time of a return to the tranquil sources, where original innocence rings out in crystalline song.

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Morpholab, an experimental movie, directed by Burno Aveillan and Philippe Combes
Carnal envelopes spiritualized by the ecstasy of terrestrial passion, their gentle faces leaning toward impenetrable skies, destined for the celestial blaze of white fires and the quest for liberation, break out of their painful cages confining their delicate dreams, invoking peace, with feathers of pureness spread. Finally the soul radiates with an amorous glow, an iridescent refraction of voluptuousness. At the junction of love and eternity, the winds of grace blow. Their golden flakes, bright with tenderness, escape the seat of the eye and, within the prism, weave an intimate veil of sparks destined to blend with the warmth of the flesh and preserve the fragile nakedness of the being, like nacre on pearl.

Zoé Balthus – Paris, July 2010 - Translated by Joshua Karson

mardi 20 juillet 2010

Preljocaj, la danse viscérale

Le Sacre du Printemps (photo Jean Barak - Ballet Angelin Preljocaj - Partition Igor Stravinsky) 
 « Nous transportons avec nous le trouble de notre conception. Il n'est point d'image qui nous choque qu'elle ne nous rappelle les gestes qui nous firent. »  - Pascal Quignard

Le centenaire des Ballets russes (1909-1929) de Serge Diaghilev (1872 - 1929) a été célébré à nouveau avec magnificence les 8 et 9 juillet derniers, sur les eaux du Bassin de Neptune à Versailles, par le ballet du chorégraphe Angelin Preljocaj, avec la programmation de ses créations Noces (1989) et Le Sacre du Printemps (2001) sur les grandioses partitions d'Igor Stravinsky (1882 – 1971).

Les liaisons entre les deux pièces sont multiples et infiniment subtiles mais Angelin Preljocaj a choisi de tirer le fil conducteur qui lui tient le plus à cœur, celui qui les noue l’une à l’autre dans la plus grande puissance : le désir charnel perçu en danse viscérale.

Par ce fil, il va remonter le temps. Avec Noces, il s’attache à révéler cette énergie sexuelle, vitale telle qu’elle s’exprime à l’ère contemporaine, où désormais la société organisée tente non sans peine de la canaliser, d’en dompter l’extraordinaire violence venue du fond des âges, de lui imposer un cadre, de lui fixer des règles, d’en amoindrir la crudité. Et malgré l’effort dramatique déployé en formidables stratagèmes en vue de taire la bestialité à la racine de l’être, toute la tension de la chair demeure vive, à peine voilée, impossible à abolir, et continue de régner, pleine de son pouvoir qui coule dans les veines, feignant seulement de se laisser contenir pour ne jamais abdiquer. Ainsi, aux yeux du chorégraphe, la cérémonie du mariage scelle le pacte tragique du « rapt consenti ».

Entre chien et loup, sur la scène érigée au beau milieu des eaux, le banquet des Noces est dressé. Cinq bancs de bois, cinq hommes de belle mise, portant pantalon noir, chemise blanche et cravate noire, cinq jeunes femmes d’allure slave, vêtues court de robes de velours, tous semblent d’abord indifférents aux cinq poupées de chiffon d’une blancheur virginale figurant les mariées, lumineuses absentes en présence, esseulées en marge de la fête archaïque qui bientôt bat son plein pour célébrer leur funeste destin. La musique et les chœurs prennent ampleur, rythment la montée d’un sombre désir qui échauffe l’atmosphère de bal et d’ivresse, se joue de la jeunesse qui s’ébat de batailles en caresses.

En jeunes félins qui d’instinct se mesurent les uns aux autres, hommes et femmes se reniflent et se frôlent, se câlinent et se frottent avec grâce, mais farouches s’agitent, se cherchent et se fuient entre les bancs, souvent se violentent sous mille feux de lumière éclatant en diamants. 

Ces couples de fiancés enivrés d’alcool et de passion se heurtent et s’accrochent en corps à corps agiles et lestes, bondissent et traversent les airs gonflés de peur et de désir, s’étreignent et se repoussent avec force pour mieux s’aimanter en corps, se rencontrer au cœur d’une angoisse ancestrale mêlée de tendresse affolée, et puis hors d’haleine, s’apaisent quelques instants, s’apprivoisent le temps d’un repos fugace et amoureux sur un banc, s’enlacent de guerre lasse, avant de repartir en lutte, le goût du sang et du sexe appelé sur les lèvres par des effluves qui s’élèvent tragiques comme la musique chorale tout autour des blanches et tristes mariées, soumises à la volonté du clan, que chacun aura fait virevolter à sa guise, avec désinvolture, sans nul égard et de s’en débarrasser prestement dans la nuit barbare comme on s’éloigne d’un feu de malheur prêt à tout embraser, car il est l’heure. L’heure du sacrifice a sonné.

Rien n’a changé.

Ces quelques moments d’ivresse ont suffi à faire remonter du temps les jours primitifs où le sacrifice suprême d’une vierge, élue au sein du clan païen, rituel d’une violente et sauvage frénésie, devait amadouer le Dieu slave du Printemps, Iarilo.

S’impose dès lors Le Sacre du Printemps. Au cœur de la nuit des temps, les notes d’un paisible basson s’élèvent au-dessus de six monticules d’herbe tendre et fluorescente où reposent, telles des fleurs irisées, autant de jeunes hommes alanguis, nonchalants, avant que ne viennent, une par une, six jeunes filles en jupes courtes et corsages bigarrés, d’un air détaché, provoquer leur désir, se libérant d’emblée, avec habile et désinvolte lenteur, de leur blanche petite culotte qu’elles font glisser des deux mains le long de leurs jambes nues et qu’elles garderont quelques instants sur leur fines chevilles en amorçant quelques pas délicats. 

Enfin, d’adroites et sensuelles attitudes leur suffiront à abandonner au sol la petite pièce de tissu, devenue symbole de la nudité du sexe offert à la convoitise des jeunes gens qui, pour l’heure, observent les séductrices dont la beauté virevolte avec insouciance. Ils n’y résisteront pas longtemps, et sans quitter leur élégante nonchalance, instinctive, animale, ils s’en vont recueillir l’objet, dont ils s’empressent de respirer l’odeur d’intimité, avant de l’enfouir résolument dans la poche de leur pantalon. Chacun a trouvé sa chacune. Et déjà, s’échauffe le désir mâle qui, se heurtant au féminin refus, monte en puissance, gronde furieusement dans les veines. Impérieux.

Au gré de courses folles, de rondes adolescentes, abandonnant l’innocence, un violent printemps russe s’apprête à s’enflammer pour bientôt faire résonner en symphonie de cuivre, cordes, bois et percussions tous les « craquements de la terre » adorée.

Aux rythmes chaotiques d’une partition complexe et envoûtante, le rituel primitif et tribal, au plus près de la bestialité, se déchaîne. La jeunesse aux instincts débridés s’embrase dans l’exploration étrange et grave des corps et de l’espace, s’affranchit et s’entrechoque en palpitations primaires, de contractions de chair en spasmes morbides, de tensions extatiques en émotions puériles. 

A la fois humaines et animales, divines et démoniaques, ces créatures de la Terre aux prises avec un insatiable appétit de vie et de mort se livrent, dans une extraordinaire et terrifiante explosion d’érotisme sauvage entraînée par la fureur des percussions musicales, à une lutte sexuelle acharnée que remportent dans le viol des femelles les mâles tout entiers possédés par la puissance d’un désir forcené de jouissance charnelle.

Les jeunes proies aux chairs endolories, se relèvent lentement de ce cruel jeu du rapt, peinent à retrouver leur morgue mais bien vite le clan se reforme et sous une divine lumière d’or, tous les corps étendus sur la Terre s’adonnent à son adoration

Pris par une impétueuse transe tissée d’une frénésie d’ondes et de vagues, ils appellent à l’union du Ciel et de la Terre avant de composer leurs cercles mystérieux. Têtes baissées, épaules voûtées, pieds en dedans, à la queue-leu-leu, ils défilent entre deux talus d’herbe verte sur un même rythme étrange, en une nouvelle transe saccadée, toute en retenue, qui semble venir du plus profond des âges et se devine incantatoire, porteuse de prières au renouveau printanier.

Enfin, à force de jeux mystiques, le clan va jeter son dévolu sur la jeune fille qui deviendra l’Elue contre son gré. Biche aux abois, cernée par ceux qui étaient les siens devenus fauves déterminés, elle tente désespérément de repousser leurs assauts brutaux, d’échapper à toutes ces mains qui s’agrippent à chaque parcelle de son corps qui semble hurler toute sa peur et son refus. 

Mais elle ne peut guère résister à tant de sauvagerie. Plaquée dans l’herbe verte, violentée, meurtrie, saisie de tous côtés après la chute, ses vêtements ont tôt fait d’être arrachés, elle gît abandonnée dans « sa simplicité inapparente. » 

Dès lors, sa nudité éclate de toute sa splendeur, souveraine en pleine lumière, à la stupéfaction du clan ramené soudain à ses ténèbres. Extraordinaire, la nudité de l’Elue n’apparaît plus à leurs yeux comme un simple état, une forme ou une possession stable, mais s’appréhende en tant qu’événement plein et solennel. Désormais hors de portée, impossible à retenir, cette perle du Paradis, comme lui, fatalement perdue, peut dès lors embrasser son destin. Forte de sa nouvelle dimension quasi-divine, l’Elue se redresse et affronte la tribu prête à se prosterner, saisie d’effroi, qui recule face à sa nudité en gloire.

D’une blancheur laiteuse, corps sculptural sous tension, du feu dans le regard, prise d’une excitation incontrôlable, possédée par toutes les puissances cosmiques, la jeune fille entame son détachement du monde, en un ouragan de rythmes primitifs, de percussions terribles et de gestes furieux, elle danse à mort dans l’herbe verte. Sa danse ultime et sacrificielle, offerte au Dieu du Printemps, doit sauver la Terre.