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vendredi 9 octobre 2009

Faulkner, l'oeuvre du sang


Mrs County – Mississipi 1935 (c) Arthur Rothstein


« [...] Il y a cet aurait-pu-être qui est l'unique rocher où nous nous cramponnons au-dessus du maelström de l'insupportable réalité ; et ces quatre années pendant lesquelles je croyais qu'elle attendait comme moi j'attendais, tandis que le monde stable qu'on nous avait appris à connaître se dissolvait dans le feu et la fumée jusqu'à ce qu'aient disparus la paix et la sécurité, l'orgueil et l'espoir, et qu'il ne restât plus que les vétérans de l'honneur mutilé, et l'amour. Oui, il faudrait qu'il y ait l'amour et la foi : c'est cela que nous avaient laissé les pères, les maris, les fiancés, les frères, qui portaient l'orgueil et l'espoir de la paix à l'avant-garde de l'honneur comme ils portaient les drapeaux ; il fallait que cela existe, sinon pourquoi les hommes se battent-ils ? pour quoi d'autre mourir ? Oui, mourir non pas pour la vanité de l'honneur, ni pour l'orgueil, ni même pour la paix, mais pour cet amour et cette foi qu'ils laissaient derrière eux. Car il devait mourir, je le sais, je le savais, comme le devaient la fierté et la paix : sinon comment prouver l'immortalité de l'amour ? Mais pas l'amour et la foi eux-mêmes, non. L'amour sans espérance peut-être, la foi avec fort peu de quoi être fier : mais l'amour et la foi au moins au-dessus du meurtre et de la folie, pour sauver au moins de la poussière humiliée et condamnée quelque chose en tout cas de l'ancien enchantement du coeur, désormais perdu. »

Absalon, Absalon !, William Faulkner, traduction de R.-N Raimbault avec la collaboration de Ch.-P Vorce (Ed. Gallimard, L'imaginaire)


Mest avis que William Faulkner ne fut pas ce qu’il fut et qu’il fut ce qu’il ne fut pas, pourtant son grand œuvre est parce que, quand en parlant de son grand œuvre, nous disons était, William Faulkner n’est plus. Mais son grand œuvre est, donc William Faulkner doit être.

Je dis : entre Faulkner et son œuvre, les liens sont ceux du sang. Pas n’importe lequel, le sang du Sud, celui des Snopes, celui qui coule et se répand sur les rives du Mississipi, de celui qui unit Darl, Jewel et les autres, tous les autres, à Addie, elle, qui a cru que « la raison était le devoir envers ce qui vit, envers le sang terrible, le sang amère et rouge qui bout à travers la campagne ». Et qui ne meurt jamais.

Darl sent tout. Il sait tout tandis que la mère agonise. Pas si fou le fils. Il l’avait entendue penser tout haut, se rappelant les mots de son grand-père : « le but dans la vie c’est de se préparer à rester mort très longtemps. »

Il a peut-être même compris qu’Addie pensait qu’il lui faudrait « les regarder jour après jour, chacun et chacune avec leurs secrets et leurs égoïsmes, le sang des uns étranger au sang des autres et au mien », qu’il s’agissait de son seul moyen de « se préparer à rester morte », au point qu’elle en haïssait son propre père de l’avoir engendrée.

Addie en vie était déjà à l’agonie : « Il me tardait de les prendre en faute pour pouvoir les fouetter. Quand la cravache frappait, c’est sur ma chair que je la sentais ; quand la peau se boursouflait, se sillonnait, c’était mon sang qui coulait et à chaque coup de la cravache, je pensais : Maintenant vous remarquez ma présence, maintenant je suis quelque chose dans votre vie secrète et égoïste, moi qui ai marqué votre sang avec le mien pour l’éternité. »

La polyphonie du sang oui j’ai commencé par lire Absalon ! Absalon ! que je lui ai dit Il était devenu tout drôle pas surpris non plutôt un brin désarçonné puis dubitatif Haussement d’épaules réciproque Peut-être bien après tout Qu’est-ce que cela change La vérité C’est vrai M’est avis qu’on peut bien tirer les fils par tous les bouts que l’on trouve je pense L’essentiel c’est de finir par démêler un peu même la mort continue de compliquer la donne Quentin en sait quelque chose. Qu’on en parle avec Caddy un peu, si on ne me croit pas. Benjy peut rien dire. Il revient de loin, le jeune Compson. Enfin… En est-il seulement jamais revenu… ? 


« Tu ne penses pas à une chose finie tu contemples une apothéose dans laquelle un état d’esprit temporaire deviendra symétrique au-dessus de la chair et conscient à la fois de sa propre existence ainsi que de la chair il ne te mettra pas entièrement de côté ne sera même pas mort et moi temporaire et lui tu ne peux pas supporter la pensée qu’un jour tu ne souffriras plus comme ça maintenant nous arrivons au point tu sembles ne voir en tout cela qu’une aventure qui te fera blanchir les cheveux en une nuit si j’ose dire sans modifier en rien ton apparence tu ne le feras pas dans ces conditions-là ce sera une chance à courir et ce qu’il y a d’étrange c’est que l’homme conçu accidentellement et dont chaque respiration est un nouveau coup de dés truqués à son désavantage ne veut pas affronter cette étape finale qu’il sait d’avance avoir à affronter sans essayer d’abord des expédients qui vont de la violence aux chicaneries mesquines expédients qui ne tromperaient pas un enfant  et un beau jour poussé à bout par le dégoût il risque tout sur une carte retournée à l’aveuglette un homme ne fait jamais cela sous l’impulsion du désespoir du remords ou du deuil il ne le fait qu’après avoir compris que même le désespoir, le remords et le deuil n’avaient pas grande importance pour le sombre jeteur de dés et moi temporaire et lui ».

Personne ne sait ce qu’il sait monsieur Quentin et lui Faulkner Ils sont partis avec Sûrement rapport au sang de la mère, elle l’a dit à Jason et à Dilsey. Elle répétait consciencieusement ce qui lui avait été dicté depuis toujours l’obéissance le droit du sang « élevée dans la croyance que les gens devaient se sacrifier pour ceux de leur chair et leur sang » C’est dans le sang ce n’est pas pour rien si Caddy « sent comme les arbres ».

« Rien qu'en imaginant le bouquet d'arbres il me semblait entendre des murmures des désirs secrets sentir le battement du sang chaud sous des chairs sauvages et offertes regarder contre des paupières rougies les porcs lâchés par couples se précipiter accouplés dans la mer et lui il faut se tenir éveiller pour voir le mal s'accomplir.»

M’est avis que c’est ce sang bouillant qui irrigue l’œuvre de Faulkner – d'un puritanisme singulier – substance aussi vitale que mystérieuse, qui charrie tout comme une rivière en crue, le passé, le présent, l’avenir, la vie, la mort je me demandais comment il était possible qu’un simple petit tir de pistolet et une peau trouée le sang versé puisse suffire à basculer dans cet état inacceptable de cadavre, enveloppe d’être disparu et sans que cela ne semble plus jamais étonner les adultes si prompts à le faire couler d’une façon ou d’une autre Ils devaient avoir compris quelque chose qui d’évidence m’échappait Si y’a plus de sang y’a plus de vie C’est la mort odieuse la fin du commencement ou le contraire dont on ne sait rien Quand on tue on va brûler en enfer ils disent pourtant savoir La vie elle c’est blanc sacrée alors le sang rouge c’est sûrement Dieu qui est dedans C’est peut-être qu’ils espèrent tant le voir que les hommes s’entretuent Tais-toi tu dis des bêtises c’est le diable qui te les fait dire M’en fous moi je sais que c’est pas que le mal dans mon  sang je pense à Lautréamont le sain et le malsain, l’en-deçà et l’au-delà. Chaud, froid, visqueux, vigoureux, bleu, rouge, vicié... les mots ne manquent pas pour qualifier l’œuvre du sang, véhicule de l'âme qui contient toutes les empreintes depuis le premier jour du monde, la grande combinaison.

Présence coupable femme maudite bon sang Miss Rosa Eve Créature maléfique qui porte fautes et péchés et les transmet par le sang, de transfusions en transfusions elles participent de l’œuvre du Mal.

Femme, à la fois victime et bouc émissaire surtout, objet de tous les désirs, de tous les délires, de toutes les bassesses et largesses aussi, artère vitale de l’homme du Sud. Mère, épouse, fille, sœur, nièce, voisine, gamine, chacune responsable, chacune source des plus épouvantables folies, les plus belles aussi, mises en œuvre par l’homme, chacune douée de cet « instinct de la dissimulation » Sanctuaire Epis de maïs Bordel la chair souillée Temple d’un sang impur et venimeux poison de l’âme femme

« Allongée, la tête légèrement soulevée, le menton déprimé, comme une figure détachée d’un crucifix, elle regardait avec horreur quelque chose de noir et de furieux sortir en rugissant de son corps pâle. Elle était ligotée sur le dos, toute nue, sur un wagon-plate-forme roulant à une vitesse vertigineuse sous le tunnel obscur ; au-dessus d’elle les ténèbres coulaient en lignes rigides, le grondement des roues de fer emplissait ses oreilles […] Loin derrière elle, elle pouvait entendre le bruissement léger et furieux de la balle de maïs. »

Et puis, le sang honteux qui ne cesse de couler sur le siège de la passagère de Popeye, révélateur de toute noirceur dissimulée dans le pigment carmin. Temple « assise, les jambes serrées, elle suivait le tiède et insensible écoulement de son sang, et répétait en elle-même avec hébétude : « je saigne toujours. Je saigne toujours. »

William Faulkner - Début des années 1940 - Alfred Eriss
L’œuvre de Faulkner ne fait qu’un avec sa propre existence, avec sa chair du Sud. Il est vivant, organique, y puise son sang qui trempe sa plume et dont s'abreuvent les hommes et femmes assoiffés, autant de vampires, fantômes, démons qui peuplent et gravent de leurs griffes ses pages en-dessous. Ce sont les siens, il les connaît un par un, il les a observés, tant côtoyés, ce sont les siens, ces monstres blancs qui ont peuplé ces terres sauvages, où ils ont mêlé ce sang qu'il a vu battre aux tempes, l’ont souillé, bafoué, déshonoré, vendu, grandi aussi.

La Ligne de chemin de fer La guerre de Sécession Les Nègres Les Femmes Le Sexe les Héros Les Lâches Le Pouvoir La Foi L’Argent ça en fait couler du sang il en faut du sang pour abreuver de telles rivières c'est fou ce qu'un dentier change la vie d'un homme  et tous ceux qui l'entourent folle ironie du sang

Il s'agissait pour Faulkner de « descendre jusqu’au plus obscur et au plus secret de sa mémoire, s’y enfoncer jusqu’au lieu et au temps profonds où elle cesse d’être seulement la sienne pour se confondre avec la mémoire de tous, et remonter ensuite pour l’exorciser et la recréer par la magie du langage, telle sera la quête primordiale », pense André Bleikasten.

M’est avis que c’est bien Une Vie de romans Dans vie il y a sang pas de mémoire sans lui des blessures, violences et morts tout le temps Constat douloureux condamnation sans appel Envie de leur plonger la tête dedans dans tout ce sang sacré mêlé de vin avant de l’en extraire pour les placer devant le miroir où affronter leurs vrais visages non ceux qu’ils s’attendent à voir Absalon ! Absalon ! l'expression d''une pitié infinie.

« Tous deux le frère et la sœur, singulièrement semblables comme si la différence de sexe n’avait fait qu’intensifier dans la communauté de leur sang une effrayante et insupportable ressemblance, échangeant entre eux des phrases brèves laconiques hachées, comme des soufflets, comme s’ils tenaient face à face se frappant tour à tour, sans essayer ni l’un ni l’autre de se garder des coups : 
Maintenant tu ne peux plus l’épouser.
Pourquoi ne puis-je plus l’épouser ?
Parce qu’il est mort.
Mort ?
Oui. Je l’ai tué
»

Certains iront vomir quand ils feront l’amour d’autres riront à gorge déployée qui s'entaille si bien Ce sang ne peut-il engendrer que des lignées de Freaks Partout règne l’odeur du sang maudit les rapaces planent sans relâche où est l’humain où est la bête…

« Alors ce fut tout. C’aurait dû être tout ; cet après-midi quatre ans plus tard aurait dû arriver le lendemain ; les quatre ans, l’intervalle : chute d’intérêt, simple atténuation  et prolongation d’un dénouement déjà prêt à se produire, à cause de la guerre, d’une stupide et sanglante aberration dans la haute (et impossible) destinée des Etats-Unis, peut-être provoquée par cette fatalité familiale qui possédait , comme tout autre événement, cette étrange absence de proportion entre la cause et l’effet  qui caractérise toujours le destin quand il en est réduit à se servir d’êtres humains comme instruments, comme matériaux ».

Rivières de lave aux méandres rougis delta couleur de braises granges enflammées le sang incendié circule entre les cendres et la boue dépose ses sédiments amers marécages de la nuit des temps creuse les lits et les cimetières où reposent les égorgés Lumière d’août

De l’avis de Varner « même une idiote n’aurait pas besoin de venir de l’Etat du Mississipi pour s’apercevoir que l’endroit qu’elle a quitté ne diffère guère de celui où elle est. Même s’il s’y trouve un frère qui objecte à ce que sa sœur coure la nuit. Et en même temps, il pense j’aurais fait tout comme le frère ; le père aurait fait de même. Elle n’a pas de mère, car le sang paternel hait, plein d’amour et d’orgueil, tandis que le sang maternel, plein de haine, aime et cohabite. »