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dimanche 30 avril 2017

Conversation avec Ryoko Sekiguchi


Ryoko Sekiguchi (c) DR


Dans la première traduction française de l’essai de Tanizaki Jun'ichirô, intitulée Éloge de lOmbre, signée René Sieffert en 1977, les lecteurs francophones ont le sentiment d’accéder enfin à cette culture traditionnelle du Japon, où l’ombre constitue le plus grand raffinement de l’art de vivre mais aussi son séduisant mystère. Ryoko Sekiguchi, écrivain, poétesse, en donne une nouvelle traduction qui restitue la grande subtilité critique qui caractérise Tanizaki. Tout au long de sa méditation esthétique, menée sur le ton candide d’un nostalgique éclairé, ne s’inscrivait pas moins, en ombre chinoise, une critique sévère de la société japonaise par trop encline, à son goût, à céder aux sirènes de la modernité de l’Occident. Il ne manquait d’ailleurs pas de l’écharper au passage.
La moitié du fourbiQui a initié cette idée de nouvelle traduction du texte de Tanizaki ?

Ryoko Sekiguchi – L’idée est venue de moi. Il faut d’abord dire qu’à partir de cette année, les droits des œuvres de Tanizaki sont libres. Mais surtout, c’est vraiment mon auteur préféré. D’abord parce que c’est celui qui a le plus joué avec tous les genres romanesques. Bruine de neige est un roman de près de mille pages dans lequel il ne se passe absolument rien. Et pourtant, le livre fut interdit pendant la guerre. Non pas en raison d’une critique formulée contre la guerre mais bien parce qu’il ne se passait rien dans son roman… Car le temps de la paix, c’est cela : le temps où il ne se passe rien. 
[...] 

Egalement au sommaire


Pierrick de Chermont, Sylvie-E. Saliceti, Sylve Fabre G., Angèle Paoli, Anne-Lise Blanchard, Nolwenn Euzen, Thomas Vinau / Avec Guillevic  Mélikah Abdelmoumen / La deuxième marche  Anthony Poiraudeau / Un sang d’encre Romain Verger Revenir à Chauvet  Hélène Gaudy / Chambres noires  Sabine Huynh (texte), Maud Thiria Vinçon (dessin) / La main, le soleil et la mort  Zoé Balthus / A l’ombre de Tanizaki : conversation avec Ryoko Sekiguchi  Vincent Bontems / Les boîtes noires (sur l’écriture des Idées noires de la PhysiqueCaroline Boidé / Lettre à Grisélidis Réal  Adrien Absolu / Circulez, y a rien à voir  Frédéric Fiolof / Une question noire  Hugues Leroy / Noctem virumque cano  Nolwenn Brod (photographies) / Urphänomen  Ian Monk / L’œil de l’Oulipo : La nuit traversée  Stéphane Vanderhaeghe / Écrire dans le noir  Véronique Béland / On finit par un monde  Charles Robinson / 351  


Soirée "Louange de l'ombre" le 4 mai à 19h30 à la librairie Charybde avec Ryoko Sekiguchi et Patrick Honnoré, animée par Zoé Balthus

dimanche 23 juin 2013

Tanizaki : L'encre et le désir dans la peau


Osayo au tatouage d’ange - Tatouages de Hori Uno vers 1948 - Le modèle féminin s’appelle Hagoromo-Osayo.


Le Tatouage (Shisei) est une nouvelle de Junichirô Tanizaki publiée pour la première fois en 1910, dans une jeune revue avant-gardiste Sinshichô alors qu’il étudie depuis deux ans la littérature à l’université impériale de Tokyo. Agé de 24 ans, son jeune talent ne tarde pas à être remarqué dans le milieu littéraire japonais. Dès lors, il ne cessera plus de publier concrétisant ainsi sa vocation au-delà même de son rêve, se révélant au fil de ses œuvres l’un des plus grands écrivains de la littérature nippone.

Nombre de ses chef-d’œuvre ont inspiré l’écriture de films de fiction japonais et étrangers. Ce fut le cas de La Clef ou La Confession impudique (Kagi) roman adapté au cinéma en 1974 par Kumashiro Tatsumi puis en 1997 par Ikeda Toshiharu. De même, Le Tatouage qui nous occupe ici avait servi de base à Irezumi (1966) de Masumura Yasuzo, réalisateur par ailleurs de l’extraordinaire Bête aveugle.

La nouvelle est si courte qu’en dévoiler la chair ne va pas sans prendre le risque de trop dévêtir sa belle densité…

Pour la mise en bouche, il convient d’évoquer la traduction incomparable de l’orfèvre Marc Mécréant, - il y eut trois traductions françaises - toujours magistral, qui œuvre avec cette impressionnante subtilité doublée d’une saine humilité au point de nous faire presque oublier que Tanizaki n’écrivait pas en français, de nous porter à croire que nous le lisons dans le texte. Sa plume est ainsi parfaite pour nous conduire à la jouissance de ce petit conte érotique exquis où se rencontraient déjà certains des thèmes fétiches de Tanizaki qui continueront d’émailler toute son œuvre.

Au premier chef desquels, l’obsession semble toujours le moteur du récit - et par extension sans doute celui de l’existence aux yeux de l’auteur -, l’objectif à atteindre, déterminant le désir inextricable de vivre ou de mourir, d’aimer ou de haïr, et bien souvent tout à la fois. Prêt à tout abandonner, prêt à risquer le plus précieux pour satisfaire cette quête, pour s’élancer aux trousses de l’inaccessible. La possession de ce qui ne saurait être possédé, cet obscur objet du désir, autrement dit la femme, qui demeure l’idée fixe de bout en bout de l’œuvre de Tanizaki. 

Le tatoueur exceptionnel du conte donnait ainsi le la précurseur. Seikichi, peintre d’estampes déchu, déçu sans doute, ayant acquis une renommée considérable en tatouant les chairs, rêvait en secret d’une femme à l’impossible blancheur, nourrissait le fantasme d’une complexion immaculée comme d’une toile taillée dans une étoffe si rare qu’elle exercerait une sorte de magie propre à transcender toute l’œuvre et la manière de l’artiste-même.

Sa peau se devait d’être d’une blancheur de porcelaine, diaphane, virginale, exceptionnelle, une femme « en qui il pût instiller toute son âme. » Fatale, surnaturelle.

Et de songer au fascinant essai L’Eloge de l’ombre (1933) dans lequel Tanizaki expliquait pour avoir observé le phénomène scrupuleusement qu’ « aussi  blanche que soit une Japonaise, il y a sur sa blancheur comme un voile léger ». Selon lui, les femmes nippones « ont beau, pour ne pas être en reste avec les Occidentales, s’enduire d’un blanc épais le dos, les bras, les aisselles, bref toutes les parties du corps exposées à la vue, elles ne parviennent pas pour autant à effacer le pigment obscur tapi au fond de leur peau ».

Aussi, frustré à l’extrême de ne pas rencontrer la blancheur rêvée, le tatoueur se vengeait sur toutes ces peaux vulgaires et troubles qui défilaient devant sa porte, prêtes à tout endurer pour porter son encre, en cette époque où les « gens possédaient encore la vertu précieuse de faire des ‘folies’ », note le narrateur, un brin moqueur.

Tanizaki déjà saisissait l’occasion de la narration pour s’offrir le plaisir malin de décocher quelques flèches d’ironie bien senties en direction de la société nippone et ses multiples hypocrisies. Ainsi Seikichi œuvrait en ce  « temps où bouffons et serveurs de thé gagnaient bien leur vie à vendre des histoires drôles pour chasser tout nuage du front serein des grands seigneurs et la jeunesse dorée et, aux palais, faire rire sans fin servantes et prostituées de luxe, si bien que le monde allait sans heurts son petit train ».

On peut imaginer sans peine que le tatoueur Hori Uno fort célèbre en ce temps-là ait pu inspirer le personnage de Seichiki à Tanizaki. A l’ère de ces vanités nippones qui ressemble fort aux années 1910, les tatouages que son héros signait, étaient parmi les plus somptueux atours dans cette course effrénée à la beauté. Demi-mondaines et femmes du monde, voyous et bourgeois, « plus rarement les samouraïs » se vantaient de ce goût commun qu’ils comparaient dans les soirées et discutaient sans fin.

Cet art populaire - dans lequel il excellait tant que le candidat au tatouage acceptait de lui « donner carte blanche pour le choix de la composition comme pour le prix ; et subir de plus un mois, deux mois durant, l’insupportable supplice de ses aiguilles… » - faisait sa fortune mais guère son bonheur.


Du reste, le tatoueur exerçait son art avec autant de sadisme que de brio. 
«  Quand la pointe de ses aiguilles pénétrait les tissus, la plupart des hommes gémissaient de douleur, incapables d’endurer plus longtemps le martyre des chairs tuméfiées, cramoisies, gorgées de sang ; et plus déchirantes étaient les plaintes, plus vive était l’indicible jouissance qu’étrangement il éprouvait. »
Cependant, le plaisir tiré de la souffrance de ses clients n’était qu’un maigre leurre. 
« Il avait une prédilection marquée pour deux techniques réputées particulièrement douloureuses: le tatouage au cinabre et le tatouage à coloris dégradés. »
En vérité, il n’en éprouvait qu’une jouissance pervertie, méprisait ces gens, se méprisait lui-même. Leur douleur le laissait indifférent, elle lui apportait juste la satisfaction de se venger de son ennui. 
« Et tout en jetant des regards de coin sur la face ruisselante de larmes, il poursuivait comme si de rien n’était ses perforations. »
Il dominait son monde. Mais la jouissance l’attendait ailleurs. La créature dont il rêvait, elle, prendrait sur lui le véritable dessus, il le voulait ainsi. 
« Il n’avait pas renoncé à son cher désir. » 
Elle était née pour lui, le sentait, en était sûr et il la façonnerait pour sa fatalité, lui mettrait le pied à l’étrier à cette fin.

Un soir, il crut la deviner en présence, alors qu’il entraperçut, « dépassant du store en tiges de bambou d’un palanquin arrêté devant la porte, un pied nu de femme d’une blancheur de neige. »
« Les pieds d’un être humain reflétaient autant que le visage tout un jeu d’expressions complexes; et le pied de cette femme lui apparut comme un inestimable joyau de chair. La disposition harmonieuse des cinq orteils déployant leur délicat éventail depuis le pouce jusqu’au petit doigt, le rose des ongles qui ne le cédait en rien aux coquillages qu’on ramasse sur les plages d’Enoshima, l’arrondi du talon pareil à celui d’une perle, la fraîcheur lustrée d’une peau dont on pouvait se demander si une eau vive jaillissant entre les rochers ne venait pas inlassablement la baigner… »
L’intranquillité s’abattait sur lui. Enfin, il allait souffrir de ce manque et en jouir.

Le pied, à l’instar de la blancheur de la peau, est un autre motif, fétiche, récurrent dans l’œuvre de Tanizaki. On se souvient du petit Tadazu dans son troublant Pont flottant des songes, fasciné par la beauté de sa mère, obsédé à jamais par son sein, également excité à la simple vue de ses pieds.
« Maman, qui était une personne de petite taille avait des pieds menus tout ronds, d’une belle blancheur de fine pâte ; elle les laissait tremper dans l’eau parfaitement immobiles, comme pour mieux déguster la fraîcheur qui venait pénétrer son corps […] je souhaitais dans mon âme enfantine que les poissons ne vinssent pas seulement attirés par la nourriture mais aussi pour jouer autour de si beaux pieds. »
L’attrait sexuel du pied féminin se rappelle encore ailleurs dans La Clef ou La Confession impudique, qui fit scandale en son temps. Un homme et son épouse tiennent chacun un journal intime dans lequel ils livrent pensées, émotions et frustrations relatives à leur vie conjugale, sachant qu’ils se lisent l’un l’autre en cachette, se font passer des messages en feignant de l’ignorer, jouissent en solitaire de ce jeu pervers parmi d’autres.
« Je demande par exemple à ma femme d’exciter mes zones érogènes – j’éprouve par exemple un plaisir intense quand elle me baise les paupières closes – et en retour je m’efforce d’exciter ses zones érogènes – elle aime que je l’embrasse sous les aisselles, dans l’espoir d’en tirer stimulation. Or, même à cette demande elle ne met guère d’enthousiasme à me répondre. Elle rechigne à s’adonner à ces « jeux anormaux » et exige de moi un assaut de la pure orthodoxie. J’ai beau lui expliquer que ces jeux sont un moyen pour parvenir à cette orthodoxie, elle s’en tient là encore fermement à sa « pudeur féminine » et rejette les actes qui la heurteraient. En outre, tout en sachant que je suis un fétichiste des pieds, tout en sachant aussi qu’elle possède des pieds d’une beauté exceptionnelle (on ne croirait jamais qu’ils puissent appartenir à une femme de quarante-cinq ans), ou plutôt parce qu’elle le sait, elle évitera la plupart du temps à me les montrer. »
La femme idéale pour Tanizaki est naturellement fatale, soit elle se refuse au désir de l’homme et le domine, soit elle se donne sans plaisir et l’humilie encore, au point de non-retour, dans la violence psychologique et la morbidité du sado-masochisme, de la mort même comme Shinsuke dans Le Meurtre d’ O-Tsuya.

Ce pied à peine aperçu par son tatoueur avait ainsi éveillé sa convoitise et son excitation durables d’autant que le visage s’était refusé à son regard, qu’il rêvait de le découvrir, ne cessait d’imaginer sa peau sous le feu de ses assauts transperçants. Il lui faudrait attendre encore quelques années avant de découvrir la beauté cachée à laquelle ce pied merveilleux appartenait.
« Oui, c’était bien là un pied qui sous peu piétinerait les mâles et se gorgerait de leur sang vif; et la femme à qui il appartenait lui paraissait bien être celle entre toutes qu’il s’épuisait à chercher depuis tant d’années. »
La certitude désormais de l’existence de cette femme avait transformé son rêve en « passion violente » ; c’était bien « l’épiderme virginal de cette beauté humaine » que son encre devrait pénétrer, que ses aiguilles devraient déflorer un beau jour et « parer des couleurs de son amour ». La torturer, la souiller pour en être le maître dans ce laps.
« Bientôt, serrant son pinceau entre pouce, annulaire et petit doigt de la main gauche, il en appliqua la pointe sur le dos de la jeune fille et là, de la main droite, enfonça son aiguille. Fondue dans l’encre de Chine, l’âme du jeune tatoueur entrait dans les tissus. Chaque goutte instillée de cinabre des Ryûkyû dilué dans l’alcool de riz était comme une goutte de sa propre vie; il y voyait la couleur même des émois de son âme. »
Il serait alors, dans la foulée, à même de jouir d’être le premier piétiné par son talon mignon, le premier à lui servir de fumure.  

Le Tatouage et autres récits, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par Cécile Sakai et Marc Mécréant (Ed. Sillage)
Le Pont flottant des songes, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par Jean-Jacques Tschudin (Ed. Gallimard, Folio)
La Clef ou La Confession impudique, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par Anne Bayard-Sakai ((Ed. Gallimard, Folio)
Le meurtre d’O-Tsuya, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par Jean-Jacques Tschudin (Ed. Gallimard, Folio) 
L’Eloge de l’ombre, Junichirô Tanizaki, traduit du japonais par René Sieffert (Ed. Verdier)

samedi 18 juin 2011

A l'ombre de Tanizaki

Box of Ku # 155 -  1996 (c) Masao Yamamoto

« Rien ne suggérait que la pièce recelât d’inhabituels secrets.» 
Ces mots extraits du roman Les Belles Endormies, chef-d’œuvre du Japonais Kawabata Yasunari, disent à merveille ce culte du secret propre à l’Orient dans son ensemble et à l’Extrême-Orient en particulier où tout lui fut longtemps voué. Dans la culture traditionnelle du Japon, il constituait le plus grand raffinement de l’art de vivre, comme en témoigna en 1933 l’écrivain Tanizaki Junichirô tout au long des pages de son essai L’éloge de l’Ombre.

« […] Quand les Occidentaux parlent des mystères de l’Orient, notait-il, il est bien possible qu’ils entendent par là ce calme un peu inquiétant que sécrète l’ombre lorsqu’elle possède cette qualité-là », qualité par laquelle il est permis d’éprouver « le sentiment que l’air […] renferme une épaisseur de silence, qu’une sérénité éternellement inaltérable règne sur cette obscurité ».

Tout au long de sa méditation esthétique, menée sur le ton candide d’un nostalgique éclairé, l’auteur n’y inscrivait pas moins, en ombre chinoise, une critique sévère de la société japonaise par trop encline, à son goût, à céder aux sirènes de la modernité de l’Occident, qu’il ne manquât d’ailleurs pas d’écharper au passage.

L’assimilation des techniques venues de l’ouest entraînait le Japon vers sa propre disparition, estimait Tanizaki qui blâmait son pays de n’avoir su mener ses propres avancées, contrairement aux Occidentaux et de ne toujours rien changer à sa passivité installée depuis des siècles. L’Occident n’ayant « fait que suivre sa voie naturelle », convenait-il, force était de reconnaître et de regretter que sa patrie n’eût su trouver la sienne.
« Supposons que l’inventeur du stylo ait été un Japonais ou un Chinois d’autrefois, il est bien évident qu’il l’aurait muni, non point d’une plume métallique, mais d’un pinceau. Et ce serait non pas une encre bleue, mais quelque liquide analogue à l’encre de Chine qu’il se serait ingénié à faire descendre du réservoir jusqu’aux poils du pinceau. Par voie de conséquence, les papiers de style occidental ne convenant pas à l’usage du pinceau, il eût fallu, pour répondre à une demande accrue, produire en quantité industrielle un papier analogue au papier japonais, une sorte de hanshi amélioré. »
En avançant cette hypothèse aussi plaisante qu’ingénue, Tanizaki se plût à rêver alors que si la pensée et la littérature nippones n’avaient « pas imité aussi servilement l’Occident », le monde d’aujourd’hui aurait sans doute au moins un autre visage. Fort de telles réflexions, l’écrivain entendait démontrer que les hommes de son pays manquaient cruellement d’entreprises audacieuses et créatrices, d’autant que des idées aussi simples que celle qu’il venait de proposer auraient potentiellement « des répercussions presque à l’infini. »
« Si l’Orient et l’Occident avaient, chacun de son côté et indépendamment, élaboré des civilisations scientifiques distinctes, que seraient les formes de notre société et à quel point seraient-elles différentes de ce qu’elles sont ? » 
L’écrivain ouvrait, avec cette magnifique question, un champ extraordinairement vaste et propice à maintes extrapolations mais sur lequel il ne s’engagea qu’avec la subtilité d’un Maître de go, n’ayant à cœur que de cerner peu à peu les enjeux de l’ombre, de s’infiltrer sur son terrain avant de s’y fondre. Il cheminait d’abord le long de la ligne de crête entre la lumière criante de l’Occident et l’obscurité silencieuse de l’Orient.

Ainsi, poursuivant la réflexion sur les techniques importées de l’Ouest, qui ont dénaturé la musique, le chant, le théâtre du Japon et tant d’autres domaines précieux, il en vint à considérer le cinéma et la photographie, territoires de l’ombre et la lumière par excellence, et arts dans lesquels les maîtres nippons se distinguaient à ses yeux par « les jeux d’ombres, par la valeur des contrastes ». Lui revenait-il en tête les images des films de son contemporain Mizoguchi Kenji en écrivant ces mots ? Mais qu'importe, seulement laissons là planer l’ombre du doute...

« A supposer donc que nous ayons mis au point une technique photographique qui nous fut propre, continuait-il, il est permis de se demander si elle n’eût pas été mieux adaptée à notre couleur de peau, à notre apparence, à notre climat et à nos usages. » 

L’imagination de l’écrivain peut tout se permettre lorsqu’elle est servie par un tel talent et telle intelligence, alors qu’elle fixait un cadre idéal pour amorcer son singulier plaidoyer en faveur de l’ombre nippone.

Tanizaki fut ainsi amené à examiner bien sûr la couleur de l’épiderme, cette blancheur typiquement nippone qui se distingue de la blancheur occidentale, « par la qualité », disait-il puisqu’un « pigment obscur [est] tapi au fond de [la] peau. » 

Et d’expliquer que « c’est une ombre noirâtre, comme une couche de poussière, qui se niche dans la fourche des doigts, au contour du nez, autour du cou, au creux du dos ».

Là, l’écrivain poussa habilement la réflexion à considérer « la psychologie de la répulsion qu’éprouvaient naguère [sic] les hommes de race blanche envers les gens de couleur », prétendant ignorer si elle restait d’actualité mais qu’à l’époque de la guerre de Sécession - localisant ainsi le phénomène précisément aux Etats-Unis - « la haine et le mépris des Blancs ne se limitaient pas aux seuls Noirs, mais s’étendaient aussi bien aux métis de Noirs et de Blancs, aux métis de métis, aux métis de Blancs et métis, et ainsi de suite ».

Cette tache ou salissure, « cette impureté au fond d’une eau limpide », ce voile qui ternissait la peau nippone pouvait, selon lui, expliquer « les motifs profonds des relations […] nouées avec l’ombre ». Parti en quête de l’ADN avant la lettre, Tanizaki tirait alors ce fil relié à l’origine pour en approcher l’essence même nichée dans la chevelure de jais des Japonais, et crût comprendre que « la nature elle-même [leur] enseigne les lois de l’ombre, lois que [leurs] ancêtres inconsciemment observaient, pour faire, par un jeu de contrastes, blanc un visage jaune. »

Ainsi, les ancêtres nippons « qui poétisaient toute chose » se seraient naturellement créé un univers d’ombre où la chair puisse évoluer et s’épanouir en harmonie. De fait, l’auteur avait introduit, de façon surprenante au premier abord, son ouvrage par la visite de l’habitat japonais, décrivant avec force détails et non sans pointe d’humour la constitution des lieux y compris d’aisance. « Une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté, et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille sont des conditions indispensables » à cette « satisfaction essentiellement physiologique », soulignait-il attribuant cette dernière expression au Maître Sôseki – auteur d’un grand œuvre dont l’étrange roman intitulé Clair-Obscur qu’étonnamment  Tanizaki avait jugé « trop intellectuel ».

L’écrivain avait invité aussi à la visite de sa propre demeure qui lui avait coûté fort cher pour l’avoir voulue dans une conception conforme à la tradition. Il avait veillé avec un soin tout particulier à l’équipement de ses toilettes, rejetant la porcelaine blanche lui préférant le bois ciré auquel les ans passés, soulignait-il avec malice, donnent « une belle teinte brune et le grain du bois dégage alors un certain charme qui calme étrangement les nerfs. » Les matériaux, eux-mêmes, comme tout objet de décoration ou ustensile ménager, se devaient d’être porteurs de « stratifications d’ombre » essentielles, à ses yeux. Le règne de l'ombre devait être absolu, partout, tout le temps.

L’ombre figurait bien la manifestation du temps qui ne se redoute pas mais se célèbre. Elle était la patine des objets, le témoignage d’une mise en présence, la trace du passage d’êtres qui ont marqué les lieux, l’empreinte de leurs caresses, la mémoire des gestes. Elle rendait hommage aux ancêtres auxquels le culte était ainsi perpétuellement honoré. L’ombre était un rite.

Nakazora # 1281 - Masao Yamamoto

Aux diamants, rubis, émeraudes et autres pierres dites précieuses aux reflets éclatants, Japonais et Chinois leur préféraient le jade, gemme « à la surface  brouillée », disait Tanizaki, « comme si son épaisseur bourbeuse était faite des alluvions lentement déposés du passé de la civilisation chinoise ». Et l’on comprend bien ici que l’ombre prenait aussi valeur d’héritage.

Cette part d’ombre essentielle trouvait sa place au cœur même de la gastronomie. « Entre elle et l’obscurité il existe des liens indestructibles », affirmait l’écrivain qui prit en exemple le yôkan, petite pâtisserie d’« harmonie colorée »,  dont  la « matière fraîche et lisse », une fois portée à la bouche, fondait sur la langue « comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée […] » Ainsi ce yôkan, « somme toute assez insipide », révélait alors « une étrange profondeur » qui en rehaussait le goût. L’ombre transcendait tout.

Elle ne se confondait évidemment pas avec la ténèbre. Au contraire, sans lumière elle n’était pas. Mais quand la lumière montrait tout, interdisait le secret, imposait son effacement par la force, l’ombre, elle en revanche, nourrissait le mystère, déposait son voile sur les choses, éveillait le désir de ce qui se refusait.

« Nous nous complaisons dans cette clarté ténue faite de lumière extérieure d’apparence incertaine, cramponnée à la surface des murs de couleur crépusculaire, et qui conserve à grand peine un dernier reste de vie », expliquait-il. L’ombre se souvenait de l'éphémère.
« Or, c’est précisément cette lumière indirecte et diffuse qui est le facteur essentiel de la beauté de nos demeures.» 
Cette quête du beau dans l’obscur se manifestait avec force en Orient en raison d’une philosophie existentielle plus humble sans doute que celle des Occidentaux. L’ombre représentait la beauté de la mélancolie. 
« Nous autres, les Orientaux, cherchons à nous accommoder des limites qui nous sont imposées que nous nous sommes de tout temps contentés de notre condition présente. » 
La passivité incriminée précédemment s’expliquait-elle alors aussi sûrement par cette simple acceptation de la condition d’être mortel, guère plus importante que toute autre espèce. Ils se résignaient « à l’obscur comme à l’inévitable ».

Enfin, Tanizaki achevait son Eloge de l’Ombre sur une ironique pique lancée contre le choix irrémédiable du Japon de « s’engager sur les voies de la culture occidentale, si bien qu’il ne lui reste plus qu’à avancer vaillamment, en laissant tomber ceux qui, tels les vieillards, sont incapables de suivre ».

Il concluait surtout sur la formulation d'un vœu d’importance pour les arts et les lettres, et plus que jamais pieux, il semble, pour l’Occident. 
« J’aimerais élargir l’auvent de cet édifice qui a nom « littérature », en obscurcir les murs, plonger dans l’ombre ce qui est trop visible, et en dépouiller l’intérieur de tout ornement superflu. »
L’Eloge de l’Ombre, Tanizaki Junichirô, traduit du japonais par René Sieffert (Ed. Verdier)