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dimanche 19 octobre 2008

Rivron: la chair de La Chair


Femme nue allongée aux bas noirs - 1911 - Egon Schiele
« Pas les couleurs mais la mélodie que de l’une à l’autre elles appellent, pas les formes mais l’improbable corps qu’elles cherchent à travers l’infini d’une arbitraire étendue et le corps cherché où est-il ? […]
Car la chair n’est que le devin d’elle-même, et les os qui dans le haut du dessin s’énumèrent et les flammes qui leur répondent en bas signifient cette alchimie de matière où le devin ne vit plus que son corps comme de l’orifice de sa bière sans autre destin que d’avoir corps. Et la prophétie n’est plus que ce trajet de stature où l’âme sanguinolente s’écorche et verdit de la tête aux pieds »
Dépendre corps – L’amour unique, in Œuvres, Antonin Artaud (Ed. Gallimard, Quarto)

La Chair, fruit de jouissances et souffrances crues, mises à nues, est une œuvre pétrie d’un sacré sang mêlé qui s’échauffe et s’enflamme dans les veines, se consume et se consomme dans le sexe, seul ou accompagné, à deux ou plusieurs si affinités, avec ou sans extase, dans les peep-show ou dans les clubs échangistes, à même le sol ou sur la table de la cuisine, dans un bordel péruvien du Callao ou sur une plage de Barcelone, avant, pendant ou après le mariage, avec ou sans alliance, avec ou sans passion, avec ou sans foi…
« Ah ! Les turpitudes du sexe. »
Premiers mots du roman de Serge Rivron, extraits de pages arrachées, sans doute par une main prête à en nourrir le feu qui brûle et qui crépite dans l'âtre de l'âme, dont les flammes aux lueurs incandescentes à faire vibrer profondément se reflètent déjà sur cette toile faite chair, aux veinules bleutées qui s’enchevêtrent en une bouleversante masse organique. Un tableau pornographique, poétique et mystique à la fois.
« Est-ce qu’il y a bien une marine là-dedans, oui ou non, ou bien est-ce simplement une sorte de lèpre dessinée pour suggérer l’organique ? – une marine sombre contre une chair lépreuse… »
Michel, l’homme de La Chair aime la peinture. « On ne se refait pas ». La fatalité...

Il faut croire que ce sont des fresques - de Saint-Michel, la création du monde et de ce Judas pendu face au «démon, cornu et griffu» qui lui arrache «des entrailles un enfant nu (l'âme, selon Paul)» - découvertes dans une petite église du XVe siècle lorsqu’il était enfant, qui ont fait naître en lui au moins le goût de l’art…

Un drôle de bonhomme que ce peintre, devenu pubard, âgé d’une trentaine d’année qui traîne son mal de vivre au début des années 80, en bon spécimen de la génération sida.

Il est né, cet enfant « qui ne voulait pas naître », quand son père, qui l’avait attendu tel le messie, était mort depuis quelque temps déjà, au combat en Algérie. Sa mère Marie était « restée discrète sur les dates ».


Mère morte - 1910 - Egon Schiele
Obscures étaient nombre d'histoires contées par Marie. Dans l’esprit de l’enfant avaient résonné ses mots désespérés et flous.

« Tu peux crever pour eux.
Tu peux ressusciter.
Les hommes, tu les rends pas meilleurs »

« Elle insistait tellement à ne pas planter de décor… dans la brume… c’est là qu’il habitait l’Archange », avait confié Michel dans ses pages arrachées… de son maudit livre de chair malade.

 Elle détenait un secret Marie, lourd à porter toutes ces années durant, impossible à confier ni à son fils, ni à personne. Elle  se demandait d’ailleurs souvent « comment elle pourra dire ça un jour à quelqu’un qui ne l’a pas connue avant, sans passer pour une menteuse ou pour une folle ».

la maison des fous, elle séjournera, elle n’y échappera pas. Coulent les larmes irrépressibles sur les destins inexorables. « J’ai trop de feu dedans, pas vous ?», lâche le dément dont le phrasé rappelle celui du Momo de Rodez.

Marie se demande si la folie les « a pris au hasard » ou bien « rôde-t-elle en chacun, prête à tout instant à nous grimer en délirant pantin de chair ?» Pas si folle la mère,  juste l’esprit en fuite devant le cauchemar, devant les démons... sauf possession. Pas exclus après tout.

« Dans quel sang marcher ? » marmonne Marie. « Quelle bête faut-il adorer ? » Elle se le demande.

La tentation, le péché, le mensonge, la démence… s’élaborent dans la chair.

«Le goût du sexe». Marie le redécouvrit avec son second époux qui réveilla sa chair endormie. Michel avait grandi et n'allait pas tarder à y succomber à son tour. Son désir de jouir avait été précoce. L'heure venue, sa jouissance avait été dramatiquement contrastée. Il avait découvert successivement, en un seul et même après-midi, une relation homosexuelle, consentie et développée en une tendre masturbation mutuelle, avant d’être victime d'une fille plus âgée et brutale qui lui fit connaître la complexité du plaisir dans la perversité du désir - à moins que ce ne soit l’inverse, ou les deux à la fois - l’assouvissement d’une jouissance puisée crue dans son propre viol, l'ivresse de l'avilissement flirtant aux frontières du morbide.

Nul n'est innocent. Faut croire.

Vénal aussi était devenu cet homme qui soutint cette étrange sentence : 
« J’aimais l’argent. Il faudrait être Saint. Les questions d’idéal sont ce qu’il y a de plus fragile en nous (…) Qui n’est pas un Saint est un tricheur. Jusqu’à l’abaissement. Jusqu’à la vomissure. »
De son propre mariage, Michel ne fut guère prolixe. Il aura eu une fille, Elodie, chair de sa chair dont il se soucia finalement peu, qui lui rappellera à sa façon ses liens charnels, ses liens du sang. Elle l'obligera à ne pas les oublier, ni elle, ni Marie.
« Toutes folles, complètement folles, toutes autour de lui, un abandon complet, tout seul au milieu des cinglées, elles n’en finiront pas de nous chasser du Paradis, le Paradis, tu parles ! »
Michel  ne s’est pas tué, non qu’il n’ait flirté avec l’idée, seulement il avait trouvé des tas de bonnes raisons de ne pas se laisser aller au suicide dont deux fortement convaincantes parmi tout une longue liste retrouvée dans ses pages arrachées. Il n’en avait pas délibérément terminé avec l’existence, d’abord parce qu’il entretenait « des rapports conflictuels avec l’absolu », ah! Et surtout parce qu’il « n’étai[t] pas né. »

Il ne manquait pas d'humour, ni de cynisme.

Femme nue - 1910 - Egon Schiele
En revanche, il s’était détourné du devoir conjugal, avant de déserter son foyer pour s’installer seul à Paris, ville de la tentation par excellence. La capitale « sentait bien trop la chair à prendre, la concupiscence lascive », dont émanait « tous les désirs du monde », qui suintaient « comme un chant de sirène la sujétion d’être Homme ».

Pas à son premier ni dernier paradoxe, Michel s’adonnera là pourtant au plaisir onaniste, jouira de sa seule chair en se contentant de reluquer de jolis culs payés. Il s'était embarqué dans une pathétique quête d’accomplissement d’«un je ne sais quoi d’inaccompli», menée au petit bonheur la chance dans des peep-show parisiens.

Quand enfin sa chair allait pouvoir exulter, tentée à nouveau de façon inattendue par le contact, la pénétration d’une autre chair, celle de cette créature «aux cheveux d’oisive» qui avait au premier abord «tout de la femme du joueur de golf» qu'elle était. Claire fut sa première passion.

Elle lui révèla « la chair, la vraie, celle qu’on peut toucher, qu’on a envie de respirer, d’entendre bruire. La chair qu’on ne se contente pas de désirer, qui peut désirer en retour […] ».

Alors comme le père, ce sacré père «avait bien éparpillé sa chair» … il y avait « largement de quoi rire » et de quoi pleurer dans toute cette histoire de «chairs de la chair», dans cette densité charnelle, au coeur de toutes ces pages arrachées, à l'écriture sanguine, à la langue riche en amour, au verbe ardent et clair.

« Et ça pouvait bien finir tout autrement... »

Michel était-il un tricheur ? Marie était-elle une Sainte ?

La Chair, Serge Rivron (Ed. Huguet, Les soeurs océanes)