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vendredi 30 décembre 2016

Rilke et Tsvétaeva s’effleurent au septième ciel

Marina Tsvétaeva - Photographe et date non identifiés

« Je reviens à la maison, non pour tromper
ni pour servir -  je n’ai pas besoin de pain.
Je suis ta passion, ta renouée du dimanche, 
Ton septième ciel et ton septième jour. » - Marina Tsvétaeva

« Ceux qui l’ont vu vivre
ne se doutaient pas combien
il faisait un avec toute chose ;
car tout ceci : ces profondeurs, ces prés
et ces eaux étaient son visage. » - Rainer Maria Rilke 

Au début de 1926, Marina Tsvétaeva était parmi les poètes russes les plus admirés. Au printemps de cette même année, elle était reléguée au rang « des plus décriés », en Union Soviétique mais aussi à l’étranger, tombée en disgrâce après la publication d’articles polémiques, dont Le Poète sur la critique et Florilège, dans lesquels elle avait écharpé écrivains, poètes et critiques.

Aussi, à la lecture de la lettre que Rainer Maria Rilke lui adressa le 3 mai 1926, la chère poétesse fut aussitôt transportée du fond de ses Enfers jusqu’au septième ciel, « jetée sur la plus haute tour de la joie »

En écrivant à Tsvétaeva, le poète autrichien, - depuis un sanatorium du canton suisse de Vaud où il séjournait pour la troisième fois -, avait accompli une mission-surprise, que lui avait confiée le poète russe Boris Pasternak, depuis Moscou.

 « A l’heure qu’il est, je reçois une lettre qui me touche infiniment débordante de joie et de la plus impétueuse émotion, de Boris Pasternak. Tout ce que ses feuillets suscitent en moi d’émotion et de gratitude doit d’abord, si je le lis bien, aller vers vous, puis, au-delà de vous, par votre entremise, jusqu’à lui ! » Tel un vent lumineux et chaud, ainsi Rilke s’engouffrait dans la vie d’une poétesse russe, inconnue de lui.

Orphée se retournant

A l’heure de l’exil, du doute et de la pauvreté en Vendée, Tsvétaeva vécut l’événement comme si Orphée en personne était descendu la chercher au royaume d’Hadès, comme si le Christ s’était manifesté ressuscité pour elle seule, comme dans sa Madeleine de 1923.

« Vers toi, de toutes mes faiblesses
J’aurais rampé – Et claire
Ma robe ! Que coule l’huile
Cachant mes yeux de diablesse » 

 Les mots de Rilke agirent sur elle tel un baume miraculeux, de consolation et d’espérance. En un éclair, elle reprit foi en son destin alors même qu’elle cherchait sa place parmi les poètes, et affrontait l’hostilité d’un monde qui meurtrissait sa chair et, plus violemment encore, son âme.

Rilke faisait suivre sa missive de ses derniers recueils de poèmes, Sonnets à Orphée et ses Elégies de Duino – ce dernier orné d’une magnifique dédicace :

« Nous nous touchons, comment ?
Par des coups d'aile,
Par les distances mêmes nous nous effleurons.
Un poète seul vit, et quelquefois
vient qui le porte au-devant de qui le porta. » 
 [...]

Ils ne s’étaient jamais rencontrés, n’avaient jamais échangé ni regards, ni mots, et pourtant Rilke affirma le regretter. « Pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de vous rencontrer ? A en juger par la lettre de Boris Pasternak cette rencontre aurait été pour vous et pour moi une très profonde, très intime joie. Cela pourra-t-il se rattraper un jour ? »

Rainer Maria Rilke - Photographe et date non identifiés
Rilke n’avait jamais lu la poésie de Tsvétaeva mais, elle, en revanche, chérissait son œuvre et admirait sa matière poétique phénoménale.

« Vous, la poésie personnifiée, ne pouvez pas ne pas savoir que votre nom à lui seul est un poème. Rainer Maria, des sons qui évoquent église - enfance - chevalerie », s’enflamme-t-elle, dans son extraordinaire réponse à Rilke.

Evidemment, elle aurait eu maintes occasions de tenter d’entrer en contact, mais elle n’avait pas osé aller à lui, ne se sentant pas encore à la hauteur pour aborder cette cathédrale que représentait Rilke à ses yeux, « par fierté douloureuse, par respect du hasard (le destin c’est tout un) », argua-t-elle. Elle avait attendu son heure, en somme. Il était bien temps. Il était presque trop tard. Elle ignorait que Rilke était condamné. Lui, s’en doutait seulement.

Tous ceux qui avaient croisé le regard clair du poète ont rapporté avoir été frappés par sa courtoisie raffinée, son extrême gentillesse et surtout son extraordinaire humilité, à l’instar de l’écrivain et critique Edmond Jaloux qui rappelait en 1927, que « chez Rilke on voyait d’abord un homme, ensuite un poète, et l’homme de lettres, au sens péjoratif du mot, ne paraissait jamais. Il y avait en lui du pèlerin qui cherche obscurément le chemin de la terre sainte et qui ne s’embarrasse d’aucun amour propre.»

De toute façon la rencontre physique n’était pas une nécessité aux yeux de la poétesse. Au contraire, elle préférait, par-dessus tout, la communication directe d’âme à âme, selon elle, les corps agissaient comme des filtres et en faussaient le rapport. « Mon mode préféré de relation se fait dans l’absence, en rêve : voir en rêve et deuxièmement - par correspondance », avait-elle confié à Pasternak, dans une de ses lettres.
« La lettre, une des formes de contact réalisables dans l’absence, est moins parfaite que le rêve mais les lois en sont les mêmes, précisait-elle, ni l’une, ni l’autre ne se font sur commande : on écrit une lettre et on fait un rêve non quand on le désire, mais quand la lettre désire s’écrire et le rêve désire être rêvée. »

Aussi, la lettre de Rilke ne représenta pas moins qu’une visite de son âme à la sienne. Elle compose, cisèle ses réponses dans la langue de Goethe qu’elle maîtrise depuis l’enfance. Elle le prévient toutefois : « […] vous sentirez toujours en moi une Russe, et moi, en vous, une manifestation purement humaine (divine). C’est l’écueil de notre nationalité trop individualisée : que tout ce qui est moi en nous soit appelé par les Européens, russe.»
Cela précisément ne pouvait manquer de séduire Rilke. La Russie tenait une place fondatrice dans sa mémoire. Au printemps 1899, il y avait voyagé avec son amie intime Lou Andréas-Salomé, et vécu à Moscou une expérience indélébile de pure révélation mystique, lors de la fête de Pâques. Ce fut la résurrection, à la source du Livre d’heures.

 Rilke, Lou Andréas-Salomé, Drozhzhin en Russie (1900)
« C’est là, que c’est formé ce sentiment, par l’expérience directe des heures de la vie, strophe après strophe, prière après prière, inspirés par des jours et des nuits emplis d’une inépuisable dévotion, se souvient l’amie Lou, de quatorze ans son aînée. On n’avait sans doute jamais encore écrit et prié ainsi : comme si prière et écriture n’avaient eu qu’à être en ne formant qu’un. Et cela s’accomplit au nom de Dieu, que Le Livre d’heures étend sur toutes choses, comme un manteau maternel à l’abri duquel même les plus petites choses sont baptisées et reçoivent un nom. »

La résurrection de Pâques moscovite dont parle Lou Andréas-Salomé, Rilke l’appelait la nouvelle, - celle de sa renaissance et, partant de l’affirmation de sa visée poétique, sa vision métaphysique -, d’une singulière grandeur, se souvint-il, dans une lettre de vœux écrite à Lou pour Pâques, en 1904, alors qu’il séjournait à Rome.

 « J’ai vécu Pâques une seule fois : jadis, dans cette longue nuit fiévreuse, surprenante, inouïe, alors que tout le peuple se pressait, et que l’Ivan Velikii résonnait en moi, coup après coup, dans l’obscurité. Telle fût ma Pâques, et je crois qu’elle suffira pour toute une vie ; la nouvelle m’a été donnée dans une nuit de Moscou, avec une singulière grandeur, elle m’est entrée dans le sang et dans le cœur. Je le sais à présent. (Joyeuses Pâques) ! »

En comparaison de Moscou, Rome l’avait déçu, sa manière ne lui correspondait pas. « Hélas, ce n’est
pas ici une ville pour Pâques, ni un pays qui sache se couronner de grandes cloches, tout est faste sans piété, mise en scène plutôt que fête. »

En Russie, – espèce d’Au-delà  tel que Tsvétaeva voyait son pays Rilke avait été surtout fasciné par un peuple. Il y avait noué de solides amitiés, au nombre desquelles le peintre Leonid Pasternak, père de Boris, l’origine même de la correspondance naissante avec Marina Tsvétaeva. « Ce miracle, tout de même : toi – la Russie – moi », applaudit la poétesse pour l’Ascension.
Le cercle était bouclé, un autre s’ouvrait. L’ultime cercle, cette fois, pour Rilke qui s’éteindrait à l’extrémité de l’année.

« Je vis ma vie en cercles de plus en plus grands
qui sur les choses s’étendent.
Peut-être ne pourrai-je achever le dernier
Mais je veux en faire l’essai.

Je tourne autour de Dieu, la Tour première…»
,

Rilke, avec Le Livre d’heures, – initialement intitulé Prières – marquait « le commencement de son œuvre », de sa maturité masculine et littéraire ; l’errance purement concentrée, humble, désintéressée s’était déjà profondément et durablement enracinée aux cieux, et René comme l’appelait sa bigote de mère était devenu Rainer.

Philippe Jaccottet, poète et chant français de Rilke, a clairement expliqué dans sa monographie, à propos du chercheur de Dieu du Livre d’heures, que ce que le poète
« nomme alors Dieu (à l’égard de quoi il sera infiniment plus réservé plus tard) est saisi par lui au plus intime de l’expérience poétique (qui est, comme le cloître, à la fois clôture et ouverture), que cela se confond avec la montée de la voix en lui ; il est vrai que ses images préférées, qui sillonnent l’œuvre de bout en bout, sont aussi, ou d’abord, les modèles d’un art poétique. Il faut seulement prendre garde à l’ordre des termes : au lieu de prétendre que Rilke, dès le Livre d’heures, réduit Dieu à la poésie, et fait aboutir le monde à un poème, il faut comprendre qu’il voit dans la poésie - en un temps où le sacré s’efface ou se dérobe - un mouvement vrai vers le Divin, et dans les images des signes du divin [...] »

Ce qu’il faut comprendre, dit Jaccottet, ce qu'il faut entendre, « c’est que le poème doit dire, par son existence au moins autant que par son énoncé :  'Il y a, d’une manière ou d’une autre, en dépit de toutes apparences, de l’Être ; il y a une Totalité à laquelle il nous arrive d’avoir part.'»

En ce printemps 1926, Rilke le phénomène naturel  – tant attendu –  communiquait avec  Tsvétaeva, avait part avec elle à la Totalité. Les courriers venus de Suisse étaient des bénédictions. Les ailes de Marina repoussaient, elle était aux anges. Les signes étaient divins.

La langue des poètes

Elle n’accomplit pas immédiatement la mission qu’à son tour lui avait confiée Rilke à destination du bienfaiteur qu’avait été Boris Pasternak pour elle – toutes les communications étaient coupées entre l’U.R.S.S et la Suisse –, et qu’elle évinça sciemment, un temps court seulement. C’était un péché, une traîtrise, c’était laid.

Le silence prolongé de Rilke, interprété comme une froideur de reproche à son égard, la faisait souffrir. Mais elle assumait toujours sa mauvaiseté, revendiquait depuis toujours sa nature de pécheresse.

« Je n’ai pas suivi la Loi, je n’ai pas communié.
Et jusqu’à l’heure dernière je pécherai
Comme j’ai péché et pécherai encore
Avec passion ! Par tous les sens que Dieu me donne.»


Pauvre Rilke, tellement loin du jeu, - ce luxueux loisir de la jeunesse et la santé -, lui, si près de la fin.
Boris Pasternak en 1924 –
Quand elle le réalisa, elle ressentit sans doute un peu de honte mais de remords, jamais, dit-elle. De fait, elle se confessa vite à Rilke, avouant être mauvaise, « Boris est bon. » 

Elle s’en expliquera, d’une autre manière, aussi directe et franche, avec Pasternak. « Pour mon Allemagne, il me faut Rilke tout entier. »

Dans une autre lettre à Pasternak, tandis que Rilke se taisait encore, elle avait évoqué la révélation que ce nouveau lien venait signaler de son propre destin poétique. « (Lui, je ne lui écris) Je jouis en ce moment de la paix de la perte absolue - son aspect divin - le refus. C’est venu tout seul. J’ai subitement compris. » Parler de lui, c’était penser à lui, encore parler avec lui, c’était être avec lui, l’invoquer peut-être. Elle avait besoin de lui, en Dieu.

Tous deux aimaient guetter des signes, interpréter les éléments quels qu’ils étaient. Ils les échangeaient, les discutaient, interprétaient tout, regardaient les choses avec une clairvoyance qui leur était propre, comme Rilke lut un oracle sur l’enveloppe Marina en y découvrant son signe fétiche. « St-Gilles-sur-Vie (survie !), quelqu’un a tracé un grand « sept » bleu, flatté (comme ça : 7 !), sept mon chiffre propice. L’Atlas a été ouvert […] et déjà tu es inscrite, Marina, sur ma carte intérieure […] »

Ainsi, Rilke avait été séduit par le feu poétique irradiant de Marina, et usant à son tour du tutoiement, il lui offrit cette formule merveilleuse, la langue pleine de vie, le verbe fougueux : « tous mes mots veulent courir vers toi en même temps, pas un qui accepte d’en laisser passer un autre devant lui. »

Rilke lui soufflait des pensées, des  rêves, de futurs poèmes, lui offrait une lecture nouvelle du mythe d’Orphée, l’éclairait de façon autre, inspirait des réflexions d’une dimension décuplée.

« Si tu savais à quel point je vois les Enfers ! Je dois être encore à un très bas degré de l’immortalité », avait-elle écrit à Pasternak. Elle venait de publier son grand cycle Après la Russie. Elle ne comprenait pas que le barde grec n’ait pu résister à se retourner sur Eurydice, imaginant que peut-être celle-ci n’avait plus voulu le suivre. Elle s’en ouvrait à Pasternak. Elle assumait toujours. Tout. Tout son être, toute son âme. Et cependant, si pudique sur la misère qu’elle affrontait, la dureté de son univers.

En 1922, elle avait expliqué considérer que « sa tâche », - quand elle s’était mise à écrire le Gars, inspiré du conte populaire russe Vampire d’A. N. Afanassiev -,  visait à « découvrir le sens, l’essence du conte, caché sous la structure. Le désensorceler »

Dans une lettre de 1915 à Ellen Delp, Rilke, lui, avait dit avoir compris sa tâche grâce à la découverte de Tolède, – à l’instar du Gréco qui en fit avant lui un somptueux tableau –, qui exerça sur son œuvre et sa vision du monde une influence d’une portée considérable.  

Alexandre Blok
« Apparition et vision coïncidaient en quelque sorte partout dans l’objet, un monde intérieur complet s’extériorisait en chacun d’eux, comme si un ange, qui englobe l’espace était aveugle et regardait en lui-même. Ce monde vu non plus de l'homme, mais en l'ange, est peut-être ma vraie tâche, du moins tous mes essais antérieurs convergeraient-ils en elle, mais pour l’entreprendre, Ellen, comme il faudrait être protégé et résolu ! »

A l’heure de la correspondance avec Rilke, Tsvétaeva venait de franchir un nouveau seuil d’exploration poétique et littéraire, sa quête était métaphysique et sa poésie en était imprégnée. Elle défiait la nature du temps, de l’espace, interrogeait le Verbe, – lave, passion en veine – elle était prête à l’écoute parfaite de la lyre de son nouveau prophète.

« Ce que j’attends de toi, Rainer ? Rien. Tout. Que tu m’accordes à tout instant de ma vie de lever les yeux vers toi - comme vers une montagne qui me protège (un ange gardien de pierre !). Tant que je ne te connaissais pas, c’était possible, maintenant que je te connais- il faut une permission. Car mon âme est bien élevée. »

Orphée, le poète absolu qu’elle espérait depuis toujours, l’élu du ciel qu’elle avait, par le passé, reconnu et vénéré en la personne du poète russe Alexandre Blok, s’était à présent incarné en Rilke.

L’attente d’Eurydice

L’épistolière de génie n’avait pas d’interlocuteur de telle envergure, à part Boris Pasternak, elle ne trouvait « personne de son calibre et sa puissance ». En conséquence, l’entrée de Rilke dans sa vie, écrivit-elle alors à Boris, n’était « pas une mince affaire ». D’évidence, il n’avait pas besoin d’elle, et elle en souffrait déjà. Elle craignait qu’il ne reconnaisse sa propre mesure, elle redoutait déjà de le perdre.

 «  Je ne suis pas moins grande que lui (dans l’avenir) mais je suis plus jeune. De plusieurs vies. La profondeur de la pente est mesure de l’altitude. Il est profondément penché vers moi, plus profondément que... peut-être (laissons cela !) – qu’ai-je senti ? Sa taille. Je la connaissais auparavant, maintenant, je l’ai sentie sur moi. Je lui ai écrit : je ne veux pas me diminuer, cela ne vous rendrait pas plus grand (ni moi plus petite) cela vous ferait seulement encore plus solitaire, car dans l’île où nous sommes nés, tout le monde est comme nous.»

L’exilée russe, soumise à la misère en terre étrangère, éloignée de sa culture et de ses liens affectifs, était plus que jamais en quête d’une communication d’exception, d’une connivence idéale, qu’elle savait en mesure de naître seulement entre deux grands poètes.

Les vers que Rilke lui avait dédiés d’emblée étaient marqués, par-delà le temps et l’espace, du sceau du destin d’autant qu’ils semblaient faire écho à ses propres vers du cycle de La Séparation, dans le recueil Le Métier publié en 1921:

« Lever les bras
Toujours plus haut !
Des verstes non terrestres
Nous séparent,
Ce sont des fleuves célestes, les terres azurées
De la séparation, là, où, mon ami, à jamais -
Reste mien. »


Elle croyait à « une relation supérieure entre les êtres, pour lesquels la vie concrète est en fait un obstacle, d’une communion des âmes qui se réalise mieux à distance et par-delà la mort. »  

Elle écrira plus tard, peu après la mort de Rilke, à son amie Anna Teskova, qu’« un Orphée allemand, c’est-à-dire, Orphée était apparu cette fois-là en Allemagne. Pas un poète (Rilke), mais l’essence même de la poésie. »

Des liens invisibles les unissaient depuis l’éternité. Pour le poète russe Joseph Brodsky, chez Tsvétaeva, « l’idée poétique de la vie éternelle dans l’ensemble relève davantage d’une cosmogonie que de théologie, et ce qui est souvent avancé en tant que mesure de l’âme n’est pas le degré de perfection essentielle pour parvenir à l’amour et la fusion avec le Créateur mais plutôt la durée et la distance physique (métaphysique) de ses errements dans le temps. En principe, la conception poétique de l’existence évite toute forme de finitude ou de stase, y compris toute apothéose théologique. » Et de souligner, non sans humour : «  En tout cas, le paradis de Dante est bien plus passionnant que sa version ecclésiastique. »

Elle voulait tant que Rilke, son Orphée la reconnaisse. Elle joignit à sa première lettre ses « livres les plus faciles, ceux de [sa] jeunesse », ses Vers à Blok de 1922, et Psyché Romantiques de 1923, dédicacée :

« A Rainer Maria Rilke, mon préféré entre tous sur terre, après la terre (au-dessus de la terre !) »

Orphée en Rilke s’était annoncé et, elle avait la plus grande foi en ce que son ouïe lui rapportait. « J’entends des voix qui me commandent […] », avait-elle expliqué dans son essai Le Poète et la critique. « Mon écriture consiste à prêter l’oreille. »

Et les mots dans son oreille disaient l’importance des Sonnets et des Elégies de Rilke qu’elle avait découvert avec ferveur et délice.

Rilke dans l’écriture et la poésie répondait, lui, à « une nécessité presque involontaire », un état singulier, « supérieur de la conscience », qu’il appelait « un dévouement » ou « une force irrésistible. »

Edmond Jaloux avait perçu dans l’ensemble de son œuvre, une même respiration, un même souffle, « le sentiment de l’amour et en même temps une sorte d’éloignement mystique de l’amour » qui s’expliquait, à son sens, par « ce dépouillement progressif par lequel il essayait de se rapprocher d’une vérité centrale qu’il a appelée Dieu pendant longtemps.»

Comme Abélone des Cahiers de Malte Laurids Brigge, il s’agissait pour Rilke « de penser avec son cœur, pour, insensiblement et sans intermédiaire, entrer en rapport avec Dieu » L’amour l’enchantait dans son inaccessibilité et son impossible satisfaction, à l’image de Dieu. En cela, l’identification à Orphée prenait tout son sens tragique.

Dans le même ordre d’idée, on sait que « Tsvétaeva voyait en Orphée une préfiguration de son propre destin de poète, mais elle aimait aussi dans ce mythe, la tragédie de l’amour  qui se termine par la deuxième mort de la nymphe, après qu’Orphée sortant avec elle de l’Hadès ait manqué de confiance.»

Par des coups d’aile, se rejoindre

Elle s’embrasa, bien sûr. Telle était sa nature, toute d'incandescence. « Que te dire de ton livre ? Le degré suprême. Mon lit changé en nuage.»

Son ciel brûlait plus que jamais, avec Rilke, ce grand soleil, en son milieu. « Ton destin  terrestre me concerne plus intimement encore que tes autres cheminements [...] », lui écrivit-elle pour l’Ascension, Himmelfahrt en allemand, soit le voyage dans le ciel.

La veille, Marina Tsvétaeva était revenue commenter la dédicace de Rilke, louant sa clairvoyance, lui offrant une pieuse pensée en retour. 

« Nous nous touchons, comment ? Par des coups d’aile. Rainer, Rainer, tu m’as dit cela sans me connaître, comme un aveugle (un voyant !), au petit bonheur. (Pas de meilleurs tireurs que les aveugles !)
Demain, c’est l’Ascension du Christ. Comme c’est beau. Le ciel dans ces mots ressemble à mon océan. Et le Christ - cingle. »

La vampiresse d’amour oscillait entre le tu et le vous, tantôt Orphée, tantôt Christ, cherchait à établir avec Rilke la plus intense et étroite communion.

« Sais-tu pourquoi je te tutoie et t’aime et... et... et... Parce que tu es une force. La chose la plus rare », avait-elle compris. Mieux. Le poète Rilke était le disciple de Dieu même, son favori : «  Dieu. Toi seul as dit à Dieu des choses nouvelles. Tu es expressément le rapport Jean-Jésus (inexprimé de part et d’autre). Mais - différence - tu es le préféré du Père, non du Fils, tu es le Jean de Dieu le Père (qui n’en a pas eu !). Tu as (élection dans les deux sens du mot) choisi le Père, parce qu’il était plus seul et - impossible à aimer ! »

Orphée était, selon certaines théories, le créateur du monde. « De l’enseignement orphique, les Romantiques ont retenu la notion d’une âme immortelle emprisonnée dans un cycle de naissance et de mort. Orphée, en tant que poète et prophète de cette religion, était le héros préféré de Rilke et Tsvétaeva », confirme Constantin Azadovski.

L’orphisme tendait au monothéisme et avait en partage avec le christianisme certaines conceptions telles que le péché originel, la purification, l’immortalité de l’âme, le Paradis, l’Enfer. Aussi, les premiers chrétiens avaient vu en Orphée, une forme d’annonce du Christ.

Rilke lui répondit avec bienveillance et belle ardeur. Le feu naturel de Tsvétaeva avait propagé sa lumière jusqu’à lui qui luttait contre la mort dans son sanatorium.

« Dans l’aujourd’hui éternel de l’esprit, aujourd’hui, Marina, je t’ai reçue dans mon cœur, dans ma conscience tout entière frémissant de toi, de ta venue […] Tu as plongé tes mains, Marina, tour à tour offrantes et jointes, tu as plongé tes mains dans mon cœur comme dans le bassin d’une fontaine ruisselante : et maintenant, aussi longtemps que tu les y garderas, le courant contenu coulera vers toi... Accepte-le.»

Elle insufflait espérance et vitalité à l’âme de Rilke. 

« Quelle force tu as, poétesse, pour pouvoir même dans cette langue, atteindre ton but, être précise, et toi-même Ton pas qui sonne aux marches, ta sonorité, toi. Ta légèreté, ton poids maîtrisé, offert. »

L’avènement d’Orphée

Le poète lui conta les circonstances de création des Elégies, dans l’« excès, meurtrier, de solitude » que lui avait coûté ces œuvres, mais récompensé par le sentiment d’avoir accompli « une chose bien trop infiniment totale». Il avait commencé les Elégies en 1912 à Duino, sur les bords de l’Adriatique, mais son élan créateur fut longuement tétanisé par « la grande interruption du monde ». Ce n’est qu’en 1921, en s’installant dans la paix du château de Muzot en Suisse, « enfermé dans un temps pur », que les Elégies avaient pu être composées dans leur totalité.

Muzot, ce pur miracle qu’il devait à l’amie Baladine Klossowska, cette « incitation plus forte qu’aucune autre, n’a permis que la réalisation, le saut, vertical, dans l’Ouvert, l’Ascension de toute la terre en moi... Chère, qu’ai-je besoin de te dire, quand tu as entre tes mains les Elégies, quand tu as les Elégies entre tes mains et au-dessus de ton cœur qui bat contre elles, complice...»

Paul Valéry avait vu juste, craignant pour lui, derrière les hautes murailles de Muzot,  « cette
transparence d’une vie trop égale qui à travers les jours identiques, laisse distinctement voir la mort ». Le 5 avril 1924, Valéry était allé visiter Rilke dans sa tour d’ivoire, et Rilke attendait Valéry, le « feu d’artifice ».
 

Rainer Maria Rilke et Paul Valéry
« Valéry, Rilke, c’est autre chose qu’une rencontre, c’est plus, ou si c’en est une, elle l’est dans la mesure où une arche rencontre en son faîte le versant d’une autre arche », avait ainsi joliment rappelé Monique Saint-Hélier, amie intime des trois dernières années d’existence de Rilke.

Marina Tsvétaeva rêvait d’aller, elle aussi, plonger son regard dans celui du poète, en compagnie de Boris Pasternak, là-bas dans les montagnes. « La Suisse a fermé ses frontières aux Russes. Mais il faudra que les montagnes s’écartent (ou se fendent !) pour nous laisser Boris et moi jusqu’à toi ! Je crois aux montagnes. (Ces mots dans ma variante – qui n’en est pas une vraiment, parce que nuits et montagnes riment – tu les as reconnus, n’est-ce pas ?)
»

Il s’agissait d’un écho au vers du Livre d’heures, « Je crois aux nuits » et, en même temps, de la formulation d’un vœu, d’un projet, auquel Rilke voulut croire aussi.

A vingt-et-un ans, il avait écrit dans une courte biographie : « Ma devise : Patior ut potiar. Pour le présent, je nourris une aspiration ardente à la lumière, pour l’avenir un espoir et une crainte. Espoir : paix intérieure et bonheur de créer. Crainte (hérédité nerveuse chargée) : folie ! »

 
La jeunesse désormais derrière, il était resté fidèle à sa devise. Son espoir merveilleusement réalisé, sa crainte en quelque sorte aussi. En grande souffrance physique, Rilke avait regagné le sanatorium de Val-Mont où il était soigné pour « une maladie du nerf ». En réalité, ce fut une maladie du sang.

En tête-à-tête avec la mort désormais, il feignait moins que jamais, et surtout ne mentait point à Marina Tsvétaeva, lui laissait entendre, avec pudeur, sa souffrance, évoquant seulement « les désaveux du corps qui le plongeaient dans le désarroi. »

Là, malgré la gravité de son état de santé qui se dégradait rapidement, il avait trouvé la force de composer l’Elégie à Marina Tsvétaeva, qu’elle reçut en juin 1926. L’enveloppe contenait aussi des photographies qui avaient été prises de Rilke l’année précédente à Muzot. Tsvétaeva avait demandé à connaître son visage, elle lui avait déjà envoyé un portrait d’elle.

 
Parmi les « petites photos » annotées que Rilke lui adressa, l’une d’elles interpela Tsvétaeva singulièrement, comme une prophétie qui donne rétrospectivement le frisson : « la plus petite – c’est un adieu. Quelqu’un qui part en voyage, quelqu’un qui jette encore un regard, apparemment furtif – les chevaux attendent déjà –sur son jardin, comme sur une page écrite, avant de partir. Qui ne s’arrache pas – mais se détache. Quelqu’un qui laisse tomber – doucement – tout un paysage. (Rainer, emmène-moi !) »

Tsvétaeva priait Orphée de la sortir des Enfers, de lui prendre la main, et la ramener chez elle au septième ciel, le paradis des poètes.



vendredi 1 janvier 2016

Rodin, divin paria



L'éternelle idole – Vers 1890 -1893  – Auguste Rodin
« Rodin lui-même a dit un jour qu’il devrait parler pendant une année pour répéter en paroles une de ses œuvres »  
Rainer Maria Rilke, in Auguste Rodin

L’œuvre de tout sculpteur une fois achevée est un objet massif à trois dimensions parmi d’autres objets, apparu dans un monde qui ne l'avait pas réclamé et n'a pas prévu sa place. La sculpture a besoin de trouver son lieu, doit installer quelque part sa solitude exemplaire. Le sculpteur est donc bien l’artiste qui isole, en faisant jaillir un corps humain de l’univers des choses. 

Les sculptures ont aussi peu leur place dans la société que les artistes eux-mêmes, déchus au rang des divins parias. Et, puisqu'il n’existe pas de lieu pour ses sculptures, Auguste Rodin a toujours dû laisser ses œuvres en dehors du monde, l'habitude de les créer pour la nature est prise depuis longtemps. Et quand en 1900 a lieu l’exposition universelle, n’y ayant pas sa place, il organise dans un pavillon à une centaine de mètres de là sa propre exposition mondiale, dite de l’Alma. Rétrospective de son oeuvre qu'il finance lui-même et distingue ainsi de toute autre, il se maintient plus que jamais sciemment en marge.

Rilke avait alors déjà montré dans son texte Auguste Rodin que sa sculpture n’était d’aucun lieu, qu’elle appartenait à un entre-monde de qualité supraterrestre plutôt que manifestation d’une anomalie.

Sa sculpture bouleverse les codes esthétiques de l'époque, à l'instar de L’homme qui marche, ce corps sans tête, sans bras, qui dérange. Son Non finito donne l’impression que ses sculptures étaient cassées, ratées, inachevées, ou vouées à la destruction, et rescapées d’un destin maudit.

Ses créatures qui surgissent du marbre, presque encore à l’état brut, trouvant ainsi d’emblée le socle parfait, naturel semblent être le produit d’un magicien, comme si le sculpteur s’était contenté de dégager des corps pris au piège au cœur des blocs de pierre.

Rilke soutient que ses statues disent ainsi quelque chose de tout à fait exceptionnel, de l’ordre du manifeste. Elles se revendiquent autres, singulières, affirment leur origine alternative, se moquent de l’approbation des académiciens et autres critiques, ni d’aucun censeur, devancent même les outrages du temps, des éléments, des pilleurs, en même temps que leurs amputations affirment leur évidente parenté avec les antiques, s’inscrivent dans leur lignée avec fierté, défiant toute l'époque contemporaine.  

« Il ne leur manque rien de nécessaire. On est devant elles comme devant un tout, achevé et qui n’admet aucun complément, juge Rilke, le sentiment d’inachevé ne provient pas seulement de la vue, mais d’une réflexion compliquée, d’une mesquine pédanterie qui nous dit qu’un corps a besoin de bras et qu’un corps sans bras ne saurait être entier, ou ne saurait l’être en aucune façon. »

D’évidence, Rilke prêche pour sa propre paroisse en tentant d’affranchir les artistes des carcans académiques, ces entraves inutiles et, a fortiori, néfastes à la perception, la réception, l’épanouissement mêmes de la création.

Les sculptures de Rodin étaient en outre conçues « sans abri ». Et c’est par ce caractère désespérément sans abri, sans protection, sans compassion, par sa lutte incessante pour surmonter ce destin ouvert à tous les outrages, cette lutte dont il sort toujours vaincu, que le sculpteur est incomparablement supérieur à ses contemporains qui ne produisent que « des anecdotes décoratives », de simples choses qui ne disent rien, ne tentent rien, ne risquent rien, des choses de rien du tout.

Rodin lui crée ses propres architectures comme des abris. Tout a un sens. Il n’y a rien de superflu. Il fait communier son oeuvre avec la nature même qui, à sa manière, ne manque jamais d’y apposer, tôt ou tard, sa propre griffe.

Bien sûr le plus extraordinaire de ses abris est La Porte de l’Enfer. Magistrale foule de damnés qui a trouvé son refuge comme des naufragés, entassés dans une barque perdue au milieu de l’océan, sains et saufs, jouissent de respirer pour un temps. Cette construction dans l’espace ouvert ne mène nulle part, elle est un pur semblant. 

Il ne s’agit pas d’une composition, Rodin n’a pas projeté cet ensemble. Chaque figure est venue au monde, avec spontanéité en tant qu’être absolu, fatalement seul. C’est ensuite que chacune se retrouve, pareille à toutes les autres, détenue au sein de cette Porte de l’Enfer où, rassemblées de la sorte, elles forment alors une communauté errante. 

Une autre façon inventée par Rodin pour offrir un abri à ses sculptures a été l’invention d’un « geste sacré », remarque Günther Anders. N’importe quelle autre sculpture de son époque est toujours en activité en train de faire quelque chose et au minimum se contente de se montrer debout, le modèle ne se laisse pas oublier, il demeure là en pose. 

La sculpture de Rodin, elle, ne fait rien. Elle laisse le corps dire, parler et sa parole est pleine de mélancolie et de cette intensité que l’on devine comme la frustration et le désespoir de l’animal condamné au mutisme, qui ne peut pas parler. Eloquente malgré sa condition. Elle s’exprime, c’est tout,  pour personne, elle communique, sans viser personne. Elle prie sans dieu. Rodin se distingue dans cette expression sans destinataire. 

A cette époque, seule la danse moderne compose de tels gestes purs, presque narcissiques dont Isadora Duncan, Mary Wigman sont les figures glorieuses. Les danseurs semblent donner sans personne pour recevoir, semblent porter… des objets sans poids ; demander mais à personne, aimer mais sans bien-aimé. Le geste qui s’adresse à l’invisible, se pare d’un caractère sacré, voire religieux et brise l’isolement, le personnage gagne en importance,  s’enveloppe d’une aura singulière et mystérieuse, il est permis de croire dès lors en son destin. Le personnage ne fait pas de geste, il est lui-même le geste. Avec L’Homme qui marche, Rodin révèle ce qu’est marcher et non ce qu’est un marcheur, souligne Anders. 

Comme le remarque pour sa part Rilke, le mouvement n’est pas nouveau dans les arts plastiques en général ni dans la sculpture en particulier.  Mais ce que cherche Rodin tel qu'il le déclare lui-même : 
 « C’EST LA VIE QUI BOUGE, c’est le vrai, c’est le divin, l’éclair qu’il faut fixer ».

Et son œuvre est d'autant plus frappante qu’il parvient à rendre la mobilité singulière des gestes qui paraît naître de l’intérieur même des choses, au point de parvenir à l'illusion même d'un pouls battant. Le poète lui explique le phénomène par le jeu que le sculpteur parvient à introduire entre la matière la lumière :

« Nouvelle n’était que l’espèce de mouvement à laquelle est contraint la lumière par la complexion particulière de ses surfaces dont les inclinaisons sont si souvent modifiées que tantôt elle coule lentement et tantôt se précipite, tantôt elle apparaît profonde, tantôt guéable, miroitante ou mate. La lumière qui touche une de ces choses, n’est plus une lumière quelconque ; elle n’a plus de mouvements dus au hasard ; la chose prend possession de cette lumière et s’en sert comme d’un objet à soi. […] Et n’est-il pas étrange de voir avancer la lumière sur le dos étendu de la Danaïde, lentement comme si elle progressait depuis des heures ? »
Rodin poursuit sans relâche l’exploration, quasi scientifique, du corps humain, élabore une panoplie d’éléments d’existence, qu’il renouvelle sans cesse. Tout se transforme avec constance, d’un membre à un autre, d’une position à une autre, le maître des métamorphoses renouvelle figures et gestes, éternels et sacrés.  

Cogitation issue de la lecture d’un texte méconnu, et rare en français, du philosophe Günther Anders – La Sculpture sans abri, Etude sur Rodin (Ed. Fario). Un petit délice éclairant.

vendredi 20 mars 2009

Jouve: divine pécheresse de la chambre bleue


Michelina endormie - 1975 - Balthus
« J'avais rêvé l'unité, l'unité dans la maison, j'avais rêvé la maison conservée et unique, où tout aurait été engrangé selon la loi du temps. Il semble que l'ironie du dieu se soit exercée, pour produire exactement l'inverse. »
Disjecta membra, in Moires, Pierre Jean Jouve 

« Le secret est intime à l'oeuvre car il n'y a pas une oeuvre de quelque importance qui veuille vraiment livrer son fond, et expliquer son but avec son origine. »
En Miroir, Pierre Jean Jouve

Pierre Jean Jouve publie Paulina 1880 en octobre 1925, un texte qui semble vouloir répondre à une nouvelle poétique. Dès la parution de ce roman, Jouve s'empresse de l'envoyer à Rainer Maria Rilke - qui a quitté Paris pour le Valais, en Suisse, depuis le mois d'août, en compagnie de Baladine Klossowska, la mère du jeune peintre Balthus et du futur écrivain Pierre Klossowski,- dont il recevra bientôt les impressions.

Jouve tient précieusement au sentiment que Paulina 1880 peut inspirer au poète autrichien avec lequel il partage un équivalent degré d'exigence et d'élévation dans sa conception de la poésie et la littérature. Rilke lui fait savoir, dans une lettre datée du 12 novembre 1925, qu'il en a achevé  «une première lecture » et se réjouit par avance « à l'idée de la seconde ». Le roman ne saurait en effet en connaître qu'une seule, aussi lente et attentive fut-elle.

«Vous avez accompli, il me semble, une tâche extrêmement difficile, lui écrit Rilke, et vous y avez pleinement réussi, grâce à la forme que vous avez adoptée ; cette forme s'est montrée apte à saisir (servie par votre incomparable attention) tour à tour l'image et l'absence, le trop plein et l'invisible; à cela s'ajoute cette singulière et rapide émotion du narrateur qui constamment propose ces éléments, les mêle, et, poussé par d'autres faits les emporte. En face du lecteur qui apprend, il est vraiment ici celui qui sait et qui fait prodigieusement valoir son inévitable et complète supériorité [...]»

Peu de temps après, Jouve reçoit une missive de Baladine à laquelle Rilke avait transmis Paulina 1880 vantant son écriture « remarquable, de très courts chapitres rapides, étonnamment plastiques, comme des images vues dans un stéréoscope; en lisant cela on y collabore, cela se passe en Italie, tous les sens du lecteur sont en action, même l'odorat. Vous allez voir ». Elle avait vu et aimé aussi.

« Je le relis toujours de nouveau. C'est presque trop beau », écrit-elle à son tour à Jouve, manifestant en outre le désir d'oeuvrer à la traduction allemande du texte. La Nouvelle Revue française lui donna son accord, toutefois le projet resta lettre morte et l'oeuvre ne verra le jour en allemand qu'en 1964, et ce sera la traduction d'une autre.

C'est dans La chambre bleue que le lecteur est invité d'emblée par un énigmatique narrateur à pénétrer l'univers de Paulina. Il est introduit au coeur de cette pièce étrange, de belle taille et pourtant lugubre et austère, éclairée du seul jour que laisse passer « une fenêtre étroite emprisonnée d'un grillage », aux parois de pierres, d'une «épaisseur mélancolique», qui émettent des « sonorités bleu sombre » alors qu'elles sont couvertes des dessins d'un «feuillage gros bleu peint sur un fond couleur bleu ciel», et qu'une fresque en trompe-l'oeil ouvre tout grand un mur, derrière un faux rideau doré, sur un «ciel étoilé» d'où se détache « un ange grassouillet » et souriant, peut-être même narquois, parfois. 

« La chambre bleue est silencieuse, ayant beaucoup d'histoire », affirme le narrateur. Cet on indéfini précise, un peu plus loin, qu'elle se niche au sein d'une ancienne villa dans laquelle « bien des âmes ont ouvert et fermé leurs yeux », avant d'inciter le lecteur à y observer d'un peu plus près certains détails tels des indices collectés sur la piste d'un crime encore inconnu, ce meuble nommé « serviteur muet » ou encore ce cahier jaune, peut-être un journal intime, où se lit l'inscription Visitation; puis de susciter le frisson à évoquer l'impression d'une « ombre [qui] glissait », ou encore d'« un fantôme de l'imagination », mais présence invisible bientôt quasi palpable qui s'affirmait davantage dans «une odeur féminine» témoignant qu'un «être se reformait », quand « l'air s'épaississait autour d'une forme jeune et désirable, et défunte, transparente toutefois, que la main tendue pouvait traverser »...

On confronte bien là le lecteur à une rencontre spectrale - l'Ombre indissociable de la chambre bleue qu'elle « n'avait pas quittée depuis une certaine heure solennelle jadis » - et l'invite à prendre garde, à ne pas tirer de conclusions trop hâtives quant à la qualité de cette mystérieuse manifestation, tentés que nous serions de l'interpréter « selon les notions évidemment simplistes que nous avons de la mort ». Nul ne peut savoir. En revanche, à l'instar de Gaston Bachelard à cette lecture, pouvons-nous ne cesser de trembler.

D'autant qu'on se fraye bientôt un passage dans le temps où retourner, avec le lecteur, sous d'autres cieux, en apparence cléments, ceux de l'enfance puis de l'adolescence de la ravissante italienne Paulina Pandolfini à la chevelure d'un « noir bleu », aux yeux « un peu troubles, d'un reflet nocturne » et la trouvons à Torano, soumise à l'austérité d'une « atmosphère confite, conventionnelle et immuable » de l'aristocratie milanaise, ainsi qu'à l'étroite et jalouse surveillance du père et de trois frères.

Dès lors, on s'efface discrètement devant l'expression de la voix intérieure, intime, secrète de Paulina à laquelle on mêle encore parfois la sienne pour aiguiller un lecteur désorienté face aux paradoxes d'une jeune fille à la foi exaltée et sensuelle, aux aspirations ambiguës, de nature mystique et qui pourtant «croissait en violence et en esprit souterrain», si bien que la chute semblait inévitable. Peu à peu, un trouble charnel rayonna si intensément autour de Paulina que « l'honneur de [sa] famille morose se sentait déjà menacé»; bien «trop belle et surtout trop vivante », elle en inquiétait les hommes incestueusement.

Jeune fille à la chemise blanche - Balthus
Au long de tendres et subtiles tableaux poétiques, Paulina s'est éveillée, révélée sous de délicates touches, tantôt narcissiques tantôt mystiques. A treize ans, elle « avait naturellement la notion du péché et vivre même lui semblait inséparable d'une certaine faute obscure et capitale, celle que le père Bubbo son confesseur appelait "originelle"».

Elle a si bien acquis, depuis longtemps déjà, que «dieu a besoin de notre souffrance et ne nous aime que si nous souffrons» que dans les églises la jeune fille est captivée par le martyr des saints, dont elle fomente son destin tant elle aime les «regarder souffrir», par dessus toutfascinée par le sang qui coule de la chair crucifiée du Christ.

Puéril et doux écho au sublime Cantique des cantiques, Paulina admire sa poitrine déjà pleine, «O Madonna. Mes seins. Mes petits seins vous êtes des biches». Elle mire et contemple la fraîcheur de sa chair de dix-neuf ans, à l'heure de son premier bal, se sent devenir femme, désirée et désirable, «adorée adorable», rêve de conquêtes, s'en amuse et s'en effraye à la fois. 
« J'ai peur d'être trop belle. Couvre ta poitrine. »
Mais déjà, d'une coupable innocence, convoite-t-elle, le «remarquable» comte Michele Cantarini, ami de son père; il a quarante ans, il est le plus riche, le plus beau, le plus érudit, promis au pouvoir. Elle se prend à le rêver, il est «dans l'obscurité». Elle joue à se faire peur, éprouve ses charmes dans la volupté et la chasteté tour à tour.
 « Je serai aussi pure que la glace et l'acier. Je n'aurai plus de corps. »
Elle est séduite et s'émeut d'un sourire du comte qui, songe-t-elle, rappelle son confesseur. «Quelle idée ridicule!». Telle la vigie, l'inconscient vient là surtout sonner l'alarme. Le sourire de Michele n'est autre qu'un aveu de convoitise en réponse à sa propre disposition glorieuse à succomber.

Son âme se joue d'elle-même, se sait déjà divisée, oscille encore un peu entre le bien et le mal, sent bien de quel côté son corps la tient prête à basculer toute entière, en appréhende l'absolu danger pour mieux se précipiter vers son singulier destin. Soeur Blandine tentera sa rédemption. Paulina versera le sang. Marietta serait-elle une sainte ?
« Mon père, venez à mon secours: je veux être pure, comme l'acier et comme l'eau. Entrer dans les ordres, me mortifier; blesser mon corps, élever mon âme. Non pas encore. Je suis trop folle. Je veux avoir le monde à moi. Milan, les hommes, tout. C'est trop beau, c'est trop beau! ah! quelle pécheresse je suis. »

Paulina 1880, Pierre Jean Jouve (Ed. Mercure de France)
Correspondance, Oeuvres 3, Rainer Maria Rilke, (Ed. Seuil, Le don des langues)
Balthus et Jouve, in Balthus, dirigé par Jean Clair (Ed. Flammarion)

lundi 2 juin 2008

Balthus, dernier peintre du Sacré


Balthus - Autoportrait
Autoportrait

« Ce qu’il y a d’effrayant aujourd’hui, d’ailleurs surtout en France, c’est l’indifférence des gens devant la manifestation de l’Esprit (…) Au secours ! Au secours ! C’est tous des mannequins ! Des morts ! »
Lettre de Balthazar Klossowski à Antoinette de Watteville, le 1er janvier 1934


Balthus a vécu ses débuts de peintre d'âge adulte dans la souffrance, dans une détresse psychologique extrême, s’estimant honni de ses contemporains, au point qu’il en était devenu fort agressif. Le jeune peintre, l'ami du grand poète Rilke, voyait son art évoluer sous des cieux moins radieux qu'au temps béni de Mitsou et en voulait à la planète entière. 
«Je regardais dernièrement des photos de moi, je vois un personnage agressif, solitaire et contre tout le monde», confie le comte Balthazar Klossowski de Rola, dans son chalet suisse de Rossinière, quelques mois avant de s’éteindre en février 2001.

Le peintre, devenu vieux et fort affaibli, au visage émacié, fume comme il respire sa cigarette blonde rivée aux lèvres alors qu’il évoque ses souvenirs de jeunesse, le regard tourné vers l'intérieur, sur ces images d’amis peintres, sculpteurs, écrivains et poètes, de ses fantômes illustres issus d’un passé déjà lointain, des années 30.

«Paris à cette époque était vraiment le centre du monde, dit-il, on se retrouvait au Flore ou sur la terrasse des Deux Magots avec Derain, et d’autres. Giacometti lui travaillait la nuit on le voyait jamais.» 
Là, il vécut une des scènes les plus marquantes de son existence. Alors qu’il entre un jour dans la salle des Deux magots, se jette sur lui cet homme qu’il n’a jamais vu, au regard halluciné qui le transperce. Cet homme, c’est Antonin Artaud, frappé par la ressemblance qui l’unit à cet inconnu dans la brasserie. Le poète a reconnu en Balthus son double dont il échafaudera tout une théorie avant d'en être hanté jusqu’au délire.

«Ce fut un grand ami à moi. C’était très curieux parce que par hasard je suis entré dans cette pièce et quand Artaud m’a vu il s’est dirigé vers moi en me pointant du doigt comme ça, c’était la première fois qu’on se voyait», explique le peintre, gorge un peu nouée. Artaud jouissait encore de toute sa plénitude mentale. Cet événement fut le point de départ d’une profonde amitié. Dès lors, les deux artistes se fréquentèrent assidûment.

«Balthus a commencé par la misère crasse, la misère noire et crasse, non celle du vêtement mais celle du sentiment. C’était l’époque où l’on allait découvrir un peintre, on allait de nouveau découvrir un nouveau grand peintre», témoignait Antonin Artaud en 1934.

Un lien étrange les unissait, croyait Balthus, d'autant qu'il lui devait d'être encore en vie. Cette année 34 justement, en juillet, le poète sauva de justesse le peintre du suicide qu'il venait de mettre à exécution, victime d’une intense dépression.

« Curieusement, il est arrivé ce jour-là en courant dans mon atelier au moment où j’allais déjà très mal, et il s’est précipité sur moi et comme il avait lui-même pris beaucoup de drogues dans sa vie, il a tout de suite compris.» 

Artaud avait été pris d’un besoin impérieux d’aller à la rencontre de son ami, d'aller le trouver dans son atelier où il l’avait découvert « dans un état presque de délire ». Comme s’il avait pu percevoir sa détresse à distance. « C’était étrange », s'étonne encore le vieux Balthus, reconnaissant. Un des événements les plus mystérieux de son existence, peut-être, inoubliable en tout cas.

Il a collaboré à la réalisation des décors d’une pièce de théâtre d'Artaud. Elle fut un vrai fiasco. Il a peint aussi deux portraits du poète. Artaud, lui, a consacré plusieurs ouvrages à l’œuvre de Balthus qu’il admirait infiniment.

« On peut dire qu’il y a une couleur, une lumière, une luminosité à la Balthus. Et la caractéristique de cette luminosité est avant tout d’être invisible. Les objets, les corps, les visages sont phosphorescents sans que l’on puisse dire d’où vient la lumière », selon Artaud.

Antonin Artaud - 1926 - Man Ray
Profondément catholique, Balthus voyait dans l’acte de peindre un engagement individuel d’ordre religieux, quasi mystique. Son travail était toujours associé au Sacré et son exécution requiert une certaine lenteur propice à sa quête de vérité. Il aura peint quelque 350 toiles dans sa vie. C'est peu en comparaison de la production frénétique et pléthorique de Pablo Picasso.

« Je fais toujours une prière avant de peindre. Ce fut toujours une façon de sortir de soi-même, je rejoignais l’univers plutôt que rester dans le quotidien. La prière est un excellent moyen de sortir de soi-même, de redevenir humble, d’oublier qui on est, comme le ver de terre de la bible. »

De la peinture de Balthus jaillit pourtant une profonde révolte intérieure, au contraire de la sérénité, voire une certaine violence, qu’il reconnaît, saisit dans ses modèles, et partage notamment avec Artaud.

« J’ai repensé souvent à vous et à l’esquisse de mon portrait, lui écrit Artaud en 1936, votre terrible inconscient a su parfaitement me situer exactement avec la lassitude et le dégoût de mon profil féminin gauche qui laisse derrière moi un écoeurant passé. »

Avant le voyage d’Artaud au Mexique, cette année-là les deux artistes se voyaient tous les jours, et puis à son retour, Balthus se souvient qu’« il a commencé à divaguer », peu à peu.

« J’ai reçu une fois une lettre qui était vraiment une lettre délirante dans laquelle il m’accusait de toutes sortes de choses. »

Commençant « à devenir fou », selon le peintre, Artaud en proie à un délire de persécution s’en prend en effet de plus en plus souvent à celui qu'il considère comme son double. Le poète, malade, s'est persuadé que son autre lui-même lui « porte malheur » et lui écrit « des lettres terribles ».

Profondément affecté, Balthus supporte mal cette situation et se verra contraint de prendre quelque distance. Quand Artaud «est revenu de Rodez à Paris, c’était tout de même un malade », dit-il avec une infinie compassion, sourcils froncés face à la gravité du souvenir. Et puis, « les surréalistes sont retombés sur lui et ont profité de sa folie. A ce moment pour les surréalistes, le pauvre Artaud était comme un taureau dans une arène ».

Opposé au mouvement d’André Breton, Balthus s’était lié à Alberto Giacometti. Ce dernier s’était justement brouillé avec le groupe, se souvint le peintre. Il « a commencé à s’intéresser à moi parce qu’il avait les mêmes idées qu’il fallait travailler d’après nature», raconte Balthus soulignant que ses rapports avec Breton avaient toujours été « un peu troubles ».

« J’ai toujours pensé qu’il avait un côté un peu bête, benêt en tout cas, il avait un côté flic au fond », avoue-t-il en souriant malicieusement, d'un air soulagé d'avoir enfin pu livrer le fond de sa pensée.

Au Mexique, en 1936, Artaud écrivit dans la revue El Nacional, un papier intitulé La jeune peinture française et la tradition, dans lequel il soulignera que la peinture de Balthus a cela de révolutionnaire qu’elle tend vers « une mystérieuse tradition » en opposition avec le mouvement surréaliste sévissant déjà depuis les années 20.

« Balthus reprend le monde à partir des apparences : il accepte les données des sens, il accepte celles de la raison ; il les accepte, mais les réforme ; je dirais encore mieux qu’il les refond », pose Artaud. Le poète a compris que le mystère dont est empreinte la peinture de Balthus découle de sa relation au caractère sacré avec lequel le peintre n’a pas voulu rompre.

Artaud a senti tout de suite qu’il était confronté à une œuvre «qui dégage une odeur de pourriture, une charogne qui sent les épidémies et les catastrophes.»

 « Il a très bien vu ça et c’est pourquoi il aimait Balthus bien plus que les provocations plus ou moins faciles de ses amis surréalistes, qui n’allaient jamais très loin », insiste l’historien de l’Art, Jean Clair.

Les surréalistes ne produisaient que des images, ajoute-il,  «dont on se choquait deux minutes et dont on se lassait au bout de cinq minutes. Voilà toute la différence entre une grande peinture qui retrouve le sens du sacré et, disons une imagerie, une imagerie qui se veut sacrilège et qui se voulant sacrilège retombe dans le domaine du divertissement le plus profond. »

Balthus est un peintre qui a épousé la tradition canonique. Et à ceux qui l’accusent de perversité arguant de la jeunesse douteuse de ses modèles et du scabreux des thèmes traités dans ses toiles, Clair sourit et rétorque qu’ils ignorent tout de l’histoire de l’Art. 

Traditionnellement, le plus bel âge pour les modèles se situe entre l’adolescence et la maturité sexuelle. «Les corps les plus beaux sont toujours des corps très juvéniles», souligne l’expert. La peinture sacrée ou le sentiment du Sacré imprègne toute l’œuvre de Balthus, surtout «si on accepte de rappeler que la définition originelle du Sacré est exactement le contraire de celle du Saint.»

« Le Saint est ce qui rapproche, quand le Sacré est à la fois ce qui divise et ce qui unit, explique Clair, le Saint est ce qui participe déjà à la pré-jouissance du paradis, or le Sacré, lui, on ne sait jamais s’il s’agit du paradis ou de l’enfer, de ce qui est désirable et de ce qui est repoussant. Le Sacré c’est à la fois ce que l’on désire le plus, ce qui est le plus fascinant et en même temps le plus tabou, le Sacré c’est ce qui nous donne le désir de la possession et en même temps ce qui repousse étant du domaine de l’immonde et de la souillure. Et en ce sens, oui, Balthus fait une peinture qui relève du Sacré.»

Balthus - Man Ray

Le peintre saura en jouer, et confiera des années plus tard, avoir orchestré un « petit scandale », car c’était le seul moyen à l’époque de se faire connaître rapidement. Il s’en ouvrit à sa future épouse Antoinette, le 1er décembre 1933 dans une lettre, accompagnée de vers de Lesbos :

« Je prépare une nouvelle toile. Une toile plutôt féroce […] c’est une scène érotique. Mais comprends bien, cela n’a rien de rigolo, rien de ces petites infamies usuelles que l’on se montre clandestinement en se poussant du coude. Non je veux déclamer au grand jour avec sincérité et émotion tout le tragique palpitant d’un drame de la chair, proclamer à grands cris les lois inébranlables de l’instinct. Revenir ainsi au contenu passionné d’un art. Mort aux hypocrites ! Ce tableau représente une leçon de guitare, une jeune femme a donné une leçon de guitare à une petite fille, après quoi elle continue à jouer de la guitare sur la petite fille. Après avoir fait vibrer les cordes de l’instrument, elle fait vibrer un corps.»

Balthus, l’insurgé, fait en effet grand cas de la maturation de l’être, laquelle ne peut pas aller à ses yeux sans l’intervention et du mal et du bien. A ce titre, sa fascination pour Baudelaire et les Fleurs du mal n’est-elle pas innocente, comment le serait-elle ? Dans son œuvre, se joue toujours un théâtre d’ombre et de lumière, où l’enchantement des contes, le merveilleux splendide se mêlent aux histoires terrifiantes, d’une cruauté et d’un sadisme stupéfiants, propres à l’univers de l’enfance.

Une notion de cruauté qui rejoint bien celle de son ami Artaud, auteur de plusieurs manifestes du Théâtre de la cruauté, dans la digne lignée des Chants de Maldoror de Lautréamont. Le poète la définit ainsi dans une lettre à Jean Paulhan :

« Il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants, telles des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au contraire d’un sentiment détaché et pur, d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste de la vie même ; et dans cette idée que la vie, métaphysiquement parlant et parce qu’elle admet l’étendue, l’épaisseur, l’alourdissement et la matière, admet par conséquence directe, le mal et tout ce qui est inhérent au mal, à l’espace, à l’étendue et à la matière. Tout ceci aboutissant à la conscience et au tourment, et à la conscience dans le tourment. Et quelque aveugle rigueur qu’apportent avec elles toutes ces contingences, la vie ne peut manquer de s’exercer, sinon elle ne serait pas la vie ; mais cette rigueur, et cette vie qui passe outre et s’exerce dans la torture et le piétinement de tout, ce sentiment implacable et pur, c’est cela la cruauté.» 

L'autre côté du miroir.

Balthus intime, film de Christine Lenieff et Xavier Lefevre (Ed. Montparnasse)
Balthus, de l’autre côté du miroir, film de Damian Pettigrew (Ed. Arte Vidéo)
Œuvres complètes, Antonin Artaud (Ed. Gallimard, )
Balthus, Jean Clair (Ed. Flammarion)