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mardi 27 avril 2010

Muray-Luchini, duo de trouble-fête

091dix
Lichtsignale - Otto Dix - 1917


Fabrice Luchini, un dossier orange glissé sous le bras, pénètre sur la scène intimiste du Théâtre de l’Atelier où l’attendent un fauteuil de cuir rouge, une table de bois ronde sur laquelle sont disposés une petite pile de livres et un verre d’eau, ainsi qu’une salle comble de spectateurs dont le souffle semble tout entier suspendu. La mise vestimentaire est sobre. Veston noir, sur chemise noire, jean noir, chaussettes et mocassins noirs. Son allure est naturelle, élégante. Sa petite taille est à peine remarquable tant sa présence impose la plénitude, palpable dans l’espace. Il paraît grave, presque sombre. Eprouve-t-il quelque anxiété ? A-t-il réellement le cœur à se trouver ici aujourd’hui face à tous ces inconnus ? Le comédien embrasse à la ronde toute l’assemblée de son regard d’illuminé,  et à laquelle il s’adresse aussitôt, en même temps qu’il s’assoie en croisant les jambes, que ses traits, eux, se détendent et s’éclairent d’un sourire radieux. 
« Autant de monde pour Muray, par un beau dimanche à 13 heures alors qu’il fait 31 degrés dehors, quand il y a Paris-Plage … Merci ! » 
Sa voix  porte haut et loin la jubilation mise en branle. Le malicieux clin d’œil a séduit d’emblée les adeptes de Muray. Les rires fusent comme d’un seul homme, intimidé et cependant encouragé par la chaleur du contact qu’il avait d’abord craint de trouver froid. La conquête du public est entamée. 
« Je vous préviens, ici, ils n’ont pas de climatiseur. Il va faire chaud… Et dire que je reviens cet été ! » 
Derechef, il ôte son veston. Le ton est donné, la grave ironie du rire dominera la séance pendant près de deux heures.

L’homme chausse ses lunettes à monture marron, aux verres rectangulaires, passe une main sur une tempe grisonnante, avant de se saisir d’un livre. 
« Je vais vous lire du Cioran, pour la mise en bouche, si je puis dire (…) Il permet de percevoir Muray … comme un enthousiaste ! » 
Salve de rires. Le texte d’Emil Cioran, date de 1967, extrait des Cahiers de son journal, relate une promenade qu’il fit par un jour de déprime, parmi tant d’autres, au Jardin du Luxembourg. Ce jour-là, le philosophe roumain reconnaît la silhouette de son ami, l’écrivain irlandais Samuel Beckett, paraissant absorbé,  l’air absent. Luchini marque une pause joviale, le temps d’inviter au rêve de cette bienheureuse époque quand, à flâner au Luxembourg, on pouvait avoir la chance de croiser un Cioran ou un Beckett perdus au cœur de leurs pensées ! Le comédien demeure silencieux, le regard en suspens, teinté de nostalgie, il les a rejoints incognito et observés à distance. Après quelques secondes à peine, il en revient, heureux, au présent.

La mise en bouche est fine et savoureuse.

Et de reprendre le récit du journal, alors que Cioran s’interroge sur l’opportunité de troubler le cours de la solitude réfléchie du dramaturge. « Tout chez lui exprime le monologue muet », note-il. Tout bien considéré, « il vaut mieux que nous ne parlions pas », la conversation exige toujours tant de frivolité, de bavardage… Lui-même se sait déjà « tellement rempli de tourments que tous les problèmes des autres [l]’indiffèrent totalement ».

Le penseur se détourne et laisse son ami penser. 
« A quoi ça va servir de parler ? »
La décision d’Emil Cioran ne lasse pas Luchini d’en interroger la force et l’élégance. Il le prouvera, plus tard. A explorer la ténébreuse mélancolie de celui qui fait, à ses yeux, figure de génie, le comédien toise d’autant mieux la teinte de la sienne qu’il a confrontée depuis longtemps à d’autres, à celle de Baudelaire, Flaubert, Nietzsche, Céline, Valéry et bien sûr Muray.

Quatre ans après le décès de Philippe Muray, philosophe, romancier et essayiste, à la plume vive et précise, à l’esprit acéré et sarcastique, Luchini - qui en connaît les textes sur le bout des doigts - entend lui rendre vie à force d’éloquence. Une simple lecture n’y aurait pas suffit. C’est une tribune qu’il faut à cette fine lame.

Alors Luchini la livre ou plutôt la délivre, en un parfait exercice de style couplé d’admiration. D’apartés comiques en piques habilement ajustées au détour d’une phrase, Luchini s’attache à mettre les points sur les i, à rétablir l’image à sa juste dimension de celui qui fut trop aisément et faussement, classé dans la catégorie des infréquentables réactionnaires de droite, s'applique à en épouser la voix, avec fierté, à cœur joie. Pour ce faire, il a élu une poignée de textes qui stigmatisent, avec brillante férocité et implacable lucidité, les traits les plus consternants d’absurdité que portent notre époque et ses indigents représentants, chantres de vulgarité, d’un ennui désertique.  

Il aura fustigé la classe politique et ses discours récurrents qui ne puisent qu’au néant. Il aura dégommé l’obscène comédie que jouent ces chefs de partis prônant des remèdes aussi stériles que fallacieux à opposer aux maux de leurs concitoyens naïfs, ignorants, fautifs sans doute de se laisser prendre au piège de l’éloge clinquant du positif. Il se sera attaqué avec virulence à cette société de  l’hyperfestif, aura chargé contre « l’univers des contes de fées remplaçant peu à peu le réel dont personne ne veut plus » et le culte minable de ce qu'il nomme l’infantéisme.

Ses armes sont le verbe haut, l’esprit radical, l’humour noir et la critique corrosive. Ici, Luchini s’en saisi à sa suite, en digne héritier afin de poursuivre son entreprise de démolition, d'utilité publique.

Luchini est déjà hilare, il sera hilarant. Ouverture du dossier orange recelant les textes élus :  Il ne faudrait jamais, ou le débat en question, ce vain « magma d’entre-gloses », « mirage du champ de bataille » qui semble tant obséder nos contemporains déplorant « l’absence de vrai de débat »

« Mais débattre de quoi ? », « débattre que l’avenir n’a pas de futur ? », « débattre que Paris-Plage, la Nuit Blanche, la Gay Pride ne font plus débat ? » Et puis, « comment reconnaître le vrai du faux débat? » interroge Muray,  tel un « Devos métaphysique », à jouer sur les mots en virtuose de l’absurde au point d’imaginer une plainte déposée pour « faux débat ». Au détour, il aura relevé que « la pensée magistrale ne commence que là où le débat s’achève »

« C’est du Nietzsche ! », s’écrie Luchini qui se souvient avoir utilisé cette citation sur le plateau d’une émission télévisée de Taddéï. « Ah ! Il n’a rien dit, s’est contenté de sourire. Ah, le sourire de Taddéï… »

Luchini délectera le public du Tombeau pour une touriste innocente que Muray a conçu, selon lui, tel un pastiche acide d’une fable de La Fontaine. 
« Elle était cyber-conne et votait Jospin. »
Le comédien n’y résiste pas. Il répète en riant à gorge déployée, à plusieurs reprises : « elle était cyber-conne et votait Jospin » ! « Elle était bête et triste et crédule et confiante/Elle n’avait du monde qu’une vision rassurante » et « Dans le métro souvent elle lisait Coelho / ou bien encore Pennac et puis Christine Angot / Elle les trouvait violents, étranges et dérangeants / Brutalement provocants simplement émouvants. » 

Luchini ne ratera moins encore le Sourire à visage humain,  portrait de Ségolène Royal qu’a peint Muray au vitriol en 2004. Luchini jubile, traits et gestes accompagnent la parole, il joue avec brio.

« La daïlamama du troisième millénaire !, se gausse le comédien, c’est génial ! » L’assemblée rit de plus belle.
« On tourne autour, on cherche derrière, il n’y a plus personne, il n’y a jamais eu personne. Il n’y a que ce sourire qui boit du petit-lait, très au-dessus des affaires du temps, indivisé en lui-même, autosuffisant, auto-satisfait, imprononçable comme Dieu, mais vers qui tous se pressent et se presseront de plus en plus comme vers la fin suprême.C’est un sourire qui descend du socialisme à la façon dont l’homme descend du cœlacanthe, mais qui monte aussi dans une spirale de mystère vers un état inconnu de l’avenir où il nous attend pour nous consoler de ne plus ressembler à rien.C’est un sourire tutélaire et symbiotique. Un sourire en forme de giron. C’est le sourire de toutes les mères et la Mère de tous les sourires.Quiconque y a été sensible une seule fois ne sera plus jamais pareil à lui-même.Comment dresser le portrait d’un sourire ? Comment tirer le portrait d’un sourire, surtout quand il vous flanque une peur bleue ? Comment faire le portrait d’un sourire qui vous fait mal partout chaque fois que vous l’entrevoyez, mal aux gencives, mal aux cheveux, aux dents et aux doigts de pieds, en tout cas aux miens ?Comment parler d’un sourire de bois que je n’aimerais pas rencontrer au coin d’un bois par une nuit sans lune ?Comment chanter ce sourire seul, sans les maxillaires qui devraient aller avec, ni les yeux qui plissent, ni les joues ni rien, ce sourire à part et souverain, aussi sourd qu’aveugle mais à haut potentiel présidentiel et qui dispose d’un socle électoral particulièrement solide comme cela n’a pas échappé aux commentateurs qui ne laissent jamais rien échapper de ce qu’ils croient être capables de commenter ? »
Luchini avait déjà lancé l’attaque sur Les emplois jeunes, caractéristiques  de « cette ère du festif sans limites », sortis tout droit du chapeau magique de Martine Aubry, qui se pose « du côté du domaine de l’innovation ».

 « Notre époque s’exprime par ses fêtes », allons « la Job Pride » peut commencer, abondamment louée par « l’effervescente propagande médiatique », faisons fleurir « agents d’accompagnement, agents d’ambiance », tous les « agents qui favorisent le décloisonnement ». Et après ? Mais « qu’importe l’ambiance, pourvu qu’on ait l’agent ! » Absurdes toutes ces « expressions sans objets » ? « Ces nouvelles entités linguistiques » dépourvues de fondement ? Pire, affirme Muray, elles sont symptômes mêmes du mal à l’œuvre : 
« Au fur et à mesure que le désastre progresse, le langage se contorsionne.» 
Et Luchini rit, et le public avec lui. Mais que disent vraiment tant de rires dans l’intimité de tous ces spectateurs ? Quel est le véritable écho produit par ces subtils jeux de mots ? L’hyperfestif poursuit la fête en son miroir. Il s’esclaffe.

« Je ne veux pas rire de certaines choses », cingle pourtant Muray avant de poursuivre la satire, épaulé par le talent de Luchini à enfoncer scrupuleusement ses clous, « le négatif n’a plus droit de cité »

Le comédien veille à souligner la pensée de l’auteur, se plaît à en répéter les phrases les plus virulentes qui accusent la terrible perte du sens, en fait drôlement tinter les clés. Refusant le concret, « professionnel sans emploi »  attaché à l’inessentiel,  l’hyperfestif  fait donc « route vers l’hyperfictif »

Entre la Comédie humaine et lui, s’est ouvert un gouffre. Que pourrait bien avoir à explorer un Balzac de nos jours, alors que « le rapport entre réalisme et réalité n’existe plus » ? Que peut désormais « le roman avec des êtres de maintenant quand les vœux pieux sont transformés en faits » ? Quelle « tâche surhumaine » pour la littérature d’aujourd’hui que « d’explorer quelque chose qui n’existe pas » ! « Comment ça se peint un agent accompagnateur »? Comment ça se peint un agent d’ambiance ? « Un roman exact… que peut-il sentir » ? Que peut bien être la finalité de « la grande fête des habitants du pays de l’innovation » ? Le monde continue de rire. Et bientôt surgira peut-être le « premier roman extrémiste », l’œuvre subversive par excellence. Il s'agira de la Comédie humaine hyperfestive dont les héros seront « un fracasseur de transistor, un restaurateur de négatif, un décourageur d’artistes contemporains...»  Luchini adore l’idée du « décourageur d’artistes contemporains ». Vrai qu’elle ne manque pas de piquants. Ah ! Les rires continuent de fuser. Mais décidément, « l’évaporation du réel » ne fait pas rire Muray. Quelle tragédie en vérité de vouloir ignorer que « l’effacement des frontières entre le conte de fées et la réalité ne s’accomplit que dans la mort ».

Muray était un trouble-fête. Et la fête demeure... trouble.