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vendredi 6 février 2009

Dostoïesvki: Les Possédés

Dark Angel - 1955 - Marjorie Cameron

 « Or, il y avait là un grand troupeau de pourceaux qui paissaient sur la montagne ; et les démons Le priaient qu’Il leur permit d’entrer dans ces pourceaux, et Il le leur permit. Les démons, étant donc sortis de cet homme, entrèrent dans les pourceaux, et le troupeau se précipita de ce lieu escarpé dans le lac, et fut noyé. Et ceux qui les paissaient, voyant ce qui était arrivé, s’enfuirent et le racontèrent dans la ville et à la campagne. Alors les gens sortirent pour voir ce qui s’était passé ; et étant venu vers Jésus, ils trouvèrent l’homme duquel les démons étaient sortis, assis aux pieds de Jésus, habillé et dans son bon sens ; et ils furent saisis de frayeur. Et ceux qui avaient vu ces choses leur racontèrent comment le démoniaque avait été délivré. »

Évangile selon saint Luc, ch. VIII, 32-27


Les Possédés, publié en 1871, est l'une des pièces maîtresses du «grand œuvre» de Fédor Dostoïevski, connue également en France sous le titre Les démons, chronique tissée en un épais canevas d’une angoissante noirceur à laquelle versent toutes les forces obscures que son anonyme narrateur éprouve et révèle de l'âme et de la pensée russes que symbolise une petite ville, à l’heure où elle succombe littéralement à l’envoûtement de la révolution socialiste, cette idéologie irrésistiblement nihiliste, importée d’Europe par Piotr Verkhovenski et son mentor, un aristocrate étrangement charismatique, Nicolas Stavroguine de retour d’un mystérieux exil.

Dostoïevski exécuta là une fresque éminemment politique - dirigeant une expédition au cœur même des idées auxquelles il se voua avec une minutie sans bornes, obsessionnelle - qu’il transforma au gré de son exploration en une œuvre infiniment plus complexe, aux dimensions métaphysique, religieuse, mystique, et dont chacun des pigments inscrit dans la masse est infesté du Mal.

Aussi dès le début de la chronique, l’évocation par le narrateur de l’étrange poème, un temps jugé dangereux, du littérateur acrimonieux et geignard Stepan Trofimovitch, «sorte d’allégorie, sous une forme lyrico-dramatique qui rappelle la seconde partie de Faust», et dans lequel apparaît «soudain sur un cheval noir un adolescent d’une beauté indicible et, le suivant, une énorme foule de tous les peuples. L’adolescent figure la mort et tous les peuples y aspirant», résonne-t-elle en prophétie de la puissante vague nihiliste sur le point de submerger la ville.
Et l’idée que cette œuvre aux accents si funestes était parue dans les revues révolutionnaires d’Europe à son insu, avait pendant tout un mois saisi d’effroi Stepan Trofimovitch, au demeurant père de l’intriguant Piotr Verkhovenski.

D’autant que ce triste poète, pathétique hypocondriaque, amateur de cartes et d’alcool, « parfois très étrange » et souvent vain, refusait d’être qualifié de mécréant car, au contraire, il admettait volontiers croire en Dieu, à la seule condition de distinguer le fait qu’il croyait en « un Être qui n’a de conscience de soi qu’en [soi] ». Il se plaisait à souligner en outre que s’il n’était pas chrétien, en revanche il respectait sincèrement le christianisme.

Convaincu d’être un esprit éclairé, prophète bafoué, visionnaire incompris, investi d’une mission salvatrice, il assurait qu'il se refuserait à baisser les bras. « La Russie est un trop grand malentendu pour que nous puissions en venir à bout seuls, sans les Allemands et sans travailler, disait-il, voilà vingt ans que je sonne le tocsin et que j’appelle au travail ! J’ai consacré ma vie à cet appel, et insensé, j’y ai cru. Maintenant, je n’y crois plus mais je sonne et je sonnerai jusqu’à la fin; jusqu’à la tombe ; je tirerai la corde jusqu’à ce qu’on sonne mon propre glas ! »
Du reste, selon les dires du narrateur, méfiant, Stepan Trofimovitch interrogeait la véritable foi révolutionnaire de « tous ces socialistes fanatiques, tous ces communistes enragés [étant] en même temps les individus les plus avares, les propriétaires les plus durs à la détente ; on peut même affirmer que plus un homme est socialiste, plus il tient à ce qu’il a. D’où cela vient-il ? Serait-ce encore une conséquence du sentimentalisme ?»
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Pour sa part, il était entretenu depuis vingt ans par la puissante générale Varvara Petrovna, mère de Stavroguine dont il fut en l'occurrence l‘influent précepteur plusieurs années durant. «Il n’hésita pas à se faire un ami d’un si petit être dès que celui-ci eut un peu grandi»,  releva le narrateur, non sans laisser poindre quelque sujet de curiosité, soulignant qu’«il arriva tout naturellement qu’il n’y eut aucune distance entre eux. Plus d’une fois Stefan Trofimovitch réveilla la nuit son ami de onze ou douze ans, uniquement pour lui confier, tout en larmes, ses sentiments blessés ou lui révéler quelque secret domestique sans s’apercevoir que cela était tout à fait inadmissible. Ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre et pleuraient.»

Stavroguine, de retour en adulte et maître, cette ancienne complicité n'avait en apparence plus d'importance, quand l'écrivain désormais obséquieux à son endroit, reprenait amèrement conscience de l'existence, jusque-là oubliée, de son propre fils Verkhovenski, lequel absorbé par ses manœuvres de complot, voyait en ce père indigne un instrument dont la perte servirait, outre sa vengeance personnelle,  son grand dessein révolutionnaire.  

Quant à la relation que Stepan Trofimovitch entretenait avec la générale Petrovna, le narrateur au fait d’intimes confidences, notait qu’elle relevait de ces « amitiés étranges : deux amis ont presque envie de s’entre-dévorer, passent ainsi toute leur vie, et cependant ne peuvent se séparer. Même il leur est tout à fait impossible de se séparer : l’ami qui, pris d’un caprice, aurait rompu le lien tomberait tout le premier malade et en mourrait peut-être ».
Stavroguine, dont les larmes de jeunesse semblaient irrémédiablement taries, tenait de sa mère au « sourire venimeux », cette distance infranchissable avec le monde. Froid tel un serpent, il était dénué du moindre état d’âme, mais en maîtrisait les rouages à seules fins d’instiller à la perfection le malheur partout. Sinon… « à quoi bon ?». 
A Kirilov, qui préparait son suicide, dûment commandé et programmé pour servir la cause, Stavroguine offrit une cynique apologie de l’œuvre de destruction, affirmant « comprendre bien sûr qu’on se suicide […] Je me le suis représenté moi-même, et il venait toujours une nouvelle idée : qu’on commette un crime ou, surtout une chose honteuse, c’est-à-dire infamante  mais très lâche et… ridicule, de sorte que les hommes s’en souviennent pendant mille ans, et tout  à coup cette pensée : « une balle dans la tempe et il n’y aura plus rien » Qu’importent alors les hommes et qu’ils crachent pendant mille ans. » 
  
Doté de fortune, de noblesse, d’une grande beauté, promis à une existence lumineuse mais « ennuyé de vivre, jusqu'à l'hébétude », il se vautrait dans la fange, la débauche et le sang, seulement fasciné par l’ignominie et l’humiliation, il s’entourait de médiocres, de veules, de mous, d’esprits viles et corrompus, alla jusqu’à s’infliger le châtiment d’épouser la sœur folle et boiteuse du grotesque capitaine Lebiadkine, ivrogne et joueur, à savourer l’injure publique et la déchéance, à provoquer le duel et refuser toute possibilité à son adversaire de marquer sa bravoure, bravant plutôt la mort pour s’offrir la jouissance d’une ultime humiliation infligée, et d’affirmer sa puissance dans l’abjection la plus extrême caractérisée par le viol d’un enfant.

Dans l’odieuse chute seule, éprouvait-il quelque joie à se sentir exister, savourait-il quelque sensation, celle de « l'enivrement d'une conscience torturée par sa bassesse ». Son unique jouissance.

« Toutes les fois que je me suis trouvé au cours de mon existence dans une situation particulièrement honteuse, excessivement humiliante, vilaine, et par-dessus tout ridicule, celle-ci a toujours excité en moi, en même temps qu'une colère sans bornes, une incroyable volupté », avait-il admis.

La lutte sociale dont il se moquait éperdument comme de tout le reste, ne l’engageait que dans la trahison, celle de sa patrie, de son milieu, de son origine, de sa mère, de sa propre existence. Sans foi ni loi, il trahissait sa parole, il trahissait Dieu.

L’atmosphère générale se chargeait d’une tension inquiétante, surnaturelle en sa présence pourtant impassible; les bêtes s’agitaient, les nuages s’amoncelaient, l’atmosphère s’électrisait, les femmes devenaient frivoles, les hommes nerveux. « Il était étrange alors, l’état des esprits d’ici », releva le narrateur, « un certain désordre des esprits était à la mode. » 

Le gouverneur von Lembke, se montrait de plus en plus agité, tourmenté par «d’étranges et sinistres pressentiments», d’autant qu’une épidémie de choléra s’annonçait, le bétail subissait une hécatombe, des incendies ravageurs éclatèrent tout l’été, des rumeurs inquiétantes se répandaient, vols et incidents criminels s’accentuaient.

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Seul à échapper à l’envoûtement, était Chatov, esprit critique, libre, à la foi restaurée qui s’était un temps engagé aux côtés de Stavroguine qu’il connaissait intimement, avant de décider de quitter l’organisation. Or, le renégat s’était longuement confié au narrateur pourtant des leurs mais qu’il jugeait « libéral modéré ». A ses yeux, « l’athéisme russe n’est jamais allé au-delà du calembour », lui avait-il déclaré.

Avait-il signé son arrêt de mort en lui révélant son sentiment sur ces « gens factices », mus par une « servilité d’esprit », caractérisés par une haine qui les rongeait, « une haine animale, infinie contre la Russie, une haine qui s’est incrustée dans leur organisme… Et nullement des larmes cachées sous l’apparence du rire ! Jamais parole plus fausse n’a été dite en Russie que celle qui concerne ces larmes cachées » 

Stavroguine,en revanche lui, affichait en toute circonstance la même troublante froideur de marbre, au point qu’il paraissait mort dans son sommeil que sa mère surprit un soir, non sans quelque effarement.
« Sa respiration était presque imperceptible ; son visage était pâle et sévère, mais complètement inanimé ; ses sourcils étaient quelque peu froncés ; dans cet état il ressemblait tout à fait à une figure de cire. La générale, retenant son souffle, resta penchée au-dessus de lui pendant trois minutes ; puis, saisie de peur, elle s’éloigna sur la pointe des pieds ; avant de quitter la chambre, elle fit le signe de la croix sur le dormeur, et se retira sans avoir été remarquée, emportant de ce spectacle une nouvelle sensation d’angoisse. »
Mais le bras armé de ce démon était Verkhovenski. Il « était survenu et des choses étranges commencèrent à se produire », selon le narrateur qui se présente comme étant M.G un étudiant membre de l'organisation, doté de précieux renseignements puisés, semblait-il, aux meilleures sources.
Piotr Stepanovitch «continuait tout le temps et sans relâche d’implanter à voix basse dans la maison du gouverneur cette idée qu’il avait déjà lancée auparavant, que Stavroguine possédait les relations les plus mystérieuses dans le monde le plus mystérieux et que certainement il se trouvait ici chargé de mission.»

C'était bien lui qui tirait les ficelles, manipulait cette bande de pauvres bougres malléables auxquels il avait su faire miroiter les « clairs espoirs » de la révolution socialiste, autrement qualifiée par son père, non sans quelque ironie accablée : « l’idée échouée dans la rue ».


Il avait su faire naître une légende le concernant et qui le précédait. Il rallia ainsi à l’organisation du complot le grand romancier russe Karmazinov, un être imbu et vaniteux (caricature peu amène de Tourgueniev), qu’il fascinait tant qu’il s’ouvrit à lui avec le plus grand cynisme. 
« Tout le monde s’effondre depuis longtemps, avait-il assuré, et tout le monde sait depuis longtemps qu’il n’y a rien à quoi se raccrocher Si je suis convaincu du succès de cette mystérieuse propagande, c’est ne serait-ce que parce que la Russie est actuellement par excellence l’endroit du monde où tout ce que l’on veut peut arriver sans la moindre résistance (…) Ici tout est condamné et voué à la perte. » 

« Il est donc vrai que vous n’êtes pas un socialiste mais un… ambitieux politique ?», l’interrogea un soir Stavroguine, alors que Verkhovenski se trouvait en proie à un délire fiévreux à tenter de le convaincre de prendre les rênes de ses desseins occultes, au sein desquels le socialisme se révélait n’être qu’une des armes nécessaires à la prise totale du contrôle de la destinée des hommes, sa domination absolue, sa possession radicale et l’installation de la toute-puissance tant espérée. Elle faisait signe en Stavroguine.  


«[...]Cela vous tracasse de savoir qui je suis ? Je vais vous dire qui je suis, c’est là que j’en viens. Ce n’est tout de même pas pour rien que je vous ai baisé la main […] Nous proclamerons la destruction […] La Russie s’enténèbrera, la terre pleurera ses anciens dieux […] Nous lancerons une légende mieux que les Skoptzi. Il existe mais personne ne l’a vu. […]Une force nouvelle vient […] Or, c’est elle qu’il faut, c’est après elle qu’on pleure. Qu’est-ce qu’il y a en effet dans le socialisme : il a détruit les anciennes forces et n’en a pas apporté de nouvelles. Tandis que là il y a une force et quelle force encore, inouïe! […]»  s’était enflammé Verkhovenski, dans cette tirade démente et passionnée offerte à Stavroguine.


Elle se brisa sur un sourire méchant dans un silence de mort.

Les Possédés, Fédor Dostoïevski, traduction de Elisabeth  Guertik (Ed. Le Livre de Poche, Classique)