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vendredi 30 décembre 2016

Rilke et Tsvétaeva s’effleurent au septième ciel

Marina Tsvétaeva - Photographe et date non identifiés

« Je reviens à la maison, non pour tromper
ni pour servir -  je n’ai pas besoin de pain.
Je suis ta passion, ta renouée du dimanche, 
Ton septième ciel et ton septième jour. » - Marina Tsvétaeva

« Ceux qui l’ont vu vivre
ne se doutaient pas combien
il faisait un avec toute chose ;
car tout ceci : ces profondeurs, ces prés
et ces eaux étaient son visage. » - Rainer Maria Rilke 

Au début de 1926, Marina Tsvétaeva était parmi les poètes russes les plus admirés. Au printemps de cette même année, elle était reléguée au rang « des plus décriés », en Union Soviétique mais aussi à l’étranger, tombée en disgrâce après la publication d’articles polémiques, dont Le Poète sur la critique et Florilège, dans lesquels elle avait écharpé écrivains, poètes et critiques.

Aussi, à la lecture de la lettre que Rainer Maria Rilke lui adressa le 3 mai 1926, la chère poétesse fut aussitôt transportée du fond de ses Enfers jusqu’au septième ciel, « jetée sur la plus haute tour de la joie »

En écrivant à Tsvétaeva, le poète autrichien, - depuis un sanatorium du canton suisse de Vaud où il séjournait pour la troisième fois -, avait accompli une mission-surprise, que lui avait confiée le poète russe Boris Pasternak, depuis Moscou.

 « A l’heure qu’il est, je reçois une lettre qui me touche infiniment débordante de joie et de la plus impétueuse émotion, de Boris Pasternak. Tout ce que ses feuillets suscitent en moi d’émotion et de gratitude doit d’abord, si je le lis bien, aller vers vous, puis, au-delà de vous, par votre entremise, jusqu’à lui ! » Tel un vent lumineux et chaud, ainsi Rilke s’engouffrait dans la vie d’une poétesse russe, inconnue de lui.

Orphée se retournant

A l’heure de l’exil, du doute et de la pauvreté en Vendée, Tsvétaeva vécut l’événement comme si Orphée en personne était descendu la chercher au royaume d’Hadès, comme si le Christ s’était manifesté ressuscité pour elle seule, comme dans sa Madeleine de 1923.

« Vers toi, de toutes mes faiblesses
J’aurais rampé – Et claire
Ma robe ! Que coule l’huile
Cachant mes yeux de diablesse » 

 Les mots de Rilke agirent sur elle tel un baume miraculeux, de consolation et d’espérance. En un éclair, elle reprit foi en son destin alors même qu’elle cherchait sa place parmi les poètes, et affrontait l’hostilité d’un monde qui meurtrissait sa chair et, plus violemment encore, son âme.

Rilke faisait suivre sa missive de ses derniers recueils de poèmes, Sonnets à Orphée et ses Elégies de Duino – ce dernier orné d’une magnifique dédicace :

« Nous nous touchons, comment ?
Par des coups d'aile,
Par les distances mêmes nous nous effleurons.
Un poète seul vit, et quelquefois
vient qui le porte au-devant de qui le porta. » 
 [...]

Ils ne s’étaient jamais rencontrés, n’avaient jamais échangé ni regards, ni mots, et pourtant Rilke affirma le regretter. « Pourquoi ne m’a-t-il pas été donné de vous rencontrer ? A en juger par la lettre de Boris Pasternak cette rencontre aurait été pour vous et pour moi une très profonde, très intime joie. Cela pourra-t-il se rattraper un jour ? »

Rainer Maria Rilke - Photographe et date non identifiés
Rilke n’avait jamais lu la poésie de Tsvétaeva mais, elle, en revanche, chérissait son œuvre et admirait sa matière poétique phénoménale.

« Vous, la poésie personnifiée, ne pouvez pas ne pas savoir que votre nom à lui seul est un poème. Rainer Maria, des sons qui évoquent église - enfance - chevalerie », s’enflamme-t-elle, dans son extraordinaire réponse à Rilke.

Evidemment, elle aurait eu maintes occasions de tenter d’entrer en contact, mais elle n’avait pas osé aller à lui, ne se sentant pas encore à la hauteur pour aborder cette cathédrale que représentait Rilke à ses yeux, « par fierté douloureuse, par respect du hasard (le destin c’est tout un) », argua-t-elle. Elle avait attendu son heure, en somme. Il était bien temps. Il était presque trop tard. Elle ignorait que Rilke était condamné. Lui, s’en doutait seulement.

Tous ceux qui avaient croisé le regard clair du poète ont rapporté avoir été frappés par sa courtoisie raffinée, son extrême gentillesse et surtout son extraordinaire humilité, à l’instar de l’écrivain et critique Edmond Jaloux qui rappelait en 1927, que « chez Rilke on voyait d’abord un homme, ensuite un poète, et l’homme de lettres, au sens péjoratif du mot, ne paraissait jamais. Il y avait en lui du pèlerin qui cherche obscurément le chemin de la terre sainte et qui ne s’embarrasse d’aucun amour propre.»

De toute façon la rencontre physique n’était pas une nécessité aux yeux de la poétesse. Au contraire, elle préférait, par-dessus tout, la communication directe d’âme à âme, selon elle, les corps agissaient comme des filtres et en faussaient le rapport. « Mon mode préféré de relation se fait dans l’absence, en rêve : voir en rêve et deuxièmement - par correspondance », avait-elle confié à Pasternak, dans une de ses lettres.
« La lettre, une des formes de contact réalisables dans l’absence, est moins parfaite que le rêve mais les lois en sont les mêmes, précisait-elle, ni l’une, ni l’autre ne se font sur commande : on écrit une lettre et on fait un rêve non quand on le désire, mais quand la lettre désire s’écrire et le rêve désire être rêvée. »

Aussi, la lettre de Rilke ne représenta pas moins qu’une visite de son âme à la sienne. Elle compose, cisèle ses réponses dans la langue de Goethe qu’elle maîtrise depuis l’enfance. Elle le prévient toutefois : « […] vous sentirez toujours en moi une Russe, et moi, en vous, une manifestation purement humaine (divine). C’est l’écueil de notre nationalité trop individualisée : que tout ce qui est moi en nous soit appelé par les Européens, russe.»
Cela précisément ne pouvait manquer de séduire Rilke. La Russie tenait une place fondatrice dans sa mémoire. Au printemps 1899, il y avait voyagé avec son amie intime Lou Andréas-Salomé, et vécu à Moscou une expérience indélébile de pure révélation mystique, lors de la fête de Pâques. Ce fut la résurrection, à la source du Livre d’heures.

 Rilke, Lou Andréas-Salomé, Drozhzhin en Russie (1900)
« C’est là, que c’est formé ce sentiment, par l’expérience directe des heures de la vie, strophe après strophe, prière après prière, inspirés par des jours et des nuits emplis d’une inépuisable dévotion, se souvient l’amie Lou, de quatorze ans son aînée. On n’avait sans doute jamais encore écrit et prié ainsi : comme si prière et écriture n’avaient eu qu’à être en ne formant qu’un. Et cela s’accomplit au nom de Dieu, que Le Livre d’heures étend sur toutes choses, comme un manteau maternel à l’abri duquel même les plus petites choses sont baptisées et reçoivent un nom. »

La résurrection de Pâques moscovite dont parle Lou Andréas-Salomé, Rilke l’appelait la nouvelle, - celle de sa renaissance et, partant de l’affirmation de sa visée poétique, sa vision métaphysique -, d’une singulière grandeur, se souvint-il, dans une lettre de vœux écrite à Lou pour Pâques, en 1904, alors qu’il séjournait à Rome.

 « J’ai vécu Pâques une seule fois : jadis, dans cette longue nuit fiévreuse, surprenante, inouïe, alors que tout le peuple se pressait, et que l’Ivan Velikii résonnait en moi, coup après coup, dans l’obscurité. Telle fût ma Pâques, et je crois qu’elle suffira pour toute une vie ; la nouvelle m’a été donnée dans une nuit de Moscou, avec une singulière grandeur, elle m’est entrée dans le sang et dans le cœur. Je le sais à présent. (Joyeuses Pâques) ! »

En comparaison de Moscou, Rome l’avait déçu, sa manière ne lui correspondait pas. « Hélas, ce n’est
pas ici une ville pour Pâques, ni un pays qui sache se couronner de grandes cloches, tout est faste sans piété, mise en scène plutôt que fête. »

En Russie, – espèce d’Au-delà  tel que Tsvétaeva voyait son pays Rilke avait été surtout fasciné par un peuple. Il y avait noué de solides amitiés, au nombre desquelles le peintre Leonid Pasternak, père de Boris, l’origine même de la correspondance naissante avec Marina Tsvétaeva. « Ce miracle, tout de même : toi – la Russie – moi », applaudit la poétesse pour l’Ascension.
Le cercle était bouclé, un autre s’ouvrait. L’ultime cercle, cette fois, pour Rilke qui s’éteindrait à l’extrémité de l’année.

« Je vis ma vie en cercles de plus en plus grands
qui sur les choses s’étendent.
Peut-être ne pourrai-je achever le dernier
Mais je veux en faire l’essai.

Je tourne autour de Dieu, la Tour première…»
,

Rilke, avec Le Livre d’heures, – initialement intitulé Prières – marquait « le commencement de son œuvre », de sa maturité masculine et littéraire ; l’errance purement concentrée, humble, désintéressée s’était déjà profondément et durablement enracinée aux cieux, et René comme l’appelait sa bigote de mère était devenu Rainer.

Philippe Jaccottet, poète et chant français de Rilke, a clairement expliqué dans sa monographie, à propos du chercheur de Dieu du Livre d’heures, que ce que le poète
« nomme alors Dieu (à l’égard de quoi il sera infiniment plus réservé plus tard) est saisi par lui au plus intime de l’expérience poétique (qui est, comme le cloître, à la fois clôture et ouverture), que cela se confond avec la montée de la voix en lui ; il est vrai que ses images préférées, qui sillonnent l’œuvre de bout en bout, sont aussi, ou d’abord, les modèles d’un art poétique. Il faut seulement prendre garde à l’ordre des termes : au lieu de prétendre que Rilke, dès le Livre d’heures, réduit Dieu à la poésie, et fait aboutir le monde à un poème, il faut comprendre qu’il voit dans la poésie - en un temps où le sacré s’efface ou se dérobe - un mouvement vrai vers le Divin, et dans les images des signes du divin [...] »

Ce qu’il faut comprendre, dit Jaccottet, ce qu'il faut entendre, « c’est que le poème doit dire, par son existence au moins autant que par son énoncé :  'Il y a, d’une manière ou d’une autre, en dépit de toutes apparences, de l’Être ; il y a une Totalité à laquelle il nous arrive d’avoir part.'»

En ce printemps 1926, Rilke le phénomène naturel  – tant attendu –  communiquait avec  Tsvétaeva, avait part avec elle à la Totalité. Les courriers venus de Suisse étaient des bénédictions. Les ailes de Marina repoussaient, elle était aux anges. Les signes étaient divins.

La langue des poètes

Elle n’accomplit pas immédiatement la mission qu’à son tour lui avait confiée Rilke à destination du bienfaiteur qu’avait été Boris Pasternak pour elle – toutes les communications étaient coupées entre l’U.R.S.S et la Suisse –, et qu’elle évinça sciemment, un temps court seulement. C’était un péché, une traîtrise, c’était laid.

Le silence prolongé de Rilke, interprété comme une froideur de reproche à son égard, la faisait souffrir. Mais elle assumait toujours sa mauvaiseté, revendiquait depuis toujours sa nature de pécheresse.

« Je n’ai pas suivi la Loi, je n’ai pas communié.
Et jusqu’à l’heure dernière je pécherai
Comme j’ai péché et pécherai encore
Avec passion ! Par tous les sens que Dieu me donne.»


Pauvre Rilke, tellement loin du jeu, - ce luxueux loisir de la jeunesse et la santé -, lui, si près de la fin.
Boris Pasternak en 1924 –
Quand elle le réalisa, elle ressentit sans doute un peu de honte mais de remords, jamais, dit-elle. De fait, elle se confessa vite à Rilke, avouant être mauvaise, « Boris est bon. » 

Elle s’en expliquera, d’une autre manière, aussi directe et franche, avec Pasternak. « Pour mon Allemagne, il me faut Rilke tout entier. »

Dans une autre lettre à Pasternak, tandis que Rilke se taisait encore, elle avait évoqué la révélation que ce nouveau lien venait signaler de son propre destin poétique. « (Lui, je ne lui écris) Je jouis en ce moment de la paix de la perte absolue - son aspect divin - le refus. C’est venu tout seul. J’ai subitement compris. » Parler de lui, c’était penser à lui, encore parler avec lui, c’était être avec lui, l’invoquer peut-être. Elle avait besoin de lui, en Dieu.

Tous deux aimaient guetter des signes, interpréter les éléments quels qu’ils étaient. Ils les échangeaient, les discutaient, interprétaient tout, regardaient les choses avec une clairvoyance qui leur était propre, comme Rilke lut un oracle sur l’enveloppe Marina en y découvrant son signe fétiche. « St-Gilles-sur-Vie (survie !), quelqu’un a tracé un grand « sept » bleu, flatté (comme ça : 7 !), sept mon chiffre propice. L’Atlas a été ouvert […] et déjà tu es inscrite, Marina, sur ma carte intérieure […] »

Ainsi, Rilke avait été séduit par le feu poétique irradiant de Marina, et usant à son tour du tutoiement, il lui offrit cette formule merveilleuse, la langue pleine de vie, le verbe fougueux : « tous mes mots veulent courir vers toi en même temps, pas un qui accepte d’en laisser passer un autre devant lui. »

Rilke lui soufflait des pensées, des  rêves, de futurs poèmes, lui offrait une lecture nouvelle du mythe d’Orphée, l’éclairait de façon autre, inspirait des réflexions d’une dimension décuplée.

« Si tu savais à quel point je vois les Enfers ! Je dois être encore à un très bas degré de l’immortalité », avait-elle écrit à Pasternak. Elle venait de publier son grand cycle Après la Russie. Elle ne comprenait pas que le barde grec n’ait pu résister à se retourner sur Eurydice, imaginant que peut-être celle-ci n’avait plus voulu le suivre. Elle s’en ouvrait à Pasternak. Elle assumait toujours. Tout. Tout son être, toute son âme. Et cependant, si pudique sur la misère qu’elle affrontait, la dureté de son univers.

En 1922, elle avait expliqué considérer que « sa tâche », - quand elle s’était mise à écrire le Gars, inspiré du conte populaire russe Vampire d’A. N. Afanassiev -,  visait à « découvrir le sens, l’essence du conte, caché sous la structure. Le désensorceler »

Dans une lettre de 1915 à Ellen Delp, Rilke, lui, avait dit avoir compris sa tâche grâce à la découverte de Tolède, – à l’instar du Gréco qui en fit avant lui un somptueux tableau –, qui exerça sur son œuvre et sa vision du monde une influence d’une portée considérable.  

Alexandre Blok
« Apparition et vision coïncidaient en quelque sorte partout dans l’objet, un monde intérieur complet s’extériorisait en chacun d’eux, comme si un ange, qui englobe l’espace était aveugle et regardait en lui-même. Ce monde vu non plus de l'homme, mais en l'ange, est peut-être ma vraie tâche, du moins tous mes essais antérieurs convergeraient-ils en elle, mais pour l’entreprendre, Ellen, comme il faudrait être protégé et résolu ! »

A l’heure de la correspondance avec Rilke, Tsvétaeva venait de franchir un nouveau seuil d’exploration poétique et littéraire, sa quête était métaphysique et sa poésie en était imprégnée. Elle défiait la nature du temps, de l’espace, interrogeait le Verbe, – lave, passion en veine – elle était prête à l’écoute parfaite de la lyre de son nouveau prophète.

« Ce que j’attends de toi, Rainer ? Rien. Tout. Que tu m’accordes à tout instant de ma vie de lever les yeux vers toi - comme vers une montagne qui me protège (un ange gardien de pierre !). Tant que je ne te connaissais pas, c’était possible, maintenant que je te connais- il faut une permission. Car mon âme est bien élevée. »

Orphée, le poète absolu qu’elle espérait depuis toujours, l’élu du ciel qu’elle avait, par le passé, reconnu et vénéré en la personne du poète russe Alexandre Blok, s’était à présent incarné en Rilke.

L’attente d’Eurydice

L’épistolière de génie n’avait pas d’interlocuteur de telle envergure, à part Boris Pasternak, elle ne trouvait « personne de son calibre et sa puissance ». En conséquence, l’entrée de Rilke dans sa vie, écrivit-elle alors à Boris, n’était « pas une mince affaire ». D’évidence, il n’avait pas besoin d’elle, et elle en souffrait déjà. Elle craignait qu’il ne reconnaisse sa propre mesure, elle redoutait déjà de le perdre.

 «  Je ne suis pas moins grande que lui (dans l’avenir) mais je suis plus jeune. De plusieurs vies. La profondeur de la pente est mesure de l’altitude. Il est profondément penché vers moi, plus profondément que... peut-être (laissons cela !) – qu’ai-je senti ? Sa taille. Je la connaissais auparavant, maintenant, je l’ai sentie sur moi. Je lui ai écrit : je ne veux pas me diminuer, cela ne vous rendrait pas plus grand (ni moi plus petite) cela vous ferait seulement encore plus solitaire, car dans l’île où nous sommes nés, tout le monde est comme nous.»

L’exilée russe, soumise à la misère en terre étrangère, éloignée de sa culture et de ses liens affectifs, était plus que jamais en quête d’une communication d’exception, d’une connivence idéale, qu’elle savait en mesure de naître seulement entre deux grands poètes.

Les vers que Rilke lui avait dédiés d’emblée étaient marqués, par-delà le temps et l’espace, du sceau du destin d’autant qu’ils semblaient faire écho à ses propres vers du cycle de La Séparation, dans le recueil Le Métier publié en 1921:

« Lever les bras
Toujours plus haut !
Des verstes non terrestres
Nous séparent,
Ce sont des fleuves célestes, les terres azurées
De la séparation, là, où, mon ami, à jamais -
Reste mien. »


Elle croyait à « une relation supérieure entre les êtres, pour lesquels la vie concrète est en fait un obstacle, d’une communion des âmes qui se réalise mieux à distance et par-delà la mort. »  

Elle écrira plus tard, peu après la mort de Rilke, à son amie Anna Teskova, qu’« un Orphée allemand, c’est-à-dire, Orphée était apparu cette fois-là en Allemagne. Pas un poète (Rilke), mais l’essence même de la poésie. »

Des liens invisibles les unissaient depuis l’éternité. Pour le poète russe Joseph Brodsky, chez Tsvétaeva, « l’idée poétique de la vie éternelle dans l’ensemble relève davantage d’une cosmogonie que de théologie, et ce qui est souvent avancé en tant que mesure de l’âme n’est pas le degré de perfection essentielle pour parvenir à l’amour et la fusion avec le Créateur mais plutôt la durée et la distance physique (métaphysique) de ses errements dans le temps. En principe, la conception poétique de l’existence évite toute forme de finitude ou de stase, y compris toute apothéose théologique. » Et de souligner, non sans humour : «  En tout cas, le paradis de Dante est bien plus passionnant que sa version ecclésiastique. »

Elle voulait tant que Rilke, son Orphée la reconnaisse. Elle joignit à sa première lettre ses « livres les plus faciles, ceux de [sa] jeunesse », ses Vers à Blok de 1922, et Psyché Romantiques de 1923, dédicacée :

« A Rainer Maria Rilke, mon préféré entre tous sur terre, après la terre (au-dessus de la terre !) »

Orphée en Rilke s’était annoncé et, elle avait la plus grande foi en ce que son ouïe lui rapportait. « J’entends des voix qui me commandent […] », avait-elle expliqué dans son essai Le Poète et la critique. « Mon écriture consiste à prêter l’oreille. »

Et les mots dans son oreille disaient l’importance des Sonnets et des Elégies de Rilke qu’elle avait découvert avec ferveur et délice.

Rilke dans l’écriture et la poésie répondait, lui, à « une nécessité presque involontaire », un état singulier, « supérieur de la conscience », qu’il appelait « un dévouement » ou « une force irrésistible. »

Edmond Jaloux avait perçu dans l’ensemble de son œuvre, une même respiration, un même souffle, « le sentiment de l’amour et en même temps une sorte d’éloignement mystique de l’amour » qui s’expliquait, à son sens, par « ce dépouillement progressif par lequel il essayait de se rapprocher d’une vérité centrale qu’il a appelée Dieu pendant longtemps.»

Comme Abélone des Cahiers de Malte Laurids Brigge, il s’agissait pour Rilke « de penser avec son cœur, pour, insensiblement et sans intermédiaire, entrer en rapport avec Dieu » L’amour l’enchantait dans son inaccessibilité et son impossible satisfaction, à l’image de Dieu. En cela, l’identification à Orphée prenait tout son sens tragique.

Dans le même ordre d’idée, on sait que « Tsvétaeva voyait en Orphée une préfiguration de son propre destin de poète, mais elle aimait aussi dans ce mythe, la tragédie de l’amour  qui se termine par la deuxième mort de la nymphe, après qu’Orphée sortant avec elle de l’Hadès ait manqué de confiance.»

Par des coups d’aile, se rejoindre

Elle s’embrasa, bien sûr. Telle était sa nature, toute d'incandescence. « Que te dire de ton livre ? Le degré suprême. Mon lit changé en nuage.»

Son ciel brûlait plus que jamais, avec Rilke, ce grand soleil, en son milieu. « Ton destin  terrestre me concerne plus intimement encore que tes autres cheminements [...] », lui écrivit-elle pour l’Ascension, Himmelfahrt en allemand, soit le voyage dans le ciel.

La veille, Marina Tsvétaeva était revenue commenter la dédicace de Rilke, louant sa clairvoyance, lui offrant une pieuse pensée en retour. 

« Nous nous touchons, comment ? Par des coups d’aile. Rainer, Rainer, tu m’as dit cela sans me connaître, comme un aveugle (un voyant !), au petit bonheur. (Pas de meilleurs tireurs que les aveugles !)
Demain, c’est l’Ascension du Christ. Comme c’est beau. Le ciel dans ces mots ressemble à mon océan. Et le Christ - cingle. »

La vampiresse d’amour oscillait entre le tu et le vous, tantôt Orphée, tantôt Christ, cherchait à établir avec Rilke la plus intense et étroite communion.

« Sais-tu pourquoi je te tutoie et t’aime et... et... et... Parce que tu es une force. La chose la plus rare », avait-elle compris. Mieux. Le poète Rilke était le disciple de Dieu même, son favori : «  Dieu. Toi seul as dit à Dieu des choses nouvelles. Tu es expressément le rapport Jean-Jésus (inexprimé de part et d’autre). Mais - différence - tu es le préféré du Père, non du Fils, tu es le Jean de Dieu le Père (qui n’en a pas eu !). Tu as (élection dans les deux sens du mot) choisi le Père, parce qu’il était plus seul et - impossible à aimer ! »

Orphée était, selon certaines théories, le créateur du monde. « De l’enseignement orphique, les Romantiques ont retenu la notion d’une âme immortelle emprisonnée dans un cycle de naissance et de mort. Orphée, en tant que poète et prophète de cette religion, était le héros préféré de Rilke et Tsvétaeva », confirme Constantin Azadovski.

L’orphisme tendait au monothéisme et avait en partage avec le christianisme certaines conceptions telles que le péché originel, la purification, l’immortalité de l’âme, le Paradis, l’Enfer. Aussi, les premiers chrétiens avaient vu en Orphée, une forme d’annonce du Christ.

Rilke lui répondit avec bienveillance et belle ardeur. Le feu naturel de Tsvétaeva avait propagé sa lumière jusqu’à lui qui luttait contre la mort dans son sanatorium.

« Dans l’aujourd’hui éternel de l’esprit, aujourd’hui, Marina, je t’ai reçue dans mon cœur, dans ma conscience tout entière frémissant de toi, de ta venue […] Tu as plongé tes mains, Marina, tour à tour offrantes et jointes, tu as plongé tes mains dans mon cœur comme dans le bassin d’une fontaine ruisselante : et maintenant, aussi longtemps que tu les y garderas, le courant contenu coulera vers toi... Accepte-le.»

Elle insufflait espérance et vitalité à l’âme de Rilke. 

« Quelle force tu as, poétesse, pour pouvoir même dans cette langue, atteindre ton but, être précise, et toi-même Ton pas qui sonne aux marches, ta sonorité, toi. Ta légèreté, ton poids maîtrisé, offert. »

L’avènement d’Orphée

Le poète lui conta les circonstances de création des Elégies, dans l’« excès, meurtrier, de solitude » que lui avait coûté ces œuvres, mais récompensé par le sentiment d’avoir accompli « une chose bien trop infiniment totale». Il avait commencé les Elégies en 1912 à Duino, sur les bords de l’Adriatique, mais son élan créateur fut longuement tétanisé par « la grande interruption du monde ». Ce n’est qu’en 1921, en s’installant dans la paix du château de Muzot en Suisse, « enfermé dans un temps pur », que les Elégies avaient pu être composées dans leur totalité.

Muzot, ce pur miracle qu’il devait à l’amie Baladine Klossowska, cette « incitation plus forte qu’aucune autre, n’a permis que la réalisation, le saut, vertical, dans l’Ouvert, l’Ascension de toute la terre en moi... Chère, qu’ai-je besoin de te dire, quand tu as entre tes mains les Elégies, quand tu as les Elégies entre tes mains et au-dessus de ton cœur qui bat contre elles, complice...»

Paul Valéry avait vu juste, craignant pour lui, derrière les hautes murailles de Muzot,  « cette
transparence d’une vie trop égale qui à travers les jours identiques, laisse distinctement voir la mort ». Le 5 avril 1924, Valéry était allé visiter Rilke dans sa tour d’ivoire, et Rilke attendait Valéry, le « feu d’artifice ».
 

Rainer Maria Rilke et Paul Valéry
« Valéry, Rilke, c’est autre chose qu’une rencontre, c’est plus, ou si c’en est une, elle l’est dans la mesure où une arche rencontre en son faîte le versant d’une autre arche », avait ainsi joliment rappelé Monique Saint-Hélier, amie intime des trois dernières années d’existence de Rilke.

Marina Tsvétaeva rêvait d’aller, elle aussi, plonger son regard dans celui du poète, en compagnie de Boris Pasternak, là-bas dans les montagnes. « La Suisse a fermé ses frontières aux Russes. Mais il faudra que les montagnes s’écartent (ou se fendent !) pour nous laisser Boris et moi jusqu’à toi ! Je crois aux montagnes. (Ces mots dans ma variante – qui n’en est pas une vraiment, parce que nuits et montagnes riment – tu les as reconnus, n’est-ce pas ?)
»

Il s’agissait d’un écho au vers du Livre d’heures, « Je crois aux nuits » et, en même temps, de la formulation d’un vœu, d’un projet, auquel Rilke voulut croire aussi.

A vingt-et-un ans, il avait écrit dans une courte biographie : « Ma devise : Patior ut potiar. Pour le présent, je nourris une aspiration ardente à la lumière, pour l’avenir un espoir et une crainte. Espoir : paix intérieure et bonheur de créer. Crainte (hérédité nerveuse chargée) : folie ! »

 
La jeunesse désormais derrière, il était resté fidèle à sa devise. Son espoir merveilleusement réalisé, sa crainte en quelque sorte aussi. En grande souffrance physique, Rilke avait regagné le sanatorium de Val-Mont où il était soigné pour « une maladie du nerf ». En réalité, ce fut une maladie du sang.

En tête-à-tête avec la mort désormais, il feignait moins que jamais, et surtout ne mentait point à Marina Tsvétaeva, lui laissait entendre, avec pudeur, sa souffrance, évoquant seulement « les désaveux du corps qui le plongeaient dans le désarroi. »

Là, malgré la gravité de son état de santé qui se dégradait rapidement, il avait trouvé la force de composer l’Elégie à Marina Tsvétaeva, qu’elle reçut en juin 1926. L’enveloppe contenait aussi des photographies qui avaient été prises de Rilke l’année précédente à Muzot. Tsvétaeva avait demandé à connaître son visage, elle lui avait déjà envoyé un portrait d’elle.

 
Parmi les « petites photos » annotées que Rilke lui adressa, l’une d’elles interpela Tsvétaeva singulièrement, comme une prophétie qui donne rétrospectivement le frisson : « la plus petite – c’est un adieu. Quelqu’un qui part en voyage, quelqu’un qui jette encore un regard, apparemment furtif – les chevaux attendent déjà –sur son jardin, comme sur une page écrite, avant de partir. Qui ne s’arrache pas – mais se détache. Quelqu’un qui laisse tomber – doucement – tout un paysage. (Rainer, emmène-moi !) »

Tsvétaeva priait Orphée de la sortir des Enfers, de lui prendre la main, et la ramener chez elle au septième ciel, le paradis des poètes.



mardi 29 septembre 2015

Les trahisons terrestres de Marina Tsvétaeva

Marina Tsvétaeva et sa fille Ariadna en 1916
Les Trahisons terrestres de Marina Tsvétaeva — Extrait
Frédéric Fiolof, Hélène Gaudy, Romain Verger, Anthony Poiraudeau du comité de rédaction de La Moitié du Fourbi dont j’ai le plaisir de faire partie et les auteurs suivants, avons contribué au numéro 2 consacré à la notion Trahir

Frédéric Forte / L’œil de l’Oulipo : 99 notes préparatoires à la trahison Sarah Cillaire (texte), Anne Collongues (photographies) / Des Inuits aux Batignolles Romain Verger / Efface-moi, je t’en prie Hélène Gaudy/ Vies de Kurt Gerron Alain Giorgetti / Pardonne pas (Sept roses rouillées à la mémoire de François Mitterrand) Joseph Vimont (1795-1857) / Le parricide Martin Zoé Balthus / Les trahisons terrestres de Marina Tsvétaeva Clémentine Vongole / Elles veulent jouer avec vous Jean-Yves Jouannais / La très grande vadrouille ou ce par quoi, dans la guerre, Hans Reiter se sentit trahi Frédéric Fiolof / Le roi est nu Guillaume Duprat / Topologie de l’Enfer et localisation des traîtres dans la Divine Comédie (textes & dessins) Hugues Leroy / Ma voix n’est plus la mienne Anthony Poiraudeau / Aussi bien que les autres Marie Cosnay / Grande bouche belle gueule aux yeux de génisse La moitié du fourbi / Conversation avec Geoffroy de Lagasnerie Anne-Françoise Kavauvea / Aharon Appelfeld : trahir sa langue Nolwenn Euzen / Marche ou rêve (photographies & textes)

La Moitié du Fourbi sera présente au Salon de la Revue qui se tiendra à la Halle des Blancs Manteaux dans le Marais à Paris, les 9, 10 et 11 octobre prochains.

Une rencontre sur le thème de Littérature et hybridité sera animée par Frédéric Fiolof, avec les écrivains Alessandro Mercuri, Anthony Poiraudeau et la revue Le Chant du Monstre. Elle aura lieu dans la salle Henri Poncet de la Halle des Blancs Manteaux, de 15h30 à 16h30, le samedi 10 octobre.
 
Par ailleurs, la librairie parisienne Le Comptoir des mots organisera une soirée le 13 octobre avec quelques auteurs de la revue à l'occasion de la sortie de ce deuxième numéro : En savoir plus sur cette rencontre au Comptoir

Le Comptoir des Mots
239 rue des Pyrénées
75020 Paris

dimanche 13 décembre 2009

Tsvétaeva, d'amour vampiresse

Marina Tsvétaeva - Photographe non identifié

Ce texte a été recomposé pour la série que le philosophe Jean-Clet Martin a consacrée aux Vampires sur son blog Strass de la philosophie

La poétesse russe Marina Tsvétaeva, après avoir lu Le Vampire, conte populaire issu d'un recueil d'Alexandre Nikolaïevitch Afanassiev, s'était longuement demandée pourquoi la jeune héroïne Maroussia, que les histoires de vampires effrayaient tant, avait bien pu refuser d'admettre qu'elle en avait réellement rencontré un, alors qu'elle savait aussi fort bien qu'en le nommant, elle se sauverait sans doute.

« Pourquoi disait-elle "non" à la place de "oui". Par peur ? » s'était interrogée Tsvétaeva qui n'oubliait toutefois pas que, saisi d'épouvante, on pouvait tout « aussi bien se cacher au fond de son lit que se jeter par la fenêtre ». Seulement dans le cas de Maroussia, la poétesse avait compris, en l'occurrence, qu'il s'agissait d'une peur a priori contre-nature, subtile, inattendue, d'une peur transcendée.
« La peur, si vous voulez, mais plus autre chose. La peur plus quoi ? Quand on me dit : fais telle chose et tu seras libre, si je ne fais pas telle chose, c'est que je n'ai pas tellement envie de ma liberté, c'est que la non-liberté m'est plus chère. Et qu'est-ce que la non-liberté si chère aux hommes ? L'amour. »
Ainsi, Marina conclut que la seule explication à l'intrigante option, si lourde de conséquences, était que « Maroussia aimait le vampire, c'est pourquoi elle ne l'a pas nommé et a perdu coup sur coup sa mère, son frère, sa vie. Passion et crime, passion et sacrifice. »

La peur avait été métamorphosée, le dégoût surmonté, la répulsion dépassée dans la fascination de la force surhumaine et la transgression de l'interdit ouvrait dès lors l'horizon exaltant de l'amour éternel, à la fois coupable de complicité avec le Mal et angélique, puisque Maroussia allait révéler au sanguinaire gaillard la tentation du Bien. Elle se livra d'elle-même corps et âme, enivrée de cette passion dévorante, après lui avoir sciemment sacrifié les plus proches membres de sa famille, source originelle de son sang.

Ce conte retentit profondément, plus que de raison peut-être, en Marina Tsvétaeva. De fait, Le Vampire allait bel et bien s'emparer d'elle, la posséder, l'obséder au point d'inquiéter son esprit d'où jaillira un poème en 1922. Elle ne s'en sera pas exorcisée pour autant. Suprême Le Gaillard, assoiffé de ses substances vitales, s'était durablement installé au coeur de son être, instillé patiemment dans le flux de ses veines, pleines d'un sang enfiévré.

« Ma rupture avec la vie devient de plus en plus en plus irrémédiable. J'ai émigré, j'émigre, emportant avec moi toute ma passion, tout l'indépensé, non comme une ombre exsangue, mais emmenant tellement de sang que j'en aurais su traire et abreuver tout le royaume d'Hadès. Oh j'aurais su le faire parler moi le royaume d'Hadès ! », écrivit-elle alors à l'autre grand poète russe Boris Pasternak avec lequel elle entretenait depuis plusieurs années une correspondance abondante, riche d'une prose indéfectiblement poétique et passionnée, témoin d'une amitié amoureuse exaltée.

Elle ne cessa cette année-là ses réflexions sur la « non-liberté entre les êtres », avant de revenir, quelques années plus tard, concrètement sur le texte et de s'employer à la traduction de son poème russe en français qui deviendra, après plus de huit mois de travail, Le Gars.

Et ne parvenant toujours pas, sans doute, à se défaire de l'insatiable Gaillard, elle tira de son texte en français, un autre conte cette fois d'une plus grande fidélité à la fable d'origine écrite par Afanassia.

Tsvétaeva conta alors :
 « L'histoire d'une jeune humaine qui aima mieux perdre ses proches, soi-même et son âme, que son amour. Ceci est l'histoire d'un damné qui fit tout pour sauver de soi celle qu'il devait infailliblement perdre. D'une humaine devenue inhumaine. D'un damné devenu humain. Et finalement de deux devenus un. D'une qui, à travers la mort, l'oubli, la maternité – aima. D'un qui à travers la mort, l'oubli, la maternité de l'aimée - aima. Contre lui-même et son damné amour – aima. »
Et tout comme son personnage de fiction, Marina Tsvétaeva avait « peur, à voix haute, peur d'attirer le mauvais sort, j'ai peur d'attirer – quoi ? », avouait-elle le 22 mai 1926, à Pasternak après lui avoir soufflé : « Tu ne connais pas ma vie, précisément cette fréquence du mot vie : Et jamais tu ne l'apprendras dans mes lettres » et cela, aussi puissant qu'était le lien transmental qui les unissait, même si l'encre vitale coulait entre eux, les abreuvant comme un sang, et quand bien même elle vivait chaque seconde avec l'âme du poète, sa vie, sa chair, demeurerait mystère.

Boris Pasternak - Photographe non identifié
« [...] de toutes parts, l'amour, l'amour, l'amour. Et cela ne me fait aucun plaisir [...] Tu as brusquement découvert l'Amérique : moi. Non, fais-moi découvrir l'Amérique », intima-t-elle à Pasternak dans une longue missive.

La jeune femme, — infiniment torturée, aux prises avec son exigeant vampire que, d'évidence, figurait le poète —, se livrait résolument et « peu [lui] import[ait ] où [elle s']envol[ait] ».
« Peut-être est-ce là que réside ma profonde amoralité (non-divinité). Car je suis moi-même Maroussia : honnêtement, comme il convient (étroitement comme il ne se peut pas), tenant parole, me défendant; me protégeant du bonheur, à demi morte (pour les autres, plus qu'à demi, mais je le sais bien, moi), ne sachant pas au juste moi-même pourquoi il en est ainsi. »
Son incantation mystique et enflammée de possédée se poursuivait à l'adresse de son Boris bien-aimé, dans la douleur, incertaine de vouloir lutter contre l'appel ténébreux malgré le chant des anges qui la portait encore, à l'instar de son propre conte :
 « Obéissante alors que je me fais violence et même allant vers cet Hymne des Chérubins, vers une voix, par la volonté d'autrui non par la mienne. »
Elle avait saisi dans l'histoire du Gaillard et de Maroussia un écho intuitif d'Orphée et Eurydice qui la bouleversait. « Orphée est venu la chercher pour vivre, l'autre est venu chercher la mienne [Maroussia] pour ne pas vivre ».

Eurydice, là, dans l'interminable couloir des Enfers, portait, comme Maroussia, « tout ce qui, en elle, aimait encore, dernier souvenir, ombre d'un corps, échancrure du coeur, que le poison de l'immortalité n'a pas encore touché [...] Par le venin de l'immortalité s'achève la passion des femmes. Tout ce qui en elle répondait à son nom de femme le suivait, elle ne pouvait pas ne pas l'imiter, bien qu'elle ne le voulût peut-être plus.»

La poétesse savait son destin de damnée. Elle l'entendait scellé par le pacte de l'amour immortel. 
« Le sang m'est tout de même plus proche que le fluide du sang "abstenu"... Ah ! si le mien avait de quoi s'abstenir ! Tu sais ce que je veux lorsque je veux. L'obscurcissement. L'éclaircissement. La transfiguration. Le cap extrême de l'âme d'autrui - de la mienne. Des mots que l'on n'entendra, que l'on ne dira jamais. De l'inexistant. Phénoménal. Un miracle.»
Elle pria Pasternak de lire Le Vampire original et lui dédia son Gaillard, en prose, « écrit pour la voix » qui tout entier parle d'elle, qui s'entend tel un « moment solennel de messe orthodoxe : prière dite des Chérubins. Fracas de tonnerre, vitres en éclats, nuées, tourbillon, prêtre, et fidèles à terre... nommée par son nom la dormeuse se réveille, l'égarée se retrouve, lève enfin les yeux et tend enfin les bras. Puis c'est le bienheureux envol à deux dans la perdition éternelle. »

Tsvétaeva disait voir les Enfers : « je dois être encore à un très bas degré de l'immortalité. »
« Que feront-ils dans le feu-bleu ? Voler éternellement vers lui ? Aucun satanisme. L'hymne des Chérubins ? [...] Boris, j'ignore ce qu'est le sacrilège. Un péché contre la grandeur, quelle qu'elle soit, car il n'y en a pas beaucoup, il n'y en a qu'une. Toutes les autres ne sont que des degrés d'intensité. L'amour ! Ou peut-être les degrés du feu ? Feu - pourpre (celui d'avec les roses, celui du lit), feu -azur, feu -albe. (Le (dieu) blanc peut-il être blanc par la force, la pureté de l'ignition ? la pureté. Que je vois constamment comme une ligne noire (simplement une ligne). Ce qui brûle sans chaleur est un dieu. Mais ceux-ci, les miens, laissent dans l'espace d'immenses haillons de cendre. Et c'est cela, Le Gaillard.Ce n'est pas pour rien que je t'ai dédié ce poème [...] »
Marina Tsvétaeva règne ici en gloire, sublime gaillarde, vampiresse du verbe aimer, poétesse immortelle.


Le Gars, Marina Tsvetaeva (Ed. Des femmes - Antoinette Fouque)
Correspondance à trois - Rainer Maria Rilke, Boris Pasternak, Marina Tsvétaïva (Ed. Gallimard, L'imaginaire)