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dimanche 10 avril 2011

Lowry: Sous le volcan, l'abîme

Tungurahua volcano - Ecuador (c) Jose Jacome

« Le sujet principal […] c’est l’effroi qu’inspirent à l’homme ses propres forces intérieures. C’est aussi sa culpabilité, son remords, sa lutte incessante vers la lumière sous le poids du passé, sous l’emprise du destin. L’allégorie est celle de l’Eden, et le Jardin représente le monde, ce monde dont nous risquons plus encore aujourd’hui  qu’à l’heure où j’écrivais mon livre de nous expulser.»
Malcolm Lowry, in Lettre du 2 janvier 1946 adressée depuis le Mexique à son éditeur Jonathan Cape.

L’auteur plaidait, dans cette missive, en faveur de l’intégrité de son texte, menacé de multiples coupures dont la perspective le blessait comme autant d’entailles infligées à sa propre chair. Son sang avait déjà bien trop versé, année après année, à nourrir les douze chapitres composés avec minutie de son insatiable manuscrit, à alimenter  de sa vitale substance le récit d’une impitoyable descente aux enfers. Il en revenait exsangue, toutes griffes dehors encore, fort du courage inébranlable du survivant.

Il n’avait enfin plus aucun doute et irait jusqu’au bout afin de livrer, tel quel au monde, son chef-d’œuvre de filiation dantesque, et rester maître de sa Divine Comédie. Lowry avait eu raison de tenir tête à l’éditeur, car Sous le volcan (1947) est bien de ces œuvres dont on comprend que chaque mot fut pesé, à sa place, en son sens, son idée, son symbole, chacun servant le rouage conçu pour soutenir l’ensemble qui figure toute l’ingéniosité et la complexité du monde.  

Ce roman est bien de ces œuvres qui exigent d’être approchées avec la plus extrême attention, qui ne se laissent apprivoiser qu’après de multiples et longues explorations. Alors seulement, le lecteur sera en mesure d’affirmer, non sans quelques résidus de doute, les avoir saisies, en toute humilité, avec admiration.  

Les choses ainsi posées, les commentaires qui suivent n’engagent d’évidence que leur auteur et son désir de transmettre le goût de se plonger dans cette chronique d’une journée d’ivresse en tout point tragique et poétique, journée cruciale et fatidique d’un homme et d’une femme, malades de leur amour, scellant ensemble leurs destins entre les volcans du Mexique. En creux, toute l’histoire du monde et le drame de l’humanité s’y inscrit.

Du point de vue même de Lowry, son roman pourra satisfaire les attentes les plus variées, tout y est dit et « peut donc se lire très simplement comme une histoire que l’on saute à volonté. Il peut se lire comme une histoire d’autant plus riche qu’on ne sautera aucun passage. Il peut être envisagé  comme une espèce de symphonie ou bien une sorte d’opéra, voire d’opéra-comique. C’est de la musique hot, un poème, une chanson, une tragédie, une comédie, une farce, tout cela à la fois. C’est un livre superficiel, profond, passionnant, rasant, selon les goûts. C’est une prophétie, un tract politique, un cryptogramme, un film grotesque, un graffiti. »

En dépit de cette présentation qui, loin d’être légère, souligne avec une ferme ironie la complétude de l’œuvre, qu’il soit bien clair ici que l’avidité est largement recommandée, il ne faudrait rien manquer, tout se tient, tout s’approfondit sous ce volcan.
¡Vámonos! 
La région de lacs et de volcans mexicains où se dressait la ville de Quauhnahuac était un cadre indéniablement idyllique, « une magnifique planète […] d’une beauté fatale ou purifiante selon les cas – la beauté du Paradis terrestre même ».

Là, était établi le Consul Geoffroy Firmin qui hébergeait alors son jeune frère Hugh de passage à Quauhnahuac. La deuxième guerre mondiale annonçait sa nuit sur l'horizon et ce site en figurait la métaphore, représentait « l’image parfaite de l’époque, en ce sens que, de quelque côté que vous vous tourniez, vous étiez partout guetté par l’abîme ». D’emblée l’angoisse et le vertige de l’immense et hostile altitude saisissaient, la promesse d’une chute inévitable infléchissait toute idée de Paradis, sauf à le considérer perdu, bien entendu.

Jacques Laruelle se souvenait comme si c’était hier de la grande fête des morts de 1938.  Un an jour pour jour s’était écoulé. Il n’oublierait jamais cette journée-là qui avait convoqué le singulier retour, dès 7 heures du matin, d’Yvonne auprès du Consul, son ex-mari, son ivrogne chéri, soûl du soir au matin. « Il arrivait parfois qu’il atteignît à la sobriété par l’excès d’alcool », s’était étonné Laruelle qui ne pourrait jamais s’expliquer  « cette chose inouïe »,  qu’elle fut revenue ce matin-là, qu’elle fut retournée vers lui.
No se puede vivir sin amar
Laruelle aussi l’avait aimée follement Yvonne, et fatalement en avait été l’amant. Firmin l’avait su et répudiée aussitôt. Elle était partie, la mort dans l’âme. « Pourquoi m’as-tu laissée partir ? », avait-elle écrit plus tard à son mari sur une carte postale. Elle l’aimait toujours, n’avait jamais aimé que lui. Elle lui avait tant écrit de lettres, mortes depuis.

Firmin lui écrivait aussi pourtant, il avait tant voulu l'empêcher de partir. Son ivresse avait une fois de plus fait obstacle à sa capacité d’agir. Entre les brumes de mescal et d’épouvante, il composait des lettres qu’il oubliait ou n’avait pas la force d’achever ni d’expédier.

En témoigna l’une d’elles, poignante, essentielle et magnifique, échappée d’entre les pages d’un livre devenu symbolique, tombée sous les yeux de Laruelle, dans laquelle le Consul confiait à Yvonne « sentir mourir son âme », plonger dans l’enfer où son délirium l’entraînait allié à « la douleur éternelle, jamais assoupie, du Grand Mexique ».
 « Nuit : à nouveau le corps-à-corps nocturne avec la mort, les trépidations d’orchestres démoniaques dans la chambre, les lambeaux de sommeil terrifié, les voix dehors par la fenêtre, la venue de foules nouvelles imaginaires scandant mon nom par moquerie, les clavecins du noir. »
Plus loin, il lâchait tel un mort-vivant : 
« Mes secrets sont de la tombe et doivent être tus. C’est pourquoi je m’imagine parfois comme un grand explorateur ayant fait la découverte d’un pays extraordinaire dont il ne pourra jamais apporter la nouvelle au monde : ce pays c’est l’enfer. »

Le Consul, dans cette lettre, appelait Yvonne à son secours, maintenait la validité de son amour, avouait toute son incapacité à s’en aller lui-même à sa reconquête, toute l’ampleur de sa culpabilité, l’énormité de ses remords, admettait sa déchéance, son désespoir extrêmes.
« […] Je n’ai pas cessé de lutter volontairement contre mon amour pour toi. Je n’ai pas voulu me rendre. Je me suis agrippé aux moindres racines ou branches assez fortes pour me soutenir à travers l’abîme de mon existence solitaire mais je ne me fais plus d’illusion. J’ai besoin de ton aide pour survivre. Sinon tôt ou tard je tomberai. »
Il reconnaissait aussi son impuissance désormais à écrire ce livre singulier, occulte, kabbalistique, qu’il avait en projet, et se moquait de lui-même « pauvre Chevalier à la Triste Figure », exprimant la douleur de sa crédibilité à jamais perdue jusque devant Dieu.

L’alcool régnait depuis si longtemps sur son existence, était devenu son unique religion, il l’absorbait au même rythme que l’oxygène, tel « un sacrement éternel ». Surtout, il faisait un serment dans cette lettre :
« J’arrêterai de boire et tout. Sans toi je meurs. Pour l’amour du Ciel, Yvonne, reviens, écoute-moi, entends mon cri, reviens vers moi Yvonne, ne serait-ce qu’un seul jour… »
Il avait été entendu, une chance lui était offerte, un retour de l'enfer au purgatoire, et le paradis peut-être. Elle était, comme par miracle ou malédiction peut-être, revenue. Elle se dressait là sur la place de la ville après avoir traversé « l’horizon couleur de brique rouge où s’était enfoncé, dans une sérénité prophétique, le petit avion de la Compania Mexicana de Aviacion, minuscule démon rouge porté par les ailes émissaires de Lucifer, cependant  qu’au sol, en bas, la manche à air déployait l’indication ferme d’un adieu ».

Et les vautours, toujours aux alentours, planaient.

Elle était bien de retour à Quauhnahuac entre « ses volcans, ses superbes, ses chers et superbes volcans ».  Aux yeux du Consul ivre, ils étaient « l’image du couple parfait ». Mari et femme se retrouvaient, de nouveau face-à-face, en cette fête des morts.

Yvonne savait qu'elle le trouverait naturellement au bar de l'Hôtel Bella Vista. Elle ne s'était pas trompée, il était bien là, au comptoir du bar absolument vidée par l’aube, à l’exception d'une vieille femme qui jouait aux dominos qu'elle n'avait pas tout de suite remarquée et qui lui fit bientôt l'effet d'un mauvais présage. Un augure de plus.

Quand il avait aperçu sa silhouette, il s'était contenté de dire : ça alors ! et elle de s'asseoir simplement à ses côtés. Le Consul sirotait du whisky. Ils parlèrent un peu et puis sortirent et s'en allèrent marcher, il lui avait pris naturellement le bras. Toute chose où ses yeux se posaient prenait une valeur symbolique, elle trouvait une scission, une altération, des traces de destruction, dont elle se rendait coupable. Ils parlaient peu, et parvenaient presqu’à se montrer joyeux.

Lui fervent lecteur de Tolstoï, de Cervantes, de Dante, spécialiste de la Kabbale, devrait bientôt respecter son pacte tacite avec Dieu ou le Diable, cesser de boire ou finir de se détruire. La lutte entre son désir de se soûler et celui de l'abstinence venait d'être entamée.

Pourtant, en son for intérieur, il savait de quel côté il pencherait, il s'entendait condamné.
 « Tu as perdu l'amour de toutes choses. Tu n'aimes désormais plus que les cantinas, pâle survivance d'un amour de la vie mué en poison qui n'est même pas poison pur mais dont tu fis ton élément quotidien [....] »
Yvonne semblait s'être résignée à son état, sans doute était-elle prête à sombrer elle-même, a s’instiller le même poison que son amour. Elle n'était pas venue le sauver, moins encore pour le martyriser, elle était revenue l'aimer tel qu'il était, accompagner son pauvre diable, cette âme damnée. Enfin, brièvement ils s'étreignirent et «quelque part du fond du ciel s'abattit un cygne, cœur transpercé ».

Il la dévisageait, retrouvait ses yeux noirs, sa chevelure brune sous son chapeau, ses longues jambes exceptionnelles, belles, sa peau « noire comme une mûre ». Elle portait toujours son alliance. Chacun veillait à ne pas brusquer l'autre, ils bavardaient de choses insignifiantes, sur un ton de prudent détachement, et pour autant d'une infinie douceur complice, entrecoupées de longs silences pesant d'un feu couvé et de sanglots en suspens.
« Quant à la beauté devant lui, il la savait aussi éteinte que leur mariage, aussi froidement assassinée. L'éclat du soleil universel à présent sur le paysage, le pinceau de ses rayons, soulignant à l'instant la ligne des conifères du Popocatepelt dont l'épaule émergeait justement comme d'une gigantesque baleine venant à la surface dans une mer de nuages, plus rien n'était susceptible de soulever sa foi. »
Tungurahua volcano - Ecuador - Jose Jacome

 L'homme était rongé de remords. Il n'y avait pas que son couple pour peser sur sa conscience et sa soif d'ivresse, il y avait eu la cour martiale aussi et les accusations dont il avait été victime avant d'être blanchi. Il y avait le Mexique. Il y avait Hugh qu’il aurait voulu être en mesure de protéger de lui-même, contre lui-même. Ce demi-frère, « en crise de romantisme », un temps journaliste qui était allé couvrir le début de la guerre d'Espagne pour Le Globe.

« Le journalisme [...] veut dire prostitution intellectuelle mâle de la parole et de l'écrit », avait-il dit à Yvonne. Il avait lâché le métier et s'apprêtait à « reprendre la mer », en maître timonier. Il se sentait coupable lui aussi, vraisemblablement amoureux d'Yvonne. Dans la tentation du désir, « le lâche serpent corrupteur du futur », il se sentait dans la peau de Judas. 

« Qu'était d'autre la vie qu'un combat, un bref séjour étranger sur la terre ? La révolution fait rage aussi dans la tierra caliente de l'âme humaine. Nulle paix n'existe qui ne doive pleinement payer son dû à l'enfer », avait-il déclaré à Yvonne.

La journée n’avait fait que commencer. Au bout, menaçait l’abîme.
« Vraiment intempestif cet orage sur le point d’éclater. Comme l’amour, pensa-t-il, l’amour qui vient trop tard et auquel nul calme serein ne succède à l’instar des parfums du soir et des lents et doux rayons du soleil retournant à la terre stupéfaite. »
Témoin de l'accomplissement des oracles, gardien de la mémoire, guidé par la fatalité, Laruelle accomplissait un pèlerinage en cette nouvelle fête des morts, sous ce ciel chargé de vautours.
Sous le volcan, Malcolm Lowry, traduction de Jacques Darras (Ed. Grasset, Les Cahiers Rouges)