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vendredi 24 mars 2023

FLESH of STONE de Michael Kenna

 

Flesh of Stone de Michael Kenna
FLESH of STONE de Michael Kenna

« L’historien n’a rien vu : il faut que l’artiste témoigne. » — Auguste Rodin

Il y a plus d’une décennie, la Bibliothèque nationale de France (BnF), à Paris, a organisé une rétrospective de l’œuvre de Michael Kenna, photographe anglais. Je me souviens d’être restée longtemps dans la contemplation de ses images vouées à l’épure, saisies sur toutes les rondeurs du monde. La puissante sensation de paix et de silence qui émanait de ses photographies, l’intensité et la beauté de ses contrastes de noir et de blanc, me captivaient. J’allais de l’une à l’autre, revenais sur mes pas et, une fois le premier tour de l’exposition achevé, je repartais pour un deuxième puis un troisième. Je ne me résolvais pas à partir, j’avais l’impression que, si je quittais les lieux, j’allais rater le clou du spectacle, ce qui me poignait mystérieusement depuis si longtemps dans sa photographie. Quand soudain, devant un énième examen de la photographie extraordinaire d’une statue moaï monumentale sur l’île de Pâques, l’illumination. Michael Kenna n’était pas l’auteur d’une œuvre sans visages. Enfin, je voyais clair, je saisissais ce qui me retenait et que je ne parvenais pas encore à formuler. L’humain n’était présent nulle part, il était absent partout.

Au fil des années suivantes, j’ai affiné mon regard sur son travail profondément mélancolique, ai fouillé davantage encore son œuvre foisonnante composée de tableaux qui ont fait sa réputation de photographe de paysages minimalistes. En retrait respectueux, il entraînait sur des rives esseulées, fantomatiques, silencieuses, contrastées, à contempler la paix d’une nature souveraine, à l’abri de tout outrage, épanouie, maîtresse d’elle-même. Elle s’offrait en majesté dans le vol des oiseaux, sur une colline enneigée, dans l’ascension d’une lune, auprès d’un arbre alangui. Avec ses Nuages matinaux, j’ai traversé les espaces grandioses de Monument Valley, aux États-Unis, et l’immensité désertique de Merzouga, au Maroc, admiré le lever de son Matin rouge sur les rives de l’île de Pâques, connu le vertige au sommet embrumé de ses Monts Huangshan, en Chine. Il poursuivait son odyssée, enveloppé de silence sur la route du monde.

Mais parfois, au cœur de ses voyages en solitude, je discernais la présence discrète de l’absent derrière des ouvrages que des mains avaient façonnés, cette palissade ténébreuse à l’abandon au milieu d’un champ de neige nippon, à Hokkaïdo, ou ces arbres taillés avec soin émergeant de nappes de brouillard dans un jardin français, anglais ou italien. Des traces aux évocations sacrées, révélant le meilleur dont l’absent est capable, se signalaient encore avec ce Torii majestueux érigé dans les eaux japonaises de Takaishima ou avec les pyramides de Teotihuacan au Mexique. Bientôt, je découvrais que l’absent des photographies de Michael Kenna pouvait aussi pleurer les millions de ses semblables honnis, affamés, volés, violés, torturés, assassinés, calcinés, exterminés dans les camps nazis en plein cœur de l’Europe.

L’absent, pour le meilleur et pour le pire. [...]

Extrait de L'Absent en présence, Zoé Balthus, préface de FLESH of STONE, Michael Kenna (NOIR éditions)


Flesh of Stone de Michael Kenna
FLESH of STONE de Michael Kenna

“The historian has not seen anything : the artist must bear witness.” — Auguste Rodin

Over a decade ago, the Bibliothèque nationale de France (the National Library of France) in Paris organized a retrospective of the work of Michael Kenna, an English photographer. I remember staying for a long time gazing at his images devoted to a clarity of lines, captured on all the roundnesses of the world. The powerful feeling of peace and silence that emanated from his photographs, the intensity and beauty of his black and white contrasts captivated me. I went from one photograph to the next, retraced my steps and, once my first tour of the exhibition was completed, went back a second, then a third time. I couldn’t bring myself to leave, feeling that if I did, I was going to miss the highlight of the show, what had mysteriously held my attention for so long in his photography. When suddenly, after yet another inspection of the extraordinary photograph of a monumental moai statue on Easter Island, I had an illumination. Michael Kenna was not the author of an oeuvre without faces. Finally, I saw clearly, I grasped what was holding me back and that I still could not express. Humans were not present anywhere, were absent everywhere.

In the years that followed, I honed my viewpoint on the profound melancholy of his work, delved even further into the abundancy of it, comprised as it is of tableaux that have made his reputation as a photographer of minimalist landscapes. Respectfully standing back, he swept one along forlorn, ghostly, silent, and contrasting shores, to contemplate the peace of a sovereign nature, sheltered from any ravages, in full bloom, master of itself. In majesty, it offered itself in a flight of birds, on a snowy hill, in the ascent of a moon, next to a languid tree. With his Morning Clouds, I crossed the grandiose spaces of Monument Valley in the United States, the desert immensity of Merzouga in Morocco, I admired the breaking of his Red Morning on the shores of Easter Island, before experiencing vertigo on top of his Huangshan Mountains in China. He was continuing his odyssey, wrapped in silence on the road of the world.

But sometimes, at the heart of his journeys in solitude, I discerned the discrete presence of the absent one behind the works that hands had shaped, this neglected gloomy palisade in the middle of a snowy Japanese field in Hokkaido, or these carefully trimmed trees emerging from sheets of fog in a French, English or Italian garden. Traces with sacred evocations, revealing the best thing the absent one is capable of, also stood out with this majestic Torii erected in the Japanese waters of Takaishima or with the pyramids of Teotihuacan in Mexico. Soon, I discovered that the one who was absent from the photographs of Michael Kenna could also mourn the millions of his fellow creatures—despised, starving, robbed, raped, tortured, burnt to ashes, murdered, exterminated in Nazi camps in the very heart of Europe.

The absent one, for better or for worse. [...]

Excerpt from The Absent One in Presence, Zoé Balthus, translation into English by Blandine Longre-Stubbs & Paul Stubbs, FLESH of STONE, Michael Kenna (NOIR éditions)

dimanche 17 juin 2018

Conversation avec Roland Dumas sur "Guernica", le chef-d'œuvre de Picasso


 
Pablo Picasso et Guernica dans l'atelier des Grands Augustins - 1937 (c) Dora Maar


A Stéphane Barsacq

« Six mois après le décès de Picasso, avec tous les avocats concernés, nous avions pris un engagement écrit de ne rien divulguer de la négociation autour de Guernica, j'ai respecté cette clause de silence jusqu'à aujourd'hui considérant que l'on pouvait commencer à parler », me déclare Roland Dumas, avocat, ex-chef de la diplomatie de François Mitterrand et surtout exécuteur testamentaire du maître espagnol Pablo Picasso. En cette journée torride de fin de printemps, nous sommes assis dans la fraîcheur du bureau de son domicile parisien avec Thierry Savatier, historien de l'art. Les deux hommes signent ensemble Picasso ce volcan jamais éteint, un livre d'entretiens qui vient de paraître aux éditions Bartillat.

Ils se sont rencontrés grâce à une amie commune, d'abord pour évoquer L'Origine du monde, célèbre toile de Gustave Courbet, chef-d'œuvre sur lequel M. Savatier a beaucoup travaillé et parce que Roland Dumas avait pu l'admirer chez le psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan, son dernier propriétaire. 

« Quand j'ai mesuré le rôle tenu par Roland Dumas dans la vie de Picasso, je lui ai proposé ce principe d'entretiens qu'il a accepté tout de suite », m'explique l'historien auquel Roland Dumas a ouvert ses archives sur Picasso. Soigneusement stockées dans sa propriété de Dordogne, il les a rapatriées à Paris et les a mises pour la première fois à la disposition d’un chercheur.  Il a passé près d'un an à les explorer et, bien sûr, y a puisé, dit-il, « des informations inédites tout à fait intéressantes », notamment sur l'extravagante histoire de la célébrissime toile Guernica détaillée dans leur ouvrage.

C'est par l'entremise de Daniel-Henry Kahnweiler, le grand marchand d'art allemand, ami de jeunesse de Picasso, collectionneur de son œuvre, que M. Dumas a rencontré l'artiste de Malaga pour la première fois en novembre 1969, à Mougins, dans son mas provençal Notre-Dame-de-Vie. Le peintre, alors âgé de 88 ans, vivait-là avec Jacqueline,  sa seconde épouse et dernière compagne. Il avait sollicité l'avocat pour l'aider à mettre sa précieuse toile à l'abri juridique de toute convoitise, dont celle du dictateur espagnol Franco qui venait, contre toute attente, de la lui réclamer. 

« Guernica c'est l'affaire de ma vie ! Le reste, je m'en fous ! », avait insisté le maître espagnol, lors de cette rencontre, se souvient Roland Dumas, aujourd'hui âgé de près de 96 ans. « Cela voulait tout dire ! Il signifiait : c'est mon chef-d'œuvre ! Il a mesuré l'importance de la toile avec sa consécration mondiale et en prenait acte. ». 

La toile était née d'une commande de la toute jeune République espagnole, alors en pleine guerre civile, menacée par les forces nationalistes. L'œuvre était destinée au pavillon espagnol de l'Exposition universelle qui allait ouvrir ses portes en juillet 1937 à Paris. Le bombardement de Guernica, petite ville basque, le 26 avril 1937 par l'aviation nazie qui soutenait les forces de Franco, avait poussé Picasso au travail pour honorer cette commande. La première étude du tableau sera datée et signée le 1er mai 1937. Picasso a achevé sa toile le 4 ou le 5 juin, précise l'historien. Il ne lui donnera son nom qu'après cette date, selon plusieurs témoignages dont ceux de Paul Eluard et Christian Zervos. Le premier état du tableau photographié par sa compagne d'alors, Dora Maar, est lui daté du 11 mai.

« Le thème de Picasso jusque-là c'était le peintre et son modèle, soit d'une neutralité politique totale », fait valoir Thierry Savatier, « et d'ailleurs, quand il commence à peindre Guernica, il ne livre pas une illustration du bombardement de Guernica, puisqu'il n'y a aucun élément narratif dans le tableau qui permette de le situer à Guernica. Il a peint une allégorie de la guerre et de ses victimes civiles ». Tous ses motifs sont d'une portée universelle.  

Mais c'est l'une des rares œuvres peintes par Picasso sur un domaine strictement politique, parmi lesquelles on compte une série de gravures, Songes et Mensonges de Franco exécutées à partir du début de l'année1937 jusqu'en juin, parallèlement à Guernica. Elles étaient destinées à devenir des cartes postales vendues aux visiteurs du pavillon dont quelques tirages ont été réalisés sur une seule planche à la manière d'une bande dessinée. 

Elles faisaient partie de la commande passée par la République espagnole.  « Les documents sont peu clairs, mais 150.000 francs auraient été versés à Picasso englobant ces gravures, Guernica et quatre très grandes sculptures en ciment que Picasso a récupérées par la suite », précise l'historien, « le reçu n'a jamais été retrouvé dans les archives espagnoles mais il y a une forte probabilité pour qu'il ait existé ». Le souvenir de Roland Dumas est clair : « Picasso m'avait dit : "Dumas, j'ai donné le tableau à la République espagnole". Il ne m'a jamais dit : "j'ai vendu" ou "j'ai été dédommagé" mais comme c'était un esprit qui simplifiait tout... » S'il n'avait pas évoqué les détails, il avait toutefois exprimé sa volonté sans équivoque. 

Un témoignage essentiel viendra confirmer, en 1970, que cette somme avait bien été versée à l'artiste pour couvrir ses frais et surtout qu'il avait été entendu qu'il restait le propriétaire de ses œuvres. Après l'exposition universelle, le peintre avait donc récupéré de plein droit le tableau et tous ses travaux préparatoires qui avaient ensuite fait un tour d'Europe avant d'arriver au MoMa, à New York, en 1939 pour une rétrospective Picasso. Ils y étaient depuis conservés en dépôt

Enquête des services de renseignement de Franco

Le maître rêvait toujours que Guernica rejoigne un jour une Espagne libre. Il le formulera enfin par écrit, pour la première fois, dans un courrier daté du 15 décembre 1969, donnant mandat à Roland
Premier état de Guernica – 1937 (c) Dora Maar
Dumas de veiller au transfert de la toile  « seulement le jour où un Gouvernement républicain aura été réinstallé dans mon pays ».

Or, le régime franquiste, lui, menait alors l'enquête pour récupérer le tableau, ne lésinant pas sur les moyens, y mêlant même ses services de renseignement dans l'idée de faire valoir la notion continuité de l'Etat. « C'est en tout cas assez étonnant de réaliser que ce grand peintre ait si peu utilisé son art dans ce conflit », remarque à juste titre l'homme de confiance du peintre, « le premier acte tout à fait extraordinaire, c'est Guernica. Il y a eu après L'hommage aux Espagnols morts pour la France, Le Massacre en Corée et aussi Le Charnier ».

Cette dernière œuvre est peinte dans des camaïeux de gris comme Guernica, également relative à la guerre d'Espagne. « La seule œuvre qui ne soit pas liée à la guerre d'Espagne, outre Le Massacre en Corée, censé se dérouler en Corée mais qui correspond au 13 de Mayo de Goya... c'est La Fresque de la guerre et de la paix dans la chapelle de Vallauris et là, c'est une œuvre d'une dimension beaucoup plus universelle encore », ajoute l'historien, « manifestement sa guerre c'était tout de même la guerre d'Espagne ». En effet, Picasso n'a jamais rien peint sur la IIe guerre mondiale, ni sur aucune autre guerre. Picasso  n'était pas un militant combattant, il a adhéré au Parti communiste très tard.

Mais si Picasso avait veillé à ce que Guernica ne tombe jamais entre de mauvaises mains, il n'avait jamais songé à la lier juridiquement à ses nombreux dessins et études réalisés avant de créer son œuvre maîtresse et autres œuvres qui en découlent immédiatement. « Cela va vous paraître prétentieux, mais je dois dire que j'ai eu ce trait de génie de penser à inclure dans les documents les travaux qui accompagnent Guernica ! Tout seul dans mon cabinet, j'ai pensé à tous ses petits dessins qu'il avait jetés sur le papier au lendemain du bombardement. On y voyait déjà le taureau, le cheval blessé et le feu !», jubile l'ancien avocat. 

« Il y avait déjà l'idée de la guerre et il est vrai qu'une œuvre n'existe pleinement qu'avec ses travaux préparatoires », souligne aussitôt M. Savatier, « Picasso a poursuivi ces travaux après avoir achevé le tableau. On y inclut par exemple plusieurs versions de La Femme qui pleure. Ce sont des tableaux qui vont être exécutés dans le courant du mois de juin, alors que le 5 juin Guernica est achevé... ».  Au moment du règlement de la succession du peintre, M. Dumas aura pu mesurer la puissante portée de son génie... Le 14 avril 1971, Picasso signait une attestation, rédigée et encore détenue par l'avocat, scellant définitivement le destin du chef-d'œuvre et des œuvres associées.

« Il a lu mon texte, l'a très bien compris et ne l'a pas du tout discuté, il a dit : "ça me va" », dit M. Dumas qui explique lui avoir, à ce stade, conseillé de « désigner quelqu'un susceptible de prendre la décision de remettre Guernica, à l'Espagne le jour où les libertés fondamentales y seraient rétablies, si cela se produisait des années après son décès ». Et comme il lui suggérait des membres de sa famille, Picasso s'est écrié : "Pas les femmes ! Les enfants ? Vous êtes fous, je ne vais pas donner ces droits à mes enfants qui me font des procès !"», raconte le conseil, amusé par cet épisode. Il avait aussi fait mention d'amis qui auraient éventuellement pu assumer cette responsabilité.

Si je fais un testament, je meurs le lendemain !

« Quand soudain, Picasso a enfoncé son regard dans mes yeux, en me pointant du doigt, et d'un ton déterminé, il m'a dit : " Ce sera vous !"», poursuit-il en mimant la scène avant de confier : « c'est le moment où j'ai été le plus ému de toute ma relation avec Picasso, au point d'en avoir les larmes aux yeux. J'étais un jeune type (47 ans, ndlr) face à ce vieillard adossé à toute son œuvre ! Je ne m'y attendais vraiment pas. Quand François Mitterrand m'a demandé d'être son ministre je n'ai pas été aussi ému, c'était le cours naturel des choses, mais Picasso, c'était insolite ! Et je n'ai pas vu tout de suite les complications... » 

Une fois les papiers prêts pour le transfert de Guernica à une Espagne libre, l'avocat a également évoqué l'idée qu'il couche sur le papier ses dernière volontés mais l'artiste, superstitieux, ne voulait pas en entendre parler.  « Si je fais un testament, je meurs le lendemain !», lui avait-il répliqué. 

Après le décès de Picasso le 8 avril 1973, sa veuve Jacqueline avait déclaré à M. Dumas, confronté aux revendications sur Guernica des membres de la grande famille du peintre et de celles de l'Espagne franquiste : « tu as les papiers signés par Picasso, c'est maintenant à toi de te battre ! ».

« C'était très psychologique dans cette famille Picasso, le peintre était le monstre, c'était Saturne ! Et en même temps ils s'identifiaient tous à Picasso. Je prends l'exemple le plus symptomatique, sa deuxième fille Maya qu'il avait eu avec Marie-Thérèse Walter, avant la guerre d'Espagne. Quand on a commencé les discussions, elle a déclaré à l'un des autres : "Guernica, c'est moi ! Parce que toi tu n'étais pas là, moi j'étais là !" »

A l'exception de Paulo, fils qu'il a eu avec son épouse Olga, les autres Claude et Paloma, enfants du lit de Françoise Gilot, étaient comme Maya, tous des enfants illégitimes. Le vieux code civil ne reconnaissait pas les enfants adultérins, ils n'avaient droit à rien. Pourtant, « ils ont tous fait un procès à Picasso qui me disait : "Vous vous rendez compte ils font un procès à leur père, vous feriez vous un procès à votre père Dumas ?  Je leur ai donné tous ce qu'ils m'ont demandé, mon nom, de l'argent... " » se lamentait l'artiste auprès de l'avocat qui régla sa succession et auquel on doit le Musée Picasso à Paris. « Mais j'ai vu tous les comptes, Picasso payait tout pour tous ».

Selon lui, Picasso avait une sainte horreur de tout ce qui était juridique, souhaitait éviter les procès et refusait même de poursuivre les faussaires qui pullulaient. Sur ces derniers il avait une théorie, se souvient M. Dumas, il lui disait : « Tu ne te rends pas compte ? Si je te dis il faut saisir un faux, alors il faut qu'on dépose plainte, la police fait alors son enquête et arrête le coupable. Alors, devant le juge d'instruction, on me le présente et moi, qui je vois ? Mon meilleur copain ! » C'était la façon dont il résumait les choses pour expliquer qu'il préférait ne pas poursuivre les faussaires. « Il pensait à Picabia, et aussi à un peintre plus obscur, un Espagnol, qui était un vieux copain, auteur des premiers faux Picasso », ajoute M. Savatier.

Guernica - 1937 (c) Dora Maar
Guernica, inestimable

Enfin Franco disparut en 1975, mais rien n'était réglé pour autant pour Guernica. Bien au contraire, toutes les villes d'Espagne où Picasso avaient séjourné, noué une histoire, réclamaient la toile, selon le juriste, évoquant des pressions politiques qui devenaient pressantes, y compris du Sénat américain qui avait voté, le 15 avril 1978, une motion afin que Guernica soit « rendu à son peuple et au gouvernement de l'Espagne démocratique » et ce, « dans un avenir très bref » ! La famille Picasso a, quant à elle, continué de bloquer le transfert de la toile, invoquant son droit moral jusqu'en avril 1981, malgré la restauration des libertés publiques en Espagne et la succession réglée.

Seul le MoMa s'est toujours conduit de façon impeccable, selon l'avocat, alors que le musée new-yorkais aurait fort bien pu décider de garder la toile et tous les travaux préparatoires, en toute légitimité, la détenant de fait depuis près d'un demi-siècle. Mais ses conservateurs successifs ont toujours souhaité respecter la volonté du grand Picasso. 

Les dernières résistances vaincues, le voyage restait à organiser. La sécurité du tableau était la principale question en suspens qui obsédait à ce stade Roland Dumas. Il s'en était ouvert auprès du roi d'Espagne Juan Carlos, en personne, qui l'avait rassuré quant à la stabilité politique du pays. « N'ayez pas d'inquiétude maître, je sais qu'il y a des turbulences dans l'armée, je n'ai qu'à me mettre en uniforme et je les fais défiler...  », lui avait dit le souverain. « J'ai lu dans son regard à ce moment-là une certaine résolution, il était chef d'Etat ».

« Guernica est une œuvre inestimable, sa sécurité était essentielle, Picasso m'avait fait confiance, », confie M. Dumas, « on a alors fait appel à toutes les grandes compagnies d'assurance américaines et anglaises qui ont formé un consortium » pour assumer ensemble les risques de la traversée transatlantique par avion du chef-d'œuvre. « Je crois que c'est à peu près le seul cas, à l'exception peut-être du voyage de la Joconde du temps de Malraux », avance Thierry Savatier. 

L'artiste caressait l'espoir de voir son œuvre rejoindre les collections du Prado, à Madrid. Roland Dumas avait par conséquent abordé cette question avec le roi d'Espagne. « Le roi m'a dit : "vous ne pensez pas que le mieux serait que le tableau soit installé au Pays Basque, à Guernica ? Il y serait bien gardé... , raconte l'ancien ministre, d'un air rieur, « j'ai répondu avec un petit sourire et sur le même ton : Majesté, je comprends bien votre point de vue mais Picasso m'a chargé du sort de Guernica, il ne m'a pas chargé de résoudre le problème des provinces d'Espagne !».

Le chef-d'œuvre a fini par atteindre son pays, abrité provisoirement au Cason del Buen Retiro à Madrid où il fut dévoilé au public le 23 octobre 1981, derrière une barrière de béton et une vitre blindée, exigées par M. Dumas. L'avocat ignorait alors que l'Espagne nourrissait son grand projet de musée d'art moderne Reina Sofia à Madrid, lieu de résidence définitive de Guernica qui y fut transféré en 1992. 

En 1981 en revanche, les collections nationales de France ne comptaient que deux œuvres mineures de Picasso. « Les milieux muséaux français ne considéraient pas Picasso comme un artiste fréquentable », explique Thierry Savatier, « on n'achetait pas un Picasso  ! » 

L'œuvre du peintre a fait son entrée officielle sur notre territoire avec la création du grand musée Picasso que Roland Dumas a contribué à fonder, sous le gouvernement Mitterrand mais certainement pas grâce au président socialiste. « Ses goûts étaient ceux d'un homme du XIXe siècle, il aimait le classique académique. Il n'était pas avant-gardiste. En littérature, non plus d'ailleurs », note l'historien. Et Roland Dumas de confirmer les réticences de Mitterrand, qui s'en était ouvert ainsi : « Enfin quand même Roland ! Vous trouvez vraiment cela très beau Picasso ? »

vendredi 20 mai 2016

Aveillan : T.R.A.C.E


Roland Garros série 2015 (c) Bruno Aveillan
Tennis, tournoi, terre battue, tamis, tension, tie-break, tête de série…

Raquette, race, rallye, reprise, revers…

Avantage à l’artiste. Il est libre. Il a le talent et l’audace. Il se donne le temps nécessaire à l’exploration de la vérité des lieux, à la perception de leurs vibrations, à la compréhension des échanges. Guidé par un instinct et une sensibilité aigus, Bruno Aveillan n’a pas son pareil pour transmettre les atmosphères et les émotions, les élans de passion et les flux de tensions. Il éclaire avec subtilité la face cachée des planètes les plus exposées, ainsi que peut l’être le stade de Roland Garros chaque année, lors des Internationaux de tennis. Il est le témoin discret des joies et des drames qui agitent cette enceinte, des entrailles jusqu’aux ciels. 

Roland Garros série 2015 (c) Bruno Aveillan
Champion de la plus haute volée dans sa discipline, le photographe révèle, sous de multiples et étonnantes facettes, la dolce vita des amateurs éclairés, à l’ombre de leurs canotiers, qui peuplent les gradins et les allées à l’heure du célèbre tournoi et, à la fois, les efforts surhumains que déploient les grands noms du tennis mondial qui s’illustrent dans la poussière sanguine, brûlée le plus souvent par un soleil de plomb. Et dans l’œil de l’artiste s’exhale la poétique des gouttes de sueur perlant sur la nuque de Serena Williams ou du regard de l’ancienne gloire des lieux John McEnroe.

Elégance du jeu, désir d’excellence, endurance spectaculaire exigés par des tennismen hors-pairs, plaisir d’exception pour une population hédoniste, gestes coordonnés à la perfection de jeunes ramasseurs de balles, sont autant de convergences avec la quête d’un instant de grâce, d’un angle singulier que le plasticien traque dans l’observation de toute cette extraordinaire mécanique et de ses rouages les plus infimes autour des courts. Ses faisceaux fulgurants, ses tonalités suaves, ses effacements prodigieux sont en soi une signature qu’il régénère à tout bout de champ, sans jamais se trahir, pour laisser derrière lui un monde ébloui.

Texte de Zoé Balthus accompagnant l'exposition T.R.A.C.E de Bruno Aveillan à partir du 21 mai, galerie JDW (Cosmos), 56 Boulevard de la Tour-Maubourg, 75007 Paris et chez Collette, 213 Rue Saint Honoré, 75001 Paris, à l'occasion de la publication de son livre Roland Garros aux éditions de la Martinière.

samedi 11 janvier 2014

A l'extrémité fuyante d'elle-même

Crazy Purple - Photo collage - 2008 (c) Txiki Margalef


« Dans la fièvre sensuelle, l'éclatement de son noyau savouré, l'éclosion de sa féminité énigmatique émerveille. Fragmentation de l'être, duplicité du désir, surenchère charnelle, écoulement perpétuel du tréfonds du trou, inaccessible. « Infracassable noyau de nuit », disait André Breton.

Tantôt l'œil noir inquiétant, tantôt la bouche vermeille béante, plantés au cœur avide de la chimère. Tour à tour, ils creusent la fêlure de la femme-végétale.    

Avec précision, l'œil obstiné s’écarquille davantage, invite la langue au creux de son intimité de chrysanthème. Réminiscence proustienne épousant la poitrine. C’était la fleur favorite d’Odette. Elle en avait jeté un au visage de Swann, le premier soir où il l’avait reconduite jusque chez elle. Tous deux s’étaient enivrés du parfum végétal et de l’odeur animale de leurs désirs mêlés. Swann conservait jalousement la fleur aux « pétales neigeux et frisés », bien que finalement sèche, dans un tiroir de son secrétaire [...] »

Zoé Balthus ~ Txiki Margalef  ~  Les Editions Derrière la Salle de Bains - Tirage limité à 50 exemplaires - Janvier 2014

samedi 9 novembre 2013

Acetate Spirit, souffle léger, vapeur éphémère

Acetate Spirit # 202 © Bruno Aveillan


 Bruno Aveillan signe avec Acetate Spirit, une composition photographique de douze variations sur une vanité stupéfiante. 

Visage sans visage ou visage de tout le monde, la figure oscille dans l’espace spectaculaire, tantôt d’un au-delà de lumière idéalisé, tantôt d’un vide d’obscurité dilatée.

Œuvres de pure contemplation de la fuite du temps et des métamorphoses, ces douze icônes contemporaines invitent naturellement à la méditation sur la destinée de l’être, irrémédiablement tiré vers l’abstraction complète.

L’effacement, caractéristique du langage photographique de Bruno Aveillan, dont toute l’œuvre questionne inlassablement la mémoire et la temporalité, demeure plus que jamais significatif dans ces variations où présence et absence se confondent résolument et de manière picturale.

Acetate Spirit renouvelle avec une force extraordinaire et fascinante le thème du « memento mori ! »


Préface par Zoé Balthus, in Acetate Spirit, Photographies de Bruno Aveillan, Poèmes de Zoé Balthus (Ed. NOIR)
Parution le 18 novembre 2013 

Exposition Acetate Spirit de Bruno Aveillan 
Du 18 novembre 2013 au 18 janvier 2014
Galerie Spree
11, rue La Vieuville
75018 Paris

                                       

lundi 12 novembre 2012

Polyphonic Underground

Bolshoi Underground © Bruno Aveillan

Bruno Aveillan a séduit le théâtre du Bolchoï, en plein renouveau. Le 15 mars 2010, à deux jours de la création de La Chauve-Souris, de Johann Strauss, mise en scène par le jeune Vasily Barkhatov, la présence du photographe et réalisateur français est une surprise pour tout un peuple en coulisses. Autorisé à saisir une dimension intime et rare de ce théâtre mythique, l’artiste rapporte de son aventure de l’autre côté du rideau un document photographique d’exception qu’il nomme Bolshoi Underground.

Alors qu’il entame sa visite, à pas feutrés, une immensité l’attend en fabuleux présent. Au-delà de ce monde, un nouveau monde surgit.

D’emblée, le photographe se fond parmi les existences hantées par la répétition générale qui évoluent en nombre, plus ou moins anonymes, derrière les décors de Zinovi Margolin. L’intrusion passe inaperçue, disons plutôt qu’elle est niée comme telle par une sorte d’accord tacite ou conclu d’un simple échange de regards.

Artiste parmi les siens, en déambulation onirique sur les flux de lumière, il avance avec la discrétion délicate d’un félin, s’éprend de toutes les atmosphères qu’il traverse sur le chemin de sa découverte, où la magie de l’âme russe s’éploie de toutes parts.

Une belle jeunesse de figurants se prépare, certains ont déjà enfilé leurs costumes de scène signés Igor Chapurin. Tout le personnel du Bolchoï répète ses rôles respectifs. La générale fait battre les coeurs plus fort, trembler les mains, résonner les silences et les musiques qui s’accordent. Chaque oeil croisé révèle une âme vouée à l’oeuvre qui se crée.

C’est une photographie d’errance mélancolique, qui épouse les mouvements des airs, se délecte de toute source lumineuse, du moindre souffle inspiré, d’un infime frisson de doute perçus au hasard des couloirs.

Des substances diaphanes versent des mélodies intérieures, des couleurs vivantes!glissent le long des êtres et des objets, se pénètrent les unes les autres. Chaque rayon convie un germe de rêve.

Ce que le photographe a voulu voir, ce qu’il a vu, ce qu’il a saisi puis montré et dissimulé, à sa façon, pour des raisons subjectives, par excellence uniques, souvent énigmatiques pour soi-même et certaines mystérieuses à jamais, impose des oscillations entre réel et surnaturel, entre dedans et dehors, entre avant et après. Comme dans la poésie de Marina Tsvetaeva, il s’agit peut-être de « défendre dans le temps ce qu’il a d’éternel, ou bien immortaliser ce qu’il a de temporel, quelle que soit la façon de tourner : au temps – c’est-à-dire au siècle d’ici-bas – s’oppose le siècle de l’autre monde ».

Et de se demander si certains fantômes ne se faufileraient pas à son insu dans les replis invisibles de ses photographies, s’ils n’y commémoreraient pas, à leur manière subtile, Le Triomphe des Muses, les heures de gloire de Cendrillon, les créations éternelles de Tchaïkovski et de Rachmaninov.

Ses images envoûtent parce qu’il est le premier envoûté par ce qu’il observe et qui s’offre en retour. Il appelle à des finesses d’expérience privée, à des échappées imaginaires.

Il se laisse ensorceler par les personnages animés de passion et d’angoisse, dans l’ombre et la lumière de l’illustre institution. À la manière dont Francis Bacon l’entendait pour sa peinture, le photographe oeuvre dans l’espoir que les hasards et les accidents interviendront en sa faveur. De fait, ils agissent.

Sa photographie est, en ce sens, une expérience de désir à la fois charnel et spirituel. Le médium est puissant et, fort d’objectifs sensibles, s’imprègne de « cette solitude illimitée, telle que l’éprouvait Rainer Maria Rilke, qui fait de chaque jour une vie, cette communion avec l’univers, l’espace en un mot, l’espace invisible que l’homme peut pourtant habiter et qui l’entoure d’innombrables présences ».

Le photographe est sensible à l’intimité de chaque artiste et plus encore à celle de l’être en soi déguisé, sous le costume de scène. Le vif d’une multitude de solitudes au début de l’effervescence l’enivre à la russe de ces R enroulés dans les mots incompris. Derrière chaque porte entrebâillée, au détour d’un couloir, dans les galeries, les coursives et les travées, une nouvelle lumière, un autre visage prennent possession de leur rôle à l’écart, se profilent parfois dans la pénombre, ou devant un miroir. 

Sur scène, du jeu, du fard et des paillettes. Au-delà, du travail, du trac et des prières. Et mille contes, mille films se bousculent dans l’étroitesse de chaque image, à la mesure pléthorique de chaque être esseulé.

Un geste seul, celui d’une main tatouée par le temps qu’un homme élégant et soigné abandonne au velouté d’amande, évoque l’attention et l’échange confiant, la parole dénouée. Et lorsque son visage apparaît, plus austère et âgé qu’attendu, tout auréolé de cheveux blancs et d’expérience altière, c’est encore autre chose qui s’exprime. De son regard émane une profondeur tragique où sont gravés des pans entiers de son histoire personnelle au coeur du Bolchoï. Des succès pleins et des échecs cuisants qu’il pourrait sans doute conter des jours entiers. Comédien de la grande maison, jusqu’à la moelle. Son rôle est mince à bord du navire, mais il l’honore comme sa première peau.

En quête du dynamisme poétique des éthers qui transcendent l’espace, Bruno Aveillan fait flèche de tout bois. D’épingles à cheveux rehaussées d’une perle, précieux accessoires conservés comme un trésor dans sa cassette, il dérobe d’infimes parcelles de féminité ; au gré des portes ouvertes, il collecte les secrets d’art, de coeur et de beauté.

Son regard s’attarde sur une profusion de bottines à lacets usées et de chaussons de satin rose qui, encore abandonnés ce soir dans leur caisse, ne glisseront pas sur scène aux pieds menus des sylphides. Ils demeureront entassés là, non sans grâce. Des souliers d’homme subiront le même sort dans un carton non loin. Pas pour toujours, c’est certain. Bien sûr, le cintre, épaules essentielles à la transition du vêtement, accroche les prunelles brunes qui lui taillent aussitôt sa part belle.


Bolshoi Underground © Bruno Aveillan

Des aires de pause, de réflexion protégée, d’introspection obligée, zones d’intimité artificielles, s’érigent dans la pâleur des néons ronds au plafond. Tête-à-tête avec le texte ou la partition, duo de cantatrices rouges, et autant de rencontres magiques avec l’art vivant.


À chaque instant, l’apparition d’un trouble, l’intensité d’un recueillement. Curiosité d’un silence apparent quand tout bruisse de pensées, de chants, de danse et de musique, de ce qui parle profondément et sourd dans la lumière qu’il ne faut pas froisser.


Une jolie tête fardée qui n’a plus le droit de pleurer cherche pour l’heure à blottir son tourment nerveux teinté d’une gracieuse lassitude, contre la douceur familière du sofa gris. L’épuisement n’est pas encore à la dissimulation. « Une lente humilité pénètre dans la chambre qui habite en moi dans la paume du repos » doit murmurer Tristan Tzara. Sous sa blondeur ébouriffée, le prodige du Bolchoï, Barkhatov, l’admet volontiers en toute simplicité sous le regard bienveillant qui l’interroge dans un laps de complicité candide.

Le photographe, comme le poète – selon les mots de Gaston Bachelard –, est ici « sans cesse contemporain d’une osmose entre l’espace intime et l’espace indéterminé ».

Doux saisissement à la vue d’une femme assise face à soi-même dissimulée dans le tain, au fond de l’ailleurs intérieur instauré sous le visage de chair. Son destin se dessine dans l’exercice douloureux de la perfection, cette nécessité de blessure infligée à soi-même afin de chanter sur les cimes.

Au milieu d’une salle de maquillage, une nuée de sylphes se glisse dans la peau de petits mousses peroxydés. D’indicibles émotions en chavirent une, perdue dans sa bulle qui ressemble à « la cellule de moi-même [qui] emplit d’étonnement la muraille peinte à la chaux de mon secret », née dans l’esprit de Pierre-Jean Jouve.

Nostalgique tangage d’un cirque sur les eaux dévoilé au passage. Et vogue le navire. Il fallait un clin d’oeil à Fellini.

« Personnage es-tu là ? » Une poupée russe se surprend en apnée au bout de ses songes, impossibles à percer en vérité dans la dureté de la cire qui l’enserre. Une autre belle, isolée au secret d’un vestiaire, impose la perfection d’un profil amoureux d’où s’échappe peut-être un message mental à l’amant : « Viendras-tu admirer ma beauté irréelle, éprouver ton désir à ma présence en pleins feux ?  » Non, seul compte le double qui joue en soi, on ne badine pas ou si peu avec le  monde extérieur lorsqu’on est si près de brûler la scène.

Le photographe poursuit avec ravissement l’exploration des lieux où soudain émerge l’icône inattendue d’une délicate  adone orthodoxe, le corps ceint d’auréoles, les yeux levés au ciel, en pure prière versée dans la lumière que l’on jurerait divine. L’atmosphère se sacralise ainsi parfois, en une fugace poussée verticale, une ascension imaginaire peinte comme celle de la Jeune Orpheline au cimetière d’Eugène Delacroix.

L’oeil du photographe s’abreuve d’une phénoménologie d’âme, dévoile la fragilisation de l’instant, prône l’abstraction,  galvanise l’imaginaire, comble la réalité.

Plus loin, sous une fausse moustache, une folle envie de rire qui devra, en revanche, éclater sans tarder, se laisse pour l’instant deviner par l’oeil amusé du photographe. 

Le regard slave, en pétillement contrôlé, continue pourtant de lutter pour imposer le sérieux de son habit qui doit faire impression au bal du prince Orlofsky.

Ailleurs, une ballerine travaille son grand art à la barre, diffuse le labeur poétique d’une certaine sprezzatura, ce don du détachement suprême, tel le déploiement d’ailes d’un ange ou d’un cygne. Un vol en soi.

Plus profond encore au coeur de l’organisme fourmillant, la plongée se trouble dans le désenchantement caché et l’ébranlement du temps. La chef machino, au fond des quartiers rudes du bateau, dans l’intimité de son labyrinthe de couloirs déserts ou d’un monte-charge aux murs gris, se tient debout loin de tous les feux qui autrefois scintillaient sur sa peau heureuse. L’histoire du lieu inscrite sur ses traits de quatre-vingt-dix ans creusée en rides. Ces rigoles de sueur et de larmes, inscrites par chaque effort, chaque pensée, chaque regard, chaque épreuve qui fondent et justifient toute une vie voulue sous ce toit-là, jusqu’au bout du souffle.

Reconnaissance ad vitam pour la part de lumière reçue à l’heure enchanteresse de sa jeunesse d’étoile, dont elle tire une intarissable fierté, à jamais éclatante. La vieille dame veille sur le temple, en secret, avec respect et dignité.

À l’heure d’un sommeil crève-coeur, déconcertant, retentissent de terribles lignes de Thomas de Quincey auquel il semblait « chaque nuit – non pas métaphoriquement mais à la lettre –, descendre dans des gouffres et des abîmes sans lumière au-delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir jamais remonter  ».

De fait, au réveil, il comprenait qu’il n’était pas revenu. Il était condamné à l’absolue noirceur. Le seul dans cette sorte d’enfer.

À quelques encablures, n’échappent pas non plus au photographe les sombres silhouettes d’impossibles mécanismes, de rouages et de chaînes aux belles patines métalliques, où des rayons dardent aussi en beauté, comme autant de résonances personnelles – en provenance d’un antique labyrinthe au beau trio d’argile – perçues en parallèle.

De retour, en contraste, à la matière du faste entre les colonnes des salons clinquants, où dorures, bijoux, fourrures, taffetas, soies et velours aveuglent en éclats de couleurs, la sage dame en rouge et l’exubérante dame en vert demeurent noyées dans le flou de l’instant. Il les aura voulues ainsi, seulement.



Déjà, les premiers rôles approchent. Une diva, vêtue d’un fourreau noir à la Gilda, femme fatale en conversation animée, flanquée d’une collaboratrice zélée, miroite au milieu d’un couloir. Quel genre de comédie russe peut bien se jouer là ?



À l’horizon, un mouvement bleu marin, digne de Vingt mille lieues sous les mers, enveloppe soudain la matière blanche et la forme voluptueuse que compose Dinara Alieva pour donner vie à Rosalinde. Les tonalités bleues aux reflets psychédéliques se propagent partout, recouvrent toutes les surfaces, au moment de son apparition sur le pont, comme la mer scintille pour l’emporter.



Le commandant du bateau ivre, Nikolai Kazansky, alias Frank, épié alors qu’il finit de parfaire la tenue de son uniforme, se tient lui aussi prêt à prendre le large. Il n’a pas l’air bien commode sous sa casquette. Sévérité d’officier oblige. Le personnage a pris corps, bel et bien, pour la croisière. Un de ses subalternes en ombre chinoise, cadet à l’âme vague, dompte son souffle dans un coin calme du navire Strauss, avant de se jeter tout entier de l’autre côté du réel, de se livrer aux creux et aux pleins du grand jeu. Un sang d’exaltation bat assurément les tempes.


Et tandis qu’un violoncelle attend son heure, sa crosse en clé de sol cajolant une illusion d’optique, d’autres cordes vibrent déjà sous la direction du chef Christoph-Mathias Mueller, infiltrent les étages de leurs ondes joyeuses, donnent le signal aux amarres qui se larguent et aux filins bien huilés qui se déroulent.

En levant les yeux, une mystérieuse songeuse costumée se découvre, prisonnière de quelque mission obscure peut-être, assise sur les marches métalliques toutes proches des rampes de lumière. Dans l’attente de certain événement décisif pour l’action, elle convoque à son insu l’image d’un film noir ainsi qu’une voix venue du froid qui résonne dans la polyphonie des solitudes.

– Mais qui pour me voir ? Je suis caché en moi.

Préface de Zoé Balthus à Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan


Textes de Stéphan Lévy-Kuentz et Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)


Bolshoi Underground © Bruno Aveillan


Bruno Aveillan has conquered the heart of the Bolshoi, a theatre currently reinventing itself. Two days before the opening of Johann Strauss’ Die Fledermaus, on 17 March 2010, directed by the young Vasily Barkhatov, the presence of the French photographer and director comes as a surprise to everyone backstage. Authorized to capture a rare and intimate dimension of this legendary theatre, the artist returns from his adventure on the other side of the curtain with an outstanding photographic document that he  names Bolshoi Underground.

As Aveillan begins his visit, stepping cautiously, immensity awaits him in guise of a wonderful gift. Beyond this world, a new world emerges.

Right from the start, the photographer blends in with the lives of those preoccupied by the dress rehearsal, as both their number and anonymity fluctuate behind Zinovi Margolin’s sets. The intrusion goes unnoticed, or ne might say it is not regarded as such by means of a tacit agreement, concluded through a mere exchange of glances.

An artist among artists, wandering dreamily upon shafts of light, he advances with a feline discretion, and becomes enamoured with each atmosphere he encounters on a road of discovery where the magic of the Russian soul unfolds everywhere.

A flurry of young walk-ons prepare themselves, some have already donned the costumes designed by Igor Chapurin. All the members of the Bolshoi rehearse their respective roles. The dress rehearsal makes hearts beat stronger, hands tremble, and silences resound in harmony with the music. Each shared glance reveals a soul dedicated to the work in creation.

It is a photography of melancholic roving that merges with the movement of air, feeds on any source of light, the slightest intake of breath, of a minute shudder of doubt, caught at random in the corridors. From diaphanous substances are poured internal melodies, bright colours slide along people and objects,  penetrating each other. Each ray holds a dream in germination.

What the photographer wanted to see, what he saw, what he captured, then showed and concealed, for subjective reasons, par excellence unique, often enigmatic for one’s self and some forever mysterious, impose oscillations between the real and the supernatural, between inside and out, between before and after. As in the poetry of Marina Tsvetaeva, this could be “defending that which is eternal in time, or immortalising that which is temporal, whatever way it is portrayed… In time, that is to say, in the century down here – stands opposed the century of the other world”.

One wonders if certain ghosts aren’t sneaking into the invisible folds of his photographs without his knowledge, if they aren’t commemorating, in their own subtle way, The Triumph of the Muses, the glory hours of Cinderella, the timeless creations of Tchaikovsky and Rachmaninoff.

Aveillan’s images captivate because he himself is the first to succumb to what he sees and what is offered in return. He calls on the finesse of his own experience, upon imaginary excursions.

He allows himself, in the shadows and light of the illustrious institution, to be spellbound by the passion and anguish fuelled characters. In the way that Francis Bacon meant for his painting, the photographer works in the hope that coincidences and accidents will intervene in his favour. In fact, they do.

Aveillan’s photography is, in this sense, an experience of desire, both carnal and spiritual. The medium is powerful and, being full of sensitive objectives, is impregnated with “this unlimited solitude” as Rainer Maria Rilke experienced it, “When he made a life out of each day, that communion with the universe, space in a single word, the invisible space that can be inhabited by man nevertheless and which surrounds him with innumerable presences”.

The photographer is conscious of the intimacy of each artist and even more so to that of the being under the costume, disguised. The rawness of multiple solitudes on the brink of effervescence intoxicates him in Russian style with R’s rolled up in misunderstood words. Behind each half-open door, along a corridor, in the flies, ramps and walkways, a new light, a different face takes possession of its role on the side-lines, sometimes rofiled in the shadows, or before a mirror.

On stage, acting, make-up and sequins. Beyond; work, stage-fright and prayers. And a thousand stories, a thousand films jostle within the confines of each image, to the excessive tempo of each forsaken being.

A single gesture, that of a hand tattooed by time, one an elegant man abandons for almond smoothness, that evokes careful mannerism, confident interaction, unravelled speech. And when his face appears, more austere and older than expected, framed by a halo of white hair and noble experience, it is something yet different that is expressed. From his gaze emanates a tragic depth wherein entire sections of his own story at the heart of the Bolshoi are engraved. Acclaimed successes and bitter failures that he could probably recount for days on end. An actor of the grande maison, to his very core. He only has a small part on boardship, but he pours his heart into it.

Seeking the poetic dynamism of the ether that transcends space, Bruno Aveillan uses every trick in his pocket. From hairpins adorned with a pearl, to valuable accessories stored like treasures in a jewelcase, he reveals the minutiae of femininity, as doors open to him he collects the secrets of the art, the heart and of beauty.

His gaze lingers on a profusion of pink satin ballet shoes and worn lace-up boots that, abandoned in their box for this evening, will not slide on stage on a Sylphide’s slender foot. They will stay piled up there, gracefully. Men’s shoes of dark lustre will suffer the same fate in a box nearby. Not for ever, that is sure. Of course, the hanger, necessary shoulders for the transition of garments, catches the attention of the photographer’s brown eyes that instantly give it a leading role.

Bolshoi Underground © Bruno Aveillan
There are places for pause, for protected reflection, necessary introspection, areas of artificial intimacy that stand in the pallor of the round fluorescent ceiling lights. Tête-à-tête with the script or the score, a pair of red-headed singers, and as many magical encounters with performance art. Every moment, the apparition of a disturbance, the intensity of contemplation. The curiousness of a silence appearing when all around everything hums with thought, song, dance and music.

A pretty rouged head that no longer has the right to weep is seeking a moment in which to blot out her nervous torment, tinged with a graceful lassitude, by resting against the familiar softness of the grey sofa. Exhaustion is not yet something that can be concealed. “A slow humility penetrates the room that lives inside me in the palm of repose”, must murmur Tristan Tzara. Beneath his tousled blond locks, Barkhatov, the Bolshoi’s prodigy, accepts this in all simplicity under the benevolent eye that questions him in a lapse of candid complicity.

The photographer, like the poet in the words of Gaston Bachelard, is here “the constant contemporary of an osmosis between intimate space and indeterminate space”.

There’s a gentle shock at the sight of a woman sitting facing herself hidden in the mirror, deep in an elsewhere installed under the face of flesh. Her destiny is drawn in a painful exercise of perfection, the necessity of a self-inflicted wound in order to reach the high notes.

In the midst of a make-up room, a cloud of sylphs take on the roles of little peroxided cabin-boys. One of them is overcome with unfathomable emotions, lost inside her bubble that looks like “the prison of myself [that] fills with amazement the whitewashed wall of my secret”, in the spirit of Pierre-Jean Jouve.

The nostalgic pitch of a circus at sea is revealed in passing. And the ship sails on. There had to be a nod to Fellini.

“Character, are you there?” A Russian doll surprises herself holding her breath as she comes to the end of a daydream, a truth impenetrable due to the hardness of the wax in which she is encased. Another beauty, isolated in the secrecy of a cloakroom, imposes the perfection of an amorous profile in which a mental message may be passed to a lover: “Will you come to admire my unreal beauty, express your desire for my presence under spotlights?” No, all that counts is one’s understudy inside, one does not flirt, or so very little, with the outside world when one is so close to treading the boards.

The photographer pursues with delight the exploration of the place from which suddenly emerges the unexpected icon of a delicate Orthodox madonna, her body surrounded by halos, eyes raised heavenwards, in pure prayer and bathed by a light that one would swear divine. Hence the atmosphere sometimes becomes sacred, in a fleeting vertical thrust, an imaginary ascension painted like Eugène Delacroix’s Young Orphan Girl in a Cemetery.

The photographer’s eye is refreshed by the phenomenology of the soul, unveils the fragility of the moment, advocates abstraction, galvanises the imaginary, compounds reality.

Further on, under a false moustache, a terrible desire to laugh that must explode any second, for the time being lets itself be distinguished by the photographer’s amused eye. The Slavic eyes, in their controlled effervescence, nevertheless continue struggling to impose the seriousness of an attire that must make an impression at Prince Orlofsky’s ball.

Even deeper at the heart of this bustling organism, the dive becomes murky in hidden disenchantment and the shaking of time. The ship’s chief engineer, deep in the bowels of the vessel, in the intimacy of this labyrinth of deserted corridors or of a greywalled goods lift, stands far from the spotlights under which her happy skin once glittered. The history of the place is written in her ninety-year-old face, dug into wrinkles. These channels of sweat and tears, inscribed by every effort, every thought, every look, and every test that is the foundation and justification of a whole life willingly led under this roof, to the point of exhaustion. Recognition ad vitam for the part played by the light received in the enchanted hours of her youth as a star, from which she gleans inexhaustible, forever sparkling pride. The old lady watches over her temple, in secrecy, with respect and dignity.

At the moment of a heart-breaking, disconcerting sleep, echoing with the frightening lines of Thomas de Quincey to whom it seemed, “each night – not metaphorically, but literally – descends into the gulfs and the abyss without light beyond any known depth, without the hope of ever being able to emerge.” In fact, when he awoke he understood that he had not returned. He was condemned to absolute darkness. The only one in this sort of hell.

A couple hundred yards away, the dark silhouettes of improbable mechanisms do not escape the photographer. Gear-wheels and chains of glinting metal, where so many rays of light dart with such beauty, like as many personal resonances – originating from an ancient labyrinth of a beautiful clay trio – seen in parallel.

Returning, in contrast, to things luxurious, among the columns of magnificent reception rooms where gilding, jewels, furs, taffetas, silks and velvet are blindingly brilliant in their colours, the wise lady in the blur of the moment. That is how he wanted them, though.

Already, the first lead roles approach. A diva, wrapped in a black fur like Gilda, femme fatale in animated conversation, flanked by a zealous companion, looks at herself halfway down a corridor. What sort of Russian comedy might possibly being here?

On the horizon, a navy blue movement, worthy of Twenty Thousand Leagues Under the Sea, suddenly envelops the white matter and voluptuous form that Dinara Alieva is composed of, to give life to Rosalinda. Shades of blue with psychedelic reflections are propagated everywhere, covering every surface, as she appears on the bridge, as though the sea sparkles to carry her away.

The drunken ship’s captain, Nikolai Kazansky alias Frank, closely watched as he puts the finishing touches to his uniform, is also ready to set sail. He doesn’t look very agreeable under his cap. An officer requires severity. The character has taken shape, well and good, for the cruise. One of the subordinates stands in silhouetted shadow, a young melancholic man, controlling his breath in a quiet corner, before throwing himself wholeheartedly into the other side of reality and delivering himself to the ups and downs of the performance.

And while a cello awaits its moment, its treble clef cajoling an optical illusion, other cords are already vibrating under the conductorship of Christoph-Mathias Mueller, infiltrating every storey with their joyful waves, giving the signal to the raising of the anchor and the unravelling of well-oiled ropes. Raising his eyes, a mysterious costumed dreamer reveals herself, perhaps prisoner to some obscure mission, seated on the metal steps very close to the lighting racks. Awaiting a certain decisive cue for action, she unwittingly recalls an image from a film noir as well as a voice that has come in from the cold that resonates in the polyphony of solitudes.

But who will see me? I am hidden within myself.

Foreword by Zoé Balthus, translated by Sophia Burnett, in Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan
Texts by Stéphan Lévy-Kuentz and Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)