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mercredi 25 mars 2009

Aung San Suu Kyi: Burmese days


Bagan Sunset  - 2000 - John Mc Dermott 
A Jan Krogsgaard

Vassa, la retraite de la saison des pluies, a commencé. C'est le moment d'offrir des tuniques aux moines et de déployer des efforts particuliers pour une meilleure compréhension des valeurs bouddhistes. En Birmanie, les membres du sangha (l'ordre religieux bouddhiste) représentent les maîtres qui nous guideront sur le Noble sentier à huit branches. Les bons maîtres ne délivrent guère de sermons savants, ils nous enseignent combien nous devrions mener notre vie quotidienne en harmonie avec la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, la subsistance juste, l'attention juste et la concentration juste.

Peu de temps avant ma détention domiciliaire en 1989, j'avais obtenu une audience auprès du vénérable U Pandita, un maître exceptionnel issu de la meilleure tradition des grands mentors spirituels dont les mots agissent avec constance, en éclaireurs d'une vie meilleure. Hsayadaw (le maître sacré) U Pandita parla de l'importance de la samma-vaca, la parole juste. Nos bouches ne devraient non seulement prononcer que la stricte vérité, mais devraient n'établir qu'harmonie entre les êtres, tou discours devrait être bienveillant et plaisant, devrait être salutaire. Il faudrait suivre le modèle de Bouddha qui n'exprimait que des mots justes et salutaires même dans les moments où tel propos n'était pas toujours pour plaire à l'auditeur.

Le Hsayadaw m'a exhortée aussi à cultiver le sati, l'attention. Des cinq principes spirituels, saddah (foi), viriya (énergie), samadhi (concentration) et panna (sagesse), seul le sati ne saurait jamais se trouver en excès.

Une foi excessive sans une sagesse suffisante aboutit à une foi aveugle, à l'inverse une sagesse excessive dépourvue d'une foi suffisante conduit à quelque indésirable zèle. Trop d'énergie mêlée à une faible concentration empêche le repos alors qu'une puissante concentration accompagnée d'une faible énergie suscite l'indolence. Tandis que de sati, on ne peut en être jamais trop pourvu, elle ne se trouve “jamais en excès, mais toujours en déficit”. La vérité et la valeur de ce principe bouddhiste que le Hsayadaw U Pandita s'est donné tant de mal à m'inculquer est devenu évident tout au long de mes années de résidence surveillée.

Temple birman - 2000 - John Mc Dermott
A l'instar de mes compagnons bouddhistes, j'ai décidé de faire bon usage de mon temps passé en détention par la pratique de la méditation. Ce ne fut pas un processus simple. Il me manquait un maître et mes premières tentatives furent plus que frustrantes. Il y eut des jours où l'échec à discipliner mon esprit en accord avec les pratiques de méditations prescrites me rendait si furieuse que je sentais que je me faisais plus de mal que de bien. Je pense que j'aurais abandonné sans le conseil d'un célèbre maître bouddhiste selon lequel, que l'on veuille ou non pratiquer la méditation, il faut agir pour son propre bien. Alors, je serrai les dents et continuai, plutôt souvent avec morosité. Puis mon époux m'offrit un exemplaire du livre de Hsayadaw U Pandita Dans cette vie même, les enseignements de la libération de Bouddha. L'étude attentive de cet ouvrage m'enseigna comment dépasser les difficultés de la méditation et d'en saisir les bénéfices. J'ai appris combien la pratique de la méditation conduisait à une attention accrue au quotidien; là, encore et encore les mots du Hsayadaw reviennent à ma mémoire, avec reconnaissance et gratitude, quant à l'importance du principe du sati.

Dans mon oeuvre politique, j'ai trouvé le soutien et la force dans les enseignements dispensés par les membres du sangha. Lors de mon tout premier voyage de campagne à travers la Birmanie, j'ai reçu les conseils inestimables des moines de toutes les régions du pays. A Prome, un Hsayadaw m'a conseillée de me souvenir de l'ermite Sumedha, qui renonça à la possibilité d'une libération prématurée qui n'était offerte qu'à lui seul et endura plusieurs vies de lutte pour pouvoir sauver les autres de la souffrance. Alors il faut vous tenir préparée à souffrir aussi longtemps que cela sera nécessaire en vue de parvenir au bien et à la justice, m’exhorta le vénérable Hsayadaw.

Dans un monastère de Pakokku, le conseil qu’un supérieur avait donné à mon père lorsqu'il avait visité cette ville, plus de quarante ans en arrière, m’a aussi été rappelé : "ne t’effraye pas à chaque fois que se révèle une tentation de t’effrayer mais ne sois pas pour autant entièrement dénuée de crainte. Ne succombe pas au ravissement à chaque fois que tu es l'objet d'éloges, mais ne fais pas preuve d'un total défaut d'enthousiasme". En d'autres termes, tout en faisant toujours preuve de courage et d'humilité, il ne faut pas pour autant se débarrasser de toute prudence et d'un sain respect de soi.

Lorsque j'ai visité Namauk, la ville d'origine de mon père, je me suis rendue au monastère où, garçon, il avait étudié. Là, le supérieur a donné un sermon sur les quatre causes du déclin et de la décadence : l'échec à retrouver ce qui a été perdu; l'omission de la réparation de ce qui a été abîmé; l'indifférence à la nécessité d'une économie raisonnable; et l'élévation au niveau d'autorité d'êtres dénués de moralité ou de savoir. Le supérieur poursuivit l'explication de l'interprétation à donner à ces traditionnels concepts bouddhistes afin de nous aider à bâtir une société juste et prospère dans l'ère moderne.

Parmi ces mots de sagesse glanés lors de mon voyage au coeur de la Birmanie, ceux du Hsayadaw de Sagaing, âgé de 90 ans, sont en particulier mémorables. Il avait délivré avec concision une esquisse de ce que serait qu'oeuvrer en faveur de la démocratie en Birmanie. "Vous serez attaquée et insultée pour votre engagement à l'honnêteté", dit le Hsayadaw, "mais vous devrez persévérer. Versez une obole de dukka (souffrance) et vous récolterez le sukka (félicité)."

Teachers, in Letters from Burma, Aung San Suu Kyi - Prix Nobel de la Paix 1991 (Ed. Penguin Books)
Maîtres, in Lettres de Bimanie, Traduction de Zoé Balthus

Shrine and Archway - Shwedagon Pagoda - Yangon  - 2000 - John Mc Dermott  
Vassa, the rainy season retreat, has begun. It is time for offering robes to monks and for making special efforts towards gaining a better understanding of Buddhist values. In Burma we look upon members of the sangha (the Buddhist religious order) as teachers who will lead us along the Noble Eightfold Path. Good teachers do not merely give scholarly sermons, they show us how we should conduct our daily lives in accordance with right understanding, right thought, right speech, right action, right livelihood, right mindfulness and right concentration.

Not long before my house arrest in 1989, I was granted an audience with the venerable U Pandita, an exceptional teacher in the best tradition of great spiritual mentors whose words act constantly as an aid to a better existence. Hsayadaw (holy teacher) U Pandita spoke of the importance of samma-vaca or right speech. Not only should one speak one truth, one’s speech should lead to harmony among beings, it should be kind and pleasant and it should be beneficial. One should follow the example of the Lord Buddha who only spoke words that were truthful and beneficial even at times such speech was not always pleasing to the listener.

The Hsayadaw also urged me to cultivate sati, mindfulness. Of the five spirirtual faculties, saddah (faith), viriya (energy), samadhi (concentration) and panna (wisdom), it is only sati that can never be in excess.

Excessive faith without sufficient wisdom leads to blind faith, while excessive wisdom without sufficient faith leads to undesirable cunning. Too much energy combined with weak concentration to restlessness while strong concentration without sufficient energy leads to indolence. But as for sati, one can never have too much of it, it is “never in excess, but always in deficiency”. The truth and value of this Buddhist concept that Hsayadaw U Pandita took such pains to impress in me became evident during my years of house arrest.

Like many of my Buddhist colleagues, I decided to put my time under detention to good use by practising Hsayadaw U Pandita’s book, In this Very Life : The Liberation teachings of Buddha. By studying this book carefully, I learnt how to overcome the difficulties of meditation and to realize its benefits. I learnt how to practising meditation led to increased mindfulness in everyday life, and again and again I recalled the Hsayadaw’s words on the importance of sati with appreciation and gratitude.
meditation. It was not an easy process. I didn’t have a teacher and my early attempts were more than a little frustrating. There were days when I found my failure to discipline my mind in accordance with prescribed meditation practices so infuriating I felt I was doing myself more harm than good. I think I would have given up but for the advice of a famous Buddhist teacher, that whether or not one wanted to practise meditation, one should do so for one’s own good. So I gritted my teeth and kept at it, often rather glumly. Then my husband gave me a copy of

In my political work I have been helped and strengthened by the teachings of members of the sangha. During my very first campaign trip across Burma, I received invaluable advice from monks in different parts of the country. In Prome a Hsayadaw told me to keep in mind the hermit Sumedha, who sacrificed the possiblity of early liberation for himself alone and underwent many lives of striving that he might save others from suffering. So must you be prepared to strive for as long as might be necessary to achieve good and justice, exhorted the venerable Hsayadaw.
   
In a monastery at Pakokku, the advice that an abbot gave to my father when he came to that town more than forty years ago was repeated to me : "Do not be frightened every time there is an attempt to frighten you, but you do not be entirely without fear. Do not become elated every time you are praised, but do not entirely lacking in elation". In other words, while maintaining courage and humility, one should not abandon caution and healthy self-respect.

When I visited Namauk, my father's home town, I went to the monastery where he studied as a boy. There the abbot gave a sermon on the four causes of decline and decay : failure to recover that which has been lost, omitting repair that which has been damaged; disregard of the need for reasonable economy; and the elevation to leadership of those without morality or learning. The abbot went on to explain how these traditional Buddhist views should be nterpreted to help us build a just and prosperous society in modern age.
Of the words of wisdom I gathered during that journey across central Burma, those of a ninety-one-year-old Hsayadaw of Sagaing are particularly memorable. He sketched out for me tersely how it would be to work for democracy in Burma. "You will be attacked and reviled for engaging in honest policy" pronounced the Hsayadaw"but you must persevere. Lay down an investment in dukka (suffering) and you gain sukka (bliss)."

Teachers, in Letters from Burma, Aung San Suu Kyi - 1991 Nobel Peace Prize (Ed. Penguin Books)

mercredi 18 juin 2008

Malraux, l'art, sanctuaire de l'Insaisissable


Banteay Srei - 2000 - John Mc Dermott
« Comprendre notre relation avec l’art, aujourd’hui, c’est comprendre que par lui, et par lui seul, la présence des bouquetins (du Roc-de-Sers), semblable à celle des vivants, est radicalement distincte de celle du silex, comme celle des squelettes, même si le silex change le cours de la préhistoire […] car les œuvres d’art sont les seuls «objets» sur lesquels s’exerce la métamorphose. Pas les meubles, pas les bijoux - pas les silex. C’est même, peut-être, une de leurs définitions. La présence, dans la vie, de ce qui devrait appartenir à la mort […]»

La Tête d’obsidienne, André Malraux (Ed. Gallimard, La Pléiade)

« L'humanisme, ce n'est pas dire : "Ce que j'ai fait, aucun animal ne l'aurait fait", c'est dire : "Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête", et nous voulons retrouver l'homme partout où nous avons trouvé ce qui l'écrase. Sans doute, pour un croyant, ce long dialogue des métamorphoses et des résurrections s'unit-il en une voix divine, car l'homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute ; mais il est beau que l'animal qui sait qu'il doit mourir arrache à l'ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu'il le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues. Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les ombres illustres, et celles des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil... Et cette main, dont les millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme. »

Ecrits sur l'Art, André Malraux (Ed. Gallimard, La Pléiade)

Né avec l’Homme, l’Art donne forme à ses dieux et démons, ses désirs et angoisses, ses espérances et désillusions. « Magiques, cosmiques, sacrées ou religieuses, les grandes œuvres nous atteignent du fond du passé» ainsi l’exprimait selon son âme André Malraux (1901 -1976), un des plus grands romanciers et théoriciens de l’Art du XXe siècle.

L’Art fut la préoccupation de toute son existence, au cœur de toute son œuvre, amorcée dès ses plus tendres années. Il fut un adolescent fort épris de littérature et publiera à 20 ans ses premiers poèmes en prose. Lors de ses célèbres et tumultueuses aventures au Cambodge, alors à peine âgé de 22 ans, ce sont les mystères de l’art khmer qui s’exprimaient dans chaque ciselure des bas-reliefs du sanctuaire des femmes de Banteay Srei, la mémoire et le génie humains que renfermaient ces trésors sculptés le long de La Voie royale, que le futur ministre français des Affaires culturelles convoitait au péril de sa vie et de sa réputation, bravant l’hostilité de la jungle luxuriante et les lois dont n’étaient pas affranchies les colonies.

Telle une tête brûlée certes, il affirmait ainsi un goût fort prononcé de l’aventure et du romanesque mêlé à une violente passion de l’art, jamais démentie. En Indochine, où il fonda un journal d’opposition au pouvoir colonial, s’annonçait aussi le Malraux résolument et courageusement engagé, humaniste de combat, infiniment vivant et romanesque, qui bâtissait son œuvre, jalonnait déjà sa propre légende, de La tentation de l’Occident à La métamorphose des Dieux.

De ses quelques années passées en Orient, il rapportera des romans d'aventures et de guerre plus tard de son engagement en Espagne, comme autant de miroirs de ses préoccupations politiques, teintés de méditations métaphysiques et éthiques, reflets de ses expériences personnelles d’où jaillit toujours la même problématique qui le hante, celle du destin de l’homme irrémédiablement «voué à la pourriture», abandonné de Dieu, La Condition humaine.

Dans Imaginaire, Rêve, Fantastique, Roger Caillois relevait que dans les romans, «le trésor est pour ainsi dire remis en jeu et il passe de nouveau aux mains du plus habile. Pour celui-ci, il est un gage de fortune, plutôt que la fortune même : on n’a jamais vu un héros dépenser le trésor qu’il avait découvert. C’est la garantie de son destin exceptionnel, non pas une sorte de compte courant».

L’Art, pour Malraux, c’était le trésor, la garantie de cet anti-destin, l’antidote contre «la condition humaine telle qu’elle est, et elle est en définitive soumise», qui «arrache l’homme à la mort et le rend moins esclave».

Cette condition de l’homme, Malraux a choisi de la nommer la Création et à ce monde de la Création, il opposera un autre monde, celui de l’Art où le rapport fondamental écarte idéalement toute forme de soumission, car il naît «de la fascination de l’Insaisissable, du refus de copier des spectacles, de la volonté d’arracher les formes au monde que l’homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne. Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux.»

Arguant que « l’homme ne peut pas ne pas poser l’Insaisissable», cet ensemble de choses que nous sommes amenés à connaître, que nous ne possédons pas et dont fait partie la mort, Malraux conclut que « tous les grands arts ont été la transformation des formes de l’illusion en formes accordées à l’Insaisissable.(…)La métamorphose est là.»

Dans le monde de l’art, les données sont mues par autre chose, et pourtant ce quelque chose d’autre appartient encore à l’être humain, cette autre chose est le reflet du monde que veut l’homme, qui lui ressemble et lui échappe.
«Ce monde là n’est pas soumis à la mort puisque les œuvres sont vivantes (…) nous dit Malraux, le fond de la question est celui-là : il y a la valeur de l’art parce qu’il y a une civilisation qui, n’ayant pas de valeurs, est soumise au fait informe ; en face il y a quelque chose qui, bon ou mauvais, aura été le monde de l’homme.»

Malraux, «cet agnostique fut le dernier religieux dans un monde d’incrédules», avait estimé Régis Debray peu après sa disparition. En effet, tout agnostique qu’il fut, cet homme exceptionnel a dû se confronter à Dieu, au sacré, à la foi, à l’irréel à chaque seconde de sa longue et intime histoire d’amour avec l'art.Mais sans doute aussi dans les instants tragiques où bien des êtres qu’il aimait lui furent ravis par la mort.

 «"Comprendre une œuvre" n'est pas une expression moins confuse que "comprendre un homme"». 

Two monks in a sunlit dorway - 2000 - John Mc Dermott
  
Malraux avait été touché de près par la grande faucheuse dès son plus jeune âge, alors qu’elle s’était emparée de son petit frère, encore un nourrisson. Il était devenu enfant unique. Adolescent, il avait été fort choqué par la fin épouvantable d’un de ses grands-pères. Plus tard, Josette Clotis, la mère de ses enfants, en 1944, mourut en glissant accidentellement sous un train. A la même période, un de ses demi-frères fut fusillé par les Allemands. L'autre, arrêté et torturé, disparut en déportation. Et puis en 1961, il traversera la plus grave tragédie de son existence, frappé de plein fouet dans sa chair avec la mort simultanée de ses deux fils, dans un accident de voiture.
  
Alors, oui, la mort le hantait, certainement. Et il l’affrontera, la mettra plus que jamais au défi par le biais de son art, la littérature. «Rien ne donne une vie plus corrosive à l'idée de destin que les grands styles, dont l'évolution et les métamorphoses semblent les longues cicatrices du passage de la fatalité sur la terre.» 

« Toute mort change une vie en destin et ces véhémentes hypothèses de mort méritent l’attention. Elles révèlent ce qu’ont pressenti ou proclamé les maîtres de ce siècle, que si la peinture cessait d’affronter la mort, la mort ne tarderait pas à domestiquer ce qu’ils avaient appelé la peinture, et à en faire une peinture viagère, avec laquelle s’effondrerait tout le passé du monde, comme les vastes plans du palais soufflés par les bombardements. Notre civilisation, la plus puissante qu’ait connue l’humanité est la première à ignorer les valeurs suprêmes et commence à savoir qu’elle les ignore. Mais cette civilisation, la première aussi à n’avoir pas été capable d’inventer ni un temple, ni un tombeau, a du moins été capable d’inventer le premier musée imaginaire, pour contraindre ses artistes vivants à découvrir des formes et des couleurs inconnues, rivales de celles qu’ils ressuscitaient chez les morts. »


Banteay Srei - 2000 - John Mc Dermott

Dans le système de pensée malrucienne, la donnée magique de l’art prend ainsi une dimension toute particulière et fondamentale puisqu’elle va nourrir sa théorie du Musée imaginaire désormais ouvert – musée sans murs, « expression d'une aventure humaine, l'immense éventail des formes inventées » – qui va pousser « à l’extrême l’incomplète confrontation imposée par les vrais musées », et enseigner que l’Art est «une résurrection colossale puisqu’il est une résurrection de la sculpture et d’un passé assez profond qu’on ne pouvait pas voir […]»

Selon Malraux, Francisco Goya avait pressenti l’Art moderne mais la peinture n’était « pas à ses yeux la valeur suprême ». L’œuvre du peintre espagnol, « crie l’angoisse de l’homme abandonné de Dieu. Son apparent pittoresque, jamais gratuit, se relie, comme le grand art chrétien à la foi, à des sentiments collectifs millénaires, que l’art moderne entendra ignorer […] Son fantastique ne vient pas des albums de caprices italiens, mais du fond de la peur. Comme Young, comme la plupart des poètes préromantiques, mais avec génie il rend leur voix aux forces de la nuit. Ce qui est moderne chez lui, c’est la liberté de son art. » 

Le Musée imaginaire est aussi une profonde et durable conquête puisqu’il se forme désormais selon ses propres lois et induit que « le sanctuaire de la lutte contre la mort n’a plus d’autre lieu que l’esprit de chaque artiste. »


Les Métamorphoses du regard, André Malraux, Films, Entretiens, Exposition (Ed. Maeght)
Ecrits sur l'Art, André Malraux ( Ed. Gallimard, La Pléiade)