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jeudi 18 décembre 2008

Blanqui: de l'actualité éternisée


Last manoeuvre in the dark - Installation de Fabien Giraud et Raphael Siboni 

« [...] L’heure de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes », écrit en 1872 Louis Auguste Blanqui dans L’éternité par les astres, depuis sa geôle où il est emprisonné. «Tout ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort de Taureau, je l’ai écrit et l’écrirait pendant l’éternité […] dans des circonstances toutes semblables ».

Il s’agit-là d’une « fantasmagorie à caractère cosmique », estime Walter Benjamin« une vision d’enfer » même, alors que Blanqui évoque le « grand défaut » que présente sa notion de l’éternel retour - conçue dix ans avant que Friedrich Nietzsche ne livre celle de Zarathoustra – à savoir l’annihilation de toute perspective de progrès, dans la mesure où « l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations. »

L’académicien, Jean Clair conte, dans son Journal atrabilaire, avoir été troublé un jour de croiser le sosie d'une connaissance ancienne qui, réalisa-t-il après un rapide calcul, aurait l’âge de « cent dix ou cent vingt ans » et ne pouvait raisonnablement être encore de ce monde. Pourtant, il aurait juré que c’était bien elle, il s’était déjà avancé pour lui serrer la main. Enfin, dût-il se résoudre à écarter les « explications fantasmagoriques à pareille fausse reconnaissance » et renvoya aux Enfers « les spectres, Saint-Germain, Cagliostro, Ahasvérus peut-être », comme autant de hautes figures qui s’étaient au prime abord manifestées à son esprit.

Les fantômes évincés, Clair se rappela plutôt l’hypothèse de Blanqui, selon laquelle se souvint-il, « tout se répète et tout fait retour, les événements comme les humains ». Elle « ne vaut que pour les vies qui seraient elles-mêmes infinies» mais acquiert à ses yeux «quelque consistance ».

L’enfermé - surnom que portait Blanqui en raison du grand nombre d’années qu’il passa au cachot - avançait en effet que «le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace», la nature sans scrupules n’ayant de cesse d’engendrer nos exactes répliques, non point de ces ectoplasmes et autres spectres mais bien de ces êtres de chair et de sang qui répètent nos existences à l’identique, à chaque seconde, à jamais. De « l’actualité éternisée » en somme.

« C'est un duplicata de notre globe, contenant et contenu. Rien n'y manque », suggérait Blanqui, arguant que la nature «travaille à colin-maillard.» Une fois le calcul des probabilités appliqué, tous les numéros tirés, toutes les combinaisons épuisées, «quand il ne reste rien au fond du sac, elle ouvre la boîte aux répétitions, tonneau sans fond celui-là aussi, qui ne se vide jamais, à l'inverse du tonneau des Danaïdes […]»

Force est de reconnaître, se dit Jean Clair, que « le monde étant infini mais les matériaux qui le composent étant en nombre fini, il résulte que la quantité des combinaisons qui forment un être, si élevée soit-elle, est limitée ». Aussi l’explication à ce phénomène de sosie n’en serait-elle «pas moins étonnante» que celle de spectres.

Et considérant que « le nombre des gènes qui façonnent la forme d'un individu est suffisamment limité pour que la probabilité de voir se répéter la même combinaison, ou presque la même, apparaisse assez forte », Jean Clair s'empressa d’extrapoler et d’imaginer aussitôt le choc que d’aucuns ne manquerait d’éprouver à l’occasion d’une confrontation avec son propre et véritable double, digne de L'autre, belle fiction d’éternité de Jorge Luis Borges.

Face à la révélation de cet autre soi-même, pas un jumeau, pas même un sosie, mais bien un légitime soi, l'expérience ne saurait être que «bouleversante», voire tragique. « On y rencontre sa mort, dit-on », soulignera alors Clair, empreint d’une mystérieuse solennité, comme s’il trahissait une confidence issue directement du royaume d’Hadès.

« C'est en effet le néant de la réduplication à l'identique d'un être que l'on croyait unique qui se montre à nos yeux, affirma-t-il encore, il n'aura pas vécu la même vie et vous prendra donc pour un faux. »

« C'est Narcisse se mourant de désespoir à découvrir l'incapacité d'aimer son reflet », conclura non sans quelque sourde angoisse un Clair qui, à l’époque, n’avait pas encore été appelé à rejoindre les Immortels.

Il est vrai qu’« au fond, admettait volontiers Blanqui, elle est mélancolique cette éternité de l'homme par les astres […] »


L'Eternité par les astres, Louis Auguste Blanqui (Ed. EBooks)
Paris, Capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin (Ed. Allia)
Les sosies, in Journal Atrabilaire, Jean Clair (Ed. Gallimard, Folio)
L'Autre, in Le livre de sable, Jorge Luis Borges (Ed. Gallimard, Folio)

Ce texte a été initialement publié dans le cadre d'une réflexion menée sur le thème de L'Eternel retour par le philosophe Jean-Clet Martin sur son site Strass de la Philosophie