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jeudi 6 août 2020

L'essentielle marche de Giacometti


Homme qui marche III (droite), plâtre (1960) Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à partir d'éléments originaux
à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 



Entre quatre et sept ans, Alberto Giacometti ne voyait « du monde extérieur que les objets qui pouvaient être utiles à [son] plaisir. C’était avant tout des arbres et des pierres, et rarement plus d’un objet à la fois »Né le 10 octobre 1901 à Stampa, en Suisse italienne, ce fils de peintre post impressionniste, avait passé son enfance dans l’atelier paternel où, très tôt, il apprit à dessiner d’après nature. « J’avais l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention à dix ans…je m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire avec ce moyen formidable : le dessin. » Il était doué, marchait en confiance sur les pas de son père. « C’est par pur égoïsme que je me suis mis dans la peinture et la sculpture […] La peinture, je l’ai vraiment aimée depuis tout petit. » Dès lors, sa voie semblait toute tracée.

A quatorze ans, il s’était mis à la sculpture en réalisant un petit buste de son frère préféré Diego. « Et là aussi, cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté, je dominais ma vision, c’était le paradis et cela a duré jusqu’à dix-huit ou dix-neuf, où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! cela s’est dégradé peu à peu… la réalité me fuyait. » Cela avait commencé en 1920, à Venise, la découverte des Giotto dans la chapelle de l’Arène à Padoue, venait de le bouleverser. Même Tintoret qu’il idolâtrait ne souffrait la comparaison, tombait de son piédestal. Giotto était « le plus fort ». Pourtant, le soir même, l’observation d’un groupe de jeunes filles qui marchaient dans la rue, allait de nouveau tout chambouler. « Elles me semblaient immenses, au-delà de toute notion de mesure et tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence effroyable. Je les regardais, halluciné, envahi par une sensation de terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Tout le sens et le rapport des choses étaient changé. Les Tintoret et les Giotto en même temps tout petits, tout faibles, mous et sans consistance, c’était comme un balbutiement naïf, timide et maladroit. Pourtant ce à quoi je tenais tant dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette apparition et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le perdre. »

« Quoique je regarde, tout me dépasse et m’étonne. »

Ce genre de choc face au réel ne cesserait de se reproduire tout au long de sa vie. Giacometti observait tout, tout le temps, à chaque instant, depuis toujours, déplaçait les perspectives, questionnait les apparences, doutait des distances, bousculait les rapports. Peindre et sculpter, pour lui, signifiait « voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir au maximum notre capacité d’exploration ». Il appréhendait l’art et la vie de cette même façon. Comme cette fois parmi tant d’autres, au Louvre, où il allait revoir les sculptures sumériennes qu’il aimait tant. Son attention fut bientôt attirée par une femme qui venait de se pencher sur une tête du pays de Sumer. L’œuvre qu’elle observait soudain apparut aux yeux du sculpteur tel « un caillou grossièrement gravé ». En revanche, il ne pouvait plus détacher son regard de la femme qui lui faisait l’effet d’ « un objet merveilleux […] une sorte de mouvement transparent dans l’espace ; un objet vivant, la merveille des merveilles. »

Frappé par l’extraordinaire, l’insaisissable « vivacité » des vivants, les œuvres d’art finissaient par lui paraître « mortes », le désenchantaient. « Une sorte de désespoir s’est emparé de moi, parce que je pensais que jamais personne ne pourrait saisir complètement le mystère des visages et de la vie qui s’y reflète. » Il éprouva de telles impressions jusqu'à la fin de sa vie, en 1966. Il raconta en 1962, que les dernières fois où il s’était rendu au Louvre, il s’en était « littéralement enfui ».

Arrivé à Paris en janvier 1922, il avait vécu dans des chambres d’hôtel à deux sous pendant les trois années passées à la Grande Chaumière à étudier « chez Bourdelle », ancien élève et assistant d’Auguste Rodin. Le jeune Alberto y copiait des modèles vivants et déjà, avait compris qu’il était tout à fait impossible de saisir la réalité. La prise de conscience d'une telle impossibilité lui paraissait à la fois tragique et dérisoire. Il en était complètement désespéré. Et s’il n’avait pas alors abandonné ses études, c’était seulement pour ne pas peiner son père, disait-il. Mais sans doute était-il trop tard, le jeune homme était tout entier possédé par son art. D'ailleurs, il affirmait déjà sa façon peu orthodoxe, dans la lignée de Rodin, il suivait son propre chemin, par exemple à considérer le plâtre en digne matériau de sculpture. Et pourquoi n'y ajouterait-il pas de la couleur s'il en a envie ? « Je ne pouvais plus supporter une sculpture sans la peindre et très souvent, j’ai essayé de les peindre d’après nature. » Son approche singulière ne fut d'abord pas vue d’un très bon œil, on le moquait, on se détournait d’une mine dégoûtée. Lui ne savait pas trop où il allait mais savait qu'il voulait y aller quand même. Il avait grandi libre, le demeurerait toujours.

Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus 
Sa formation terminée, en 1925, il s’installa dans un atelier rue Froidevaux, aux abords du cimetière de Montparnasse, qu’il quittera deux ans plus tard pour emménager à deux pas de là, au 46 de la rue Hyppolite-Maindron, dans un atelier de fortune de 25m2. Sans commodités, seulement doté d’une ampoule électrique qui pendait au plafond, d’un poêle à charbon, il y avait ajouté un lit, un bahut, une table, un cendrier, un chevalet, deux tabourets, deux selles de sculpteur et une petite chaise pour le modèle, sans oublier son premier buste de Diego. Un escalier de bois abrupt et bancal accédait à une étroite mezzanine où un petit matelas permettait à son frère, qui posait pour lui et l’assistait, d’y rester dormir. Une baie vitrée donnait sur une cour où l’artiste trouvait de l’eau courante. Jamais il ne quitta ce lieu.

« C’est drôle quand j’ai pris cet atelier en 1927, il m’a paru minuscule », se souvint Giacometti, alors sexagénaire, « j’avais prévu de partir dès que possible parce que c’était trop petit. Mais plus je restais, plus il grandissait. Je pouvais y faire tout ce que je voulais […]  J’ai déjà fait mes grandes sculptures ici, celles de L’Homme qui marche. A un moment, j’en avais trois grandes en même temps ici. Et j’avais encore assez de place pour peindre. » 

« Pâle image de ce que je vois »

 Giacometti avait fini par renoncer, en 1925 après l'école, à travailler d’après nature en raison de cette désespérante impossibilité de sculpter ou peindre ce qu’il voyait. « Cela me semblait absurde de courir après une chose qui était vouée à l’échec total dès le départ. Je me suis dit que ce qu’il me restait à faire, si je voulais continuer, c’était refaire de mémoire, ne faire que ce que vraiment je sais. Pendant dix ans, je n’ai plus fait que reconstituer. Je ne commençais une sculpture qu’une fois que je la voyais assez clairement pour la réaliser. Le jour où je le faisais, je la construisais en un temps minime, le temps de réaliser. »

L’originalité de sa démarche le lia à d’autres artistes qui, comme lui, cheminaient hors des sentiers battus. Et bientôt il fut enrôlé dans le groupe surréaliste d’André Breton. A partir de 1930, Giacometti s’imposa au sein du mouvement comme l’un de ses rares sculpteurs dont les premières années très prolifiques confirmèrent un engagement authentique. En 1931, Salvador Dali savourait le succès de sa Gradiva, « celle qui marche », peinte d’après la nouvelle éponyme de Wilhelm Jensen, devenue culte pour les surréalistes. Dans son petit atelier, Giacometti, lui, œuvrait sans relâche, en vue de la grande exposition surréaliste de 1933. Il y présenta ainsi Le Mannequin (1932), une sculpture conçue sur le modèle des mannequins en bois que l’on trouvait à l’époque dans les vitrines des magasins. Cette pièce en plâtre blanc avait été ornée d’une superbe paire de seins, d’un mystérieux creux au milieu de la poitrine — comme si on lui avait méticuleusement ôté le cœur — et d’une volute de violon en guise de tête, sorte d’écho peut-être au Violon d’Ingres (1924) du photographe surréaliste Man Ray.

Mais ces débuts tout feu tout flamme ne durèrent pas. Les six premiers mois de 1933 marquèrent un affaiblissement dans sa création pour le groupe, et le décès brutal de son père en juin accentua encore la tendance; Il préféra passer les six mois suivants en Suisse auprès de sa « merveilleuse » mère. L’année d'après, il ne réalisa qu’une seule sculpture de facture surréaliste. Interrogé cette année-là par Breton et Paul Eluard, dans la revue Minotaure, qui voulaient savoir quelle avait été la rencontre capitale de sa vie. Giacometti leur fit cette incomparable réponse : « Une ficelle blanche dans une flaque de goudron liquide et froid m’obsède mais simultanément je vois, une nuit d’octobre 1930, passer la démarche et le profil — une petite partie du profil la ligne concave entre le front et le nez — de la femme qui depuis cet instant s’est déroulée comme un trait continu, à travers chaque espace des chambres que j’étais. Cette rencontre m’a donné et me donne, malgré la surprise et l’étonnement, l’impression du nécessaire. Il me semble que chaque rencontre qui m’a touché s’est présentée au jour au moment de la nécessité. »

Femme qui marche I,  bronze, version 1936 (1932) Alberto Giacometti
 (c) Zoé Balthus
L'artiste allait bientôt métamorphoser son Mannequin surréaliste en Femme qui marche, tout d’abord dans une version en plâtre sans bras, telle une Vénus de Milo mais sans tête, et dont la démarche de profil évoquait l’Egypte antique. Elle paraissait aussi incarner sa vision d'octobre 1930. En effet, cette créature longiligne, toute en jambe, exhibait un profil dessiné d'un formidable trait continu. Cependant, une telle Femme qui marche avait de quoi se heurter à l'esprit et aux visées du surréalisme. Une représentation pure et simple du réel, même sans cœur, était une hérésie, selon les préceptes du groupe de Breton. Nombreux en avaient été expulsés pour des manquements plus discrets.

« Le même visage pendant cinq ans, fait, défait, refait… »

Giacometti n'avait pas, semble-t-il, été rappelé à l'ordre. Et à l’une des quatre questions du Dialogue de 1934 que lui posait Breton, en juin cette année-là, « Qu’est-ce que ton atelier ? », le sculpteur répliquait : « ce sont deux petits pieds qui marchent. » Etait-ce une provocation inconsciente ? Songeait-il à sa Femme qui marche ? Elle devait habiter ses réflexions alors qu'il élaborait justement une seconde version dont le dos allait être remodelé et la cavité du buste comblée. Et de fait, « l’impossibilité de faire quoi que ce soit d’après nature » tourmentait toujours intensément l'artiste. Il demeurait obsédé par l’idée de sculpter une tête, d’autant qu’il en avait repéré une sublime et véritable qui, secrètement, occupait ses pensées d’homme et d’artiste. Si bien qu’un soir de décembre 1934, lors d’un dîner avec quelques surréalistes, il s’ouvrit franchement sur ses affres artistiques auprès de Breton qui le prit très mal, selon son biographe James Lord. Une telle ambition artistique, aux yeux du patron du surréalisme, était absolument révolue, historiquement et esthétiquement redondante. Le débat s’enflamma. Se trouvant bientôt à court d’arguments face à un Giacometti droit dans ses bottes, Breton attaqua ses créations d’objets de décoration qu’il réalisait de temps en temps avec Diego pour améliorer leur quotidien. Breton argua qu'elles servaient des préoccupations bourgeoises et, par conséquent, contrevenaient dangereusement aux principes mêmes du surréalisme. La charge ne fut pas du goût du sculpteur qui lâcha alors : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à présent n’est pas autre chose que de la masturbation ». A ces mots, Breton jugea qu’il fallait tirer « la situation au clair une bonne fois pour toutes », ce à quoi le sculpteur riposta : « Ne te donne pas cette peine, je m’en vais. » Il venait de claquer la porte du surréalisme, perdant dans la foulée certains amis, mais cela ne l’empêcha pas de présenter sa Femme qui marche I, en bronze, à l’exposition surréaliste de Londres en 1936. D'ailleurs, Giacometti ne renia jamais ses œuvres surréalistes.

Le poète René Crevel, dont le suicide en juin 1935 avait peiné le sculpteur, était lui-même parvenu à une conclusion peu amène à l’égard du mouvement surréaliste qu’il descendait en flammes dans son Discours aux peintres : « la volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale formel, une rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines… Il faut savoir aller ‘à rebours’ à condition que cet ‘à rebours’ ne devienne jamais ‘à reculons’. »

Ainsi, l’artiste reprit, tel Sisyphe, son cheminement solitaire er laborieux. Un jour de 1935, Diego dont les traits étaient semblables aux siens, revint poser dans l’atelier afin qu’Alberto puisse renouer avec son obsession. Il triturait la terre de plus belle tentant de faire surgir le visage qu'il reconnaîtrait enfin. Mais quinze jours plus tard, il avait « retrouvé l’impossibilité de 1925 ». Il dira ne pas savoir s’il travaillait pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi il ne parvenait pas à faire ce qu’il voulait. De fait, pour lui, une sculpture n’était « pas un objet, c’est une interrogation, une question, une réponse, elle ne peut ni être finie, ni être parfaite. » Il continua néanmoins de travailler avec Diego jusqu’en 1940, « tous les jours, en recommençant tous les jours, la TÊTE. »

Le sculpteur travaillait sans relâche, se mettait à l’œuvre, modelait, taillait, recommençait, détruisait, réessayait, ratait encore, démolissait de nouveau, ratait mieux, passait du désespoir à la félicité cent fois, mille fois par jour, sept jours sur sept, trépignant, pestant à tout bout de champ. « C’est absurde ! », « aïe, pas moyen ! » et les « merde ! » perçaient le silence avec régularité. Et soudain, il se réjouissait des progrès qu’il accomplissait « toutes les dix minutes, non toutes les cinq minutes ». Tel était son quotidien, beckettien. 

« D’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une chaise tous les soirs, d’essayer de le copier sans réussir, et de continuer. […] C’est une activité purement individuelle. Extrêmement égoïste et gênante, par là même au fond. Toute œuvre d’art est enfantée totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce n’est cette sensation immédiate dans le présent, que l’on éprouve en tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde. » Bien sûr, ce visage, qu'il fouillait à en perdre la tête, lui ressemblait comme un frère. 

« Mais pourquoi, pourquoi les fleurs nous semblent-elles merveilleuses ? »

Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons
détail 
 (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus
C’est à cette époque qu’une Anglaise, Isabel Nicholas, était arrivée à Paris en 1934. Elle étudiait à la Grande Chaumière, fréquentait les artistes de Montparnasse, posait aussi pour certains peintres dont Derain, grand ami de Giacometti. Elle était, selon James Lord, « grande, svelte, superbement proportionnée, elle se déplaçait avec l'agilité prédatrice d'un félin. Quelque chose d'exotique, suggérant d’obscures origines, se révélait sur sa bouche, ses pommettes hautes et ses yeux sombres aux paupières lourdes, au regard d'une intensité exceptionnelle, bien que lointain. » Alberto avait remarqué de loin cette brune racée. Son impression fut foudroyante. Il épiait ses traits, ses gestes, les intonations de son corps. L’artiste saisit rapidement qu'Isabel était une femme d’exception, susceptible d’offrir « enchantement et sécurité ». Giacometti avait surtout l’habitude de fréquenter les prostituées, « les poules » comme il les appelait, sans l’ombre d’un mépris. Il les respectait, les aimait, les couchait aussi sur papier, il en sculptera une Caroline, son dernier modèle dont il fut très épris. « Je suis presque à genoux devant elles. Si j’étais une femme, je me ferais poule », avait-il malicieusement déclaré à son ami, le philosophe japonais Yanaihara Isaku. Mais à l'époque, devant Isabel, il était déboussolé, ne savait pas comment s’y prendre. Elle-même raconta que le sculpteur l’avait abordée dans un café. « J'avais ressenti une étrange sensation pendant que j'étais observée avec une intensité remarquable par un homme aux traits singuliers. Cela continua plusieurs jours durant jusqu'à ce qu'un soir, me levant de table, il se lève aussi et s'avance : ‘’Est-ce qu'on peut parler ?’’. A partir de là, nous nous nous rencontrâmes quotidiennement, toujours à 5 heures du soir, il se passa des mois avant qu’il me demande de venir à son atelier et poser. Je savais déjà qu’il avait changé ma vie pour toujours. »

Ils allaient ensemble au Louvre, visiter les galeries des antiques, surtout de l’Egypte ancienne. Il avait d’ailleurs réalisé une première sculpture de sa tête en 1936, baptisée L’Egyptienne. Il en façonnera une deuxième deux ans plus tard.

Un soir de 1937, le sculpteur se promenait dans le quartier latin, il était tard, faisait nuit noire, quand de loin, il aperçut Isabel, debout dans l’obscurité, sur un bout de trottoir. Cette vision s’inscrivit à jamais dans l’esprit et l'œuvre du sculpteur : « c’est que la sculpture que je voulais faire de cette femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eu d’elle au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance […] je voyais l’immense noir autour d’elle, des maisons ; et donc pour faire l’impression que j’avais, j’aurais dû faire une peinture et non une sculpture ou alors j’aurais dû faire un socle immense pour que l’ensemble corresponde à la vision ». Il s’était dès lors mis à concevoir une multitude d’Isabel, figures minuscules constituant autant de prototypes de ses futures femmes debout. Il avait écrit plus tard à Isabel à propos de cette image féminine récurrente, de moins de cinq centimètres : « la figure c’est vous et vue en un instant, il y a très longtemps, immobile boulevard Saint-Michel, un soir ».

Le 18 octobre 1938, Alberto Giacometti avait célébré ses 37 ans, huit jours plus tôt. Cet après-midi-là, Isabel, qu’il continuait de désirer sans oser se déclarer, se trouvait dans l’atelier pour une séance de pose. Elle se tenait assise sur la petite chaise dédiée aux modèles, sans bouger, tandis que lui, debout devant elle, allait et venait, sans la quitter des yeux. Soudain, d'après James Lord, il lui dit : « Voyez comme on marche bien sur ses deux jambes. N'est-ce pas merveilleux ? L’équilibre parfait. » Plus tard, ils avaient passé ensemble la soirée au Café de Flore. Leur relation  platonique le frustrait tant qu'il l’avait quittée sur cet étrange aveu : « je perds absolument pied ! ». L’artiste avait ensuite continué de marcher, seul dans la nuit. Parvenu à la place des Pyramides, à quelques pas de la statue de Jeanne d’Arc, une voiture, roulant à trop vive allure, fit une embardée et le faucha avant d’aller elle-même s’encastrer dans une vitrine, sous les arcades. Giacometti, à terre, ne comprenait pas bien ce qu’il venait de se passer, voyait seulement qu’il avait perdu une chaussure et que son pied droit lui semblait bizarre, comme « détaché de la jambe ». Il souffrait en effet d’une double fracture et fut plâtré pendant un mois. Il s’amusa d’abord de devoir marcher à l’aide de béquilles. Les mois passèrent l’artiste ne retrouvait toujours pas l’usage normal de son pied. Il abandonna finalement en 1939 de son propre chef les béquilles qu’il troqua contre une canne. « La guérison fut longue mais ce fut néanmoins une bonne période pour moi », confia-t-il en 1964. Il s’émerveillait de l’étrangeté de l’existence, de ce qu’il tenait pour un pressentiment. « Une fois de plus la vie s’était chargée, à ma place, de me mettre de l’ordre dans une situation qui m’était devenue insupportable. J’ai pu trouver une issue à ma relation avec cette femme. Elle me rendit visite tous les jours à l’hôpital, et nous sommes restés amis jusqu’à ce jour. »

Mais Alberto Giacometti avait été si mal soigné, qu’il restera à jamais boiteux.

« Une sculpture ne détrône jamais aucune autre. »

Quoiqu’il en soit, en cette année 1939, le sculpteur demeurait insatisfait de ce qu’il réalisait face à ses modèles et, de guerre lasse, cessa de chercher à « réussir une tête » à tout prix et s’attela à sculpter des personnages entiers. Mais à chaque fois, se produisait le même phénomène désopilant, il commençait une figure qui faisait plusieurs dizaines de centimètres et, malgré lui, elle finissait invariablement par faire moins de cinq centimètres. « C’était diabolique ». « A ma terreur, les sculptures devenaient de plus en plus petites, elles n’étaient ressemblantes que petites, et pourtant ces dimensions me révoltaient, et inlassablement, je recommençais pour aboutir, après quelques mois, au même point. » Il ne restait rien de son travail, il s’épuisait en vain. « J’en avais marre. Je me suis juré de ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. »

Son appréhension même de la réalité était mouvante. En 1945, il fit l'expérience, contre toute attente, de « la vraie révélation, le vrai choc qui a fait basculer toute [sa] conception de l’espace », dans une salle obscure de cinéma. Il y fit soudainement l’expérience d’une nouvelle façon de percevoir. D’abord en regardant le grand écran, puis en observant les spectateurs à ses côtés, et enfin à la sortie de la séance sur le trottoir même du boulevard Montparnasse, il éprouva « l’impression d’être devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la réalité… oui, du jamais vu, de l’inconnu total, merveilleux ». Il disait avoir eu jusque-là une vision photographique du monde mais là, il prenait « tout d’un coup conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons tous » sans que nous n’y prêtions attention, et « du même coup il y a eu revalorisation totale de la réalité à [ses] yeux. » Depuis, la photo était devenue pour lui « un signe plat ». En revanche, il restait subjugué par sa nouvelle vision du monde. « C’était émerveillant ».

Les jours suivants, dans l’atelier même, la sensation perdurait, s’affirmait même davantage et « alors il y a eu transformation de la vision de tout… »  Désormais, il ne verra « plus jamais, plus jamais, plus jamais », les êtres grandeur nature. Depuis les terrasses de café qu’il aimait fréquenter, il observait les gens qui marchaient, il en prenait la mesure, vérifiait crayon à l'appui qu’ils n’étaient  pas plus grands que le pouce. « Il ne reste de la réalité que l’apparence. Si un personnage est à deux mètres – ou à dix – je ne peux plus le ramener à la vérité de la réalité positive. »

« Il faut faire plus léger que l’air, plus dur que le basalte »

Figurine dans une cage (1950) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
Ce fut un épisode fondamental puisque ses minuscules figures tendirent peu à peu à laisser place dans son travail à des figures debout, aux tailles variées allant jusqu’à un mètre de hauteur ! Toutefois, « à ma surprise, elles n’étaient ressemblantes que longues et minces et je luttais contre, j’essayais de les faire larges ; plus je voulais les faire larges, plus elles devenaient étroites ». Il en était consterné, se demandait ce que tout cela pouvait bien signifier. En trimballant lui-même une de ses grandes oeuvres dans un taxi, une étonnante explication s’était imposée, finissant de se convaincre qu’il voulait inconsciemment faire tendre ses créatures vers une légèreté idéale, parce que « […] un homme qui marche dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent pas son poids. »

Le café était un de ses postes d’observation de l’humanité favoris. Il pouvait dessiner dans son carnet, penser, fumer, boire du vin, mémoriser, scruter les gens dans la rue à sa guise. « Un peu comme les fourmis, chacun à l’air d’aller pour soi, tout seul, dans une direction que les autres ignorent. Ils se croisent, ils se passent à côté, non ? sans se voir, sans se regarder. Ou alors ils tournent autour d’une femme. Une femme immobile et quatre hommes qui marchent plus ou moins par rapport à la femme ; Je m’étais rendu compte que je ne peux jamais faire qu’une femme immobile et un homme qui marche. Une femme, je la fais immobile et l’homme, je le fais toujours marchant. ».

A partir d’un rêve qu’il fit en 1946, dans lequel racolaient des prostituées dans un café du boulevard Barbès, il écrivit avoir remarqué qu’elles avaient « des jambes étranges, longues, minces et effilées », avant d’éprouver abruptement que « le temps devenait horizontal et circulaire, était espace en même temps » et « avec un étrange plaisir, [il se voyait] promenant sur ce disque espace-temps […] (jouissant de) la liberté de commencer où il voulait ». Le temps et l’espace étaient alors devenus pour lui « absolus », avait-il ensuite affirmé, « la distance est un tout, il suffit de la dessiner pour s’en apercevoir ». Ou de marcher.

Il marchait dans son rêve de 1946, il courrait dans le poème de 1952, mais la tête lui échappait encore et toujours :

 « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir, dans la nuit)
Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit
Je cours, je cours sur place sans m’arrêter »

En cette année 46, il conçut la maquette en plâtre d’un projet de monument pour la Chase Manhattan Bank à New York : « c’est une grêle jeune fille qui tâtonne dans le noir et qui s’appelle la Nuit », dont le poème confirme qu’il en rêvait. L'artiste continuait d'explorer son art dans son sommeil même. La figure apparaîtra dans un catalogue d’exposition sous le titre Étude pour un monument.  Installée sur le plateau d’un socle de bois blanc rectangulaire, une fente horizontale ajourant une des parois, la figurine marche, mains en avant, doigts écartés exprimant le tâtonnement. A la fin de 1947, Giacometti qui comptait en produire un agrandissement, changea d’avis. « Je n’ai plus aucune envie de l’agrandir, il faut la laisser telle quelle est et la faire peut-être plus tard très grande, mais un peu plus grande ce n’est pas possible. » Ce premier petit plâtre sera retravaillé quand même et rebaptisé Esquisse pour un voleur

La Nuit II,  plâtre (1946 - 1947) Alberto Giacometti 
(c) Zoé Balthus
 Il donna, peu de temps plus tard, le jour à un autre plâtre semblable qu’il ne résista pas à concevoir de plus grande taille, ôté de ses attributs féminins, ses bras revinrent le long du corps, les mains pendantes aux doigts serrés. Il la retravailla dans une version pour la fonte qui ne sera jamais fondue. Mais ces deux figures de La Nuit endommagées au fil des ans, ne portent plus aujourd’hui que quelques bouts de plâtre sur leurs squelettes de métal filiformes. Précieuses aux yeux du sculpteur, il ne s’était pourtant jamais résolu à les restaurer, tout en étant bien conscient de l’état de décrépitude qui finirait par les délabrer irrémédiablement. Giacometti s’appuya tout le temps sur elles pour en créer de nouvelles jusqu’en 1950 : Homme qui marche grandeur nature (1947), Trois hommes qui marchent (1948), Homme traversant une place par un matin de soleil (1949), La Place (1948), Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons (1950), sa dernière femme sculptée en mouvement, ou encore Homme qui marche rapidement sous la pluie (1950), initialement baptisé moi me hâtant dans une rue sous la pluie. Ce titre aura sans doute initié le célèbre cliché en noir & blanc immortalisant le sculpteur qui traverse la rue sous la pluie, son imperméable remonté sur la tête, saisi en 1961 par le photographe Henri Cartier-Bresson.

« Je n’ai pas le choix. Ou je continue, ou je crève. »

En tout cas, il est difficile de ne pas penser à l’instar de David Sylvester que : « les autres Homme qui marche peuvent tout aussi bien, peut-être inconsciemment, être lui-même. Il est significatif qu’il n’ait jamais fait poser un modèle dans la posture de la marche : on peut en déduire que ses figures qui marchent ont été conçues par comparaison plutôt que visuellement, elles traitent des sensations motrices de la marche – parfois peut-être de la marche avant l’accident qui l’a rendu boiteux. » Cela, Giacometti ne l'a jamais dit, mais la marche, les pieds, les jambes ne cessaient de le préoccuper.

Il réalisa en 1958 une jambe en plâtre ciré, longue, toute fine et lui consacrera même un texte, deux ans plus tard, pour s’en expliquer comme on le lui demandait. Il y confiera avoir eu la vision de cette jambe dès 1947, à la période où il avait déjà sculpté Bras et mains seuls et qui correspondait aussi à la création de certains Homme qui marche. Cela participait de notre vision du monde, comme il le rappelait souvent, rien ne nous permet jamais d’embrasser du regard un être dans son intégralité, nous sommes seulement en mesure d'en voir une partie à la fois, qui suggère la présence de l’ensemble. Mais ce qui l’avait convaincu de sculpter enfin cette pièce « c’était le désir, le plaisir physique d’avoir devant [lui] à une hauteur précise un pied d’une dimension précise, le genou à telle hauteur et le haut de la cuisse à ce point précis au-dessus de [lui], et ce qui comptait autant c’était l’angle, la direction du pied, de la jambe, de la cuisse avec, d’une certaine manière, le genou comme point fixe. Par contre, la manière dont étaient modelées les différentes parties comptaient très peu. » Rodin avait aussi sculpter une multitude de pieds et de mains, surtout des études mais les plus réussies furent fondues en bronze.  

Giacometti passa les trente dernières années de sa vie à œuvrer, en peinture, dessin et sculpture, sur une infinité de variations du buste de l’homme, de l’homme qui marche et de la femme debout. Installé là, au milieu de son minuscule atelier poussiéreux, assorti aux tonalités brunâtres et grisâtres de ses créations, baigné de fumée de tabac brun et de vapeur de térébenthine, jonché de débris de plâtre, il s’évertuait à interroger, ce que ses yeux lui montraient, ce que la réalité voulait bien lui révéler, arqué sur cette nécessité de la rendre tangible, à questionner les visages, les corps, les attitudes.  « A la fois tendu vers la réalisation de la statue — donc hors d’ici, hors de toute approche — et présent. Il ne cesse de modeler », nota Jean Genet. Rien d’autre ne comptait. Le sculpteur passa la plus grande partie de son existence dans « une pauvreté volontaire », disait-il. Sa fortune arriva tard, à la fin de sa vie, mais son quotidien demeura rigoureusement le même. « Aujourd’hui j’ai eu une grosse rentrée d’argent que je n’ai pas mérité. 60.000 francs pour un petit dessin, c’est complètement absurde. On dirait une putain ! » avait-il confié un jour à Yanaihara.    

Homme qui marche III, plâtre peint (1959 -1960) Alberto Giacometti
(c) Zoé Balthus
En juin 1959, selon Annette, que Giacometti avait épousée dix ans auparavant, il était absorbé par sa dernière tentative d’accomplir enfin le projet de monument pour la place du gratte-ciel de la Chase Manhattan Bank. La notion d’échelle, l’appréhension du gigantisme l'inquiétait, le torturait même sans doute. Il sculptait cependant trois grandes sculptures en plâtre pour New York, une Grande Femme debout de 2 m 75 de hauteur, un Homme qui marche d’environ 2 m 20 et une Grande Tête, « aussi grande qu’il peut la faire », dira Annette. Au mois d’octobre suivant, il avait détruit le plâtre de la Tête et de la Grande Femme, et les recommençait cette fois en terre mais, au moins, il semblait « content » de son Homme qui marche

« Je pense que j’avance tous les jours ; ah ça j’y crois même si c’est à peine visible. Et de plus en plus, je pense que je n’avance pas tous les jours, mais que j’avance exactement toutes les heures. C’est ça qui me fait trotter de plus en plus, c’est pour ça que je travaille plus que jamais. (…) ça ne revient jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. C’est la longue marche. »

Ses créatures, Homme qui marche I et II en bronze, le III en plâtre peint (1959-1960), l’avaient bien fait trotter. Ses œuvres avaient avancé au même rythme que lui, exactement toutes les heures. Elles venaient de quelque part, très loin, de l’Egypte ancienne au moins, traçaient une route, visitaient Rodin et son Homme qui marche, le temps d'une halte, poursuivaient un chemin. Giacometti le savait bien, lui, depuis le temps que « le mouvement n’était plus qu’une suite de points d’immobilité. Une personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement, c’étaient des immobilités qui se suivaient, complètement détachées l’une de l’autre ; des moments immobiles qui pourraient durer, après tout, des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité ».

Ecrits, Alberto Giacometti, éd. Hermann « Arts »
Giacometti, a biography, James Lord, éd. Farrar, Straus and Giroux
Avec Giacometti, Yanaihara Isaku, éd. Allia
L'Atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet, éd. L'Arbalète
En regardant Giacometti, David Sylvester, éd André Dimanche
Alberto Giacometti Isabel Nicholas, correspondances, éd. Fage
L'atelier Alberto Giacometti, Catalogue, éd. Centre Georges Pompidou/Fondation Giacometti

lundi 12 novembre 2012

Polyphonic Underground

Bolshoi Underground © Bruno Aveillan

Bruno Aveillan a séduit le théâtre du Bolchoï, en plein renouveau. Le 15 mars 2010, à deux jours de la création de La Chauve-Souris, de Johann Strauss, mise en scène par le jeune Vasily Barkhatov, la présence du photographe et réalisateur français est une surprise pour tout un peuple en coulisses. Autorisé à saisir une dimension intime et rare de ce théâtre mythique, l’artiste rapporte de son aventure de l’autre côté du rideau un document photographique d’exception qu’il nomme Bolshoi Underground.

Alors qu’il entame sa visite, à pas feutrés, une immensité l’attend en fabuleux présent. Au-delà de ce monde, un nouveau monde surgit.

D’emblée, le photographe se fond parmi les existences hantées par la répétition générale qui évoluent en nombre, plus ou moins anonymes, derrière les décors de Zinovi Margolin. L’intrusion passe inaperçue, disons plutôt qu’elle est niée comme telle par une sorte d’accord tacite ou conclu d’un simple échange de regards.

Artiste parmi les siens, en déambulation onirique sur les flux de lumière, il avance avec la discrétion délicate d’un félin, s’éprend de toutes les atmosphères qu’il traverse sur le chemin de sa découverte, où la magie de l’âme russe s’éploie de toutes parts.

Une belle jeunesse de figurants se prépare, certains ont déjà enfilé leurs costumes de scène signés Igor Chapurin. Tout le personnel du Bolchoï répète ses rôles respectifs. La générale fait battre les coeurs plus fort, trembler les mains, résonner les silences et les musiques qui s’accordent. Chaque oeil croisé révèle une âme vouée à l’oeuvre qui se crée.

C’est une photographie d’errance mélancolique, qui épouse les mouvements des airs, se délecte de toute source lumineuse, du moindre souffle inspiré, d’un infime frisson de doute perçus au hasard des couloirs.

Des substances diaphanes versent des mélodies intérieures, des couleurs vivantes!glissent le long des êtres et des objets, se pénètrent les unes les autres. Chaque rayon convie un germe de rêve.

Ce que le photographe a voulu voir, ce qu’il a vu, ce qu’il a saisi puis montré et dissimulé, à sa façon, pour des raisons subjectives, par excellence uniques, souvent énigmatiques pour soi-même et certaines mystérieuses à jamais, impose des oscillations entre réel et surnaturel, entre dedans et dehors, entre avant et après. Comme dans la poésie de Marina Tsvetaeva, il s’agit peut-être de « défendre dans le temps ce qu’il a d’éternel, ou bien immortaliser ce qu’il a de temporel, quelle que soit la façon de tourner : au temps – c’est-à-dire au siècle d’ici-bas – s’oppose le siècle de l’autre monde ».

Et de se demander si certains fantômes ne se faufileraient pas à son insu dans les replis invisibles de ses photographies, s’ils n’y commémoreraient pas, à leur manière subtile, Le Triomphe des Muses, les heures de gloire de Cendrillon, les créations éternelles de Tchaïkovski et de Rachmaninov.

Ses images envoûtent parce qu’il est le premier envoûté par ce qu’il observe et qui s’offre en retour. Il appelle à des finesses d’expérience privée, à des échappées imaginaires.

Il se laisse ensorceler par les personnages animés de passion et d’angoisse, dans l’ombre et la lumière de l’illustre institution. À la manière dont Francis Bacon l’entendait pour sa peinture, le photographe oeuvre dans l’espoir que les hasards et les accidents interviendront en sa faveur. De fait, ils agissent.

Sa photographie est, en ce sens, une expérience de désir à la fois charnel et spirituel. Le médium est puissant et, fort d’objectifs sensibles, s’imprègne de « cette solitude illimitée, telle que l’éprouvait Rainer Maria Rilke, qui fait de chaque jour une vie, cette communion avec l’univers, l’espace en un mot, l’espace invisible que l’homme peut pourtant habiter et qui l’entoure d’innombrables présences ».

Le photographe est sensible à l’intimité de chaque artiste et plus encore à celle de l’être en soi déguisé, sous le costume de scène. Le vif d’une multitude de solitudes au début de l’effervescence l’enivre à la russe de ces R enroulés dans les mots incompris. Derrière chaque porte entrebâillée, au détour d’un couloir, dans les galeries, les coursives et les travées, une nouvelle lumière, un autre visage prennent possession de leur rôle à l’écart, se profilent parfois dans la pénombre, ou devant un miroir. 

Sur scène, du jeu, du fard et des paillettes. Au-delà, du travail, du trac et des prières. Et mille contes, mille films se bousculent dans l’étroitesse de chaque image, à la mesure pléthorique de chaque être esseulé.

Un geste seul, celui d’une main tatouée par le temps qu’un homme élégant et soigné abandonne au velouté d’amande, évoque l’attention et l’échange confiant, la parole dénouée. Et lorsque son visage apparaît, plus austère et âgé qu’attendu, tout auréolé de cheveux blancs et d’expérience altière, c’est encore autre chose qui s’exprime. De son regard émane une profondeur tragique où sont gravés des pans entiers de son histoire personnelle au coeur du Bolchoï. Des succès pleins et des échecs cuisants qu’il pourrait sans doute conter des jours entiers. Comédien de la grande maison, jusqu’à la moelle. Son rôle est mince à bord du navire, mais il l’honore comme sa première peau.

En quête du dynamisme poétique des éthers qui transcendent l’espace, Bruno Aveillan fait flèche de tout bois. D’épingles à cheveux rehaussées d’une perle, précieux accessoires conservés comme un trésor dans sa cassette, il dérobe d’infimes parcelles de féminité ; au gré des portes ouvertes, il collecte les secrets d’art, de coeur et de beauté.

Son regard s’attarde sur une profusion de bottines à lacets usées et de chaussons de satin rose qui, encore abandonnés ce soir dans leur caisse, ne glisseront pas sur scène aux pieds menus des sylphides. Ils demeureront entassés là, non sans grâce. Des souliers d’homme subiront le même sort dans un carton non loin. Pas pour toujours, c’est certain. Bien sûr, le cintre, épaules essentielles à la transition du vêtement, accroche les prunelles brunes qui lui taillent aussitôt sa part belle.


Bolshoi Underground © Bruno Aveillan

Des aires de pause, de réflexion protégée, d’introspection obligée, zones d’intimité artificielles, s’érigent dans la pâleur des néons ronds au plafond. Tête-à-tête avec le texte ou la partition, duo de cantatrices rouges, et autant de rencontres magiques avec l’art vivant.


À chaque instant, l’apparition d’un trouble, l’intensité d’un recueillement. Curiosité d’un silence apparent quand tout bruisse de pensées, de chants, de danse et de musique, de ce qui parle profondément et sourd dans la lumière qu’il ne faut pas froisser.


Une jolie tête fardée qui n’a plus le droit de pleurer cherche pour l’heure à blottir son tourment nerveux teinté d’une gracieuse lassitude, contre la douceur familière du sofa gris. L’épuisement n’est pas encore à la dissimulation. « Une lente humilité pénètre dans la chambre qui habite en moi dans la paume du repos » doit murmurer Tristan Tzara. Sous sa blondeur ébouriffée, le prodige du Bolchoï, Barkhatov, l’admet volontiers en toute simplicité sous le regard bienveillant qui l’interroge dans un laps de complicité candide.

Le photographe, comme le poète – selon les mots de Gaston Bachelard –, est ici « sans cesse contemporain d’une osmose entre l’espace intime et l’espace indéterminé ».

Doux saisissement à la vue d’une femme assise face à soi-même dissimulée dans le tain, au fond de l’ailleurs intérieur instauré sous le visage de chair. Son destin se dessine dans l’exercice douloureux de la perfection, cette nécessité de blessure infligée à soi-même afin de chanter sur les cimes.

Au milieu d’une salle de maquillage, une nuée de sylphes se glisse dans la peau de petits mousses peroxydés. D’indicibles émotions en chavirent une, perdue dans sa bulle qui ressemble à « la cellule de moi-même [qui] emplit d’étonnement la muraille peinte à la chaux de mon secret », née dans l’esprit de Pierre-Jean Jouve.

Nostalgique tangage d’un cirque sur les eaux dévoilé au passage. Et vogue le navire. Il fallait un clin d’oeil à Fellini.

« Personnage es-tu là ? » Une poupée russe se surprend en apnée au bout de ses songes, impossibles à percer en vérité dans la dureté de la cire qui l’enserre. Une autre belle, isolée au secret d’un vestiaire, impose la perfection d’un profil amoureux d’où s’échappe peut-être un message mental à l’amant : « Viendras-tu admirer ma beauté irréelle, éprouver ton désir à ma présence en pleins feux ?  » Non, seul compte le double qui joue en soi, on ne badine pas ou si peu avec le  monde extérieur lorsqu’on est si près de brûler la scène.

Le photographe poursuit avec ravissement l’exploration des lieux où soudain émerge l’icône inattendue d’une délicate  adone orthodoxe, le corps ceint d’auréoles, les yeux levés au ciel, en pure prière versée dans la lumière que l’on jurerait divine. L’atmosphère se sacralise ainsi parfois, en une fugace poussée verticale, une ascension imaginaire peinte comme celle de la Jeune Orpheline au cimetière d’Eugène Delacroix.

L’oeil du photographe s’abreuve d’une phénoménologie d’âme, dévoile la fragilisation de l’instant, prône l’abstraction,  galvanise l’imaginaire, comble la réalité.

Plus loin, sous une fausse moustache, une folle envie de rire qui devra, en revanche, éclater sans tarder, se laisse pour l’instant deviner par l’oeil amusé du photographe. 

Le regard slave, en pétillement contrôlé, continue pourtant de lutter pour imposer le sérieux de son habit qui doit faire impression au bal du prince Orlofsky.

Ailleurs, une ballerine travaille son grand art à la barre, diffuse le labeur poétique d’une certaine sprezzatura, ce don du détachement suprême, tel le déploiement d’ailes d’un ange ou d’un cygne. Un vol en soi.

Plus profond encore au coeur de l’organisme fourmillant, la plongée se trouble dans le désenchantement caché et l’ébranlement du temps. La chef machino, au fond des quartiers rudes du bateau, dans l’intimité de son labyrinthe de couloirs déserts ou d’un monte-charge aux murs gris, se tient debout loin de tous les feux qui autrefois scintillaient sur sa peau heureuse. L’histoire du lieu inscrite sur ses traits de quatre-vingt-dix ans creusée en rides. Ces rigoles de sueur et de larmes, inscrites par chaque effort, chaque pensée, chaque regard, chaque épreuve qui fondent et justifient toute une vie voulue sous ce toit-là, jusqu’au bout du souffle.

Reconnaissance ad vitam pour la part de lumière reçue à l’heure enchanteresse de sa jeunesse d’étoile, dont elle tire une intarissable fierté, à jamais éclatante. La vieille dame veille sur le temple, en secret, avec respect et dignité.

À l’heure d’un sommeil crève-coeur, déconcertant, retentissent de terribles lignes de Thomas de Quincey auquel il semblait « chaque nuit – non pas métaphoriquement mais à la lettre –, descendre dans des gouffres et des abîmes sans lumière au-delà de toute profondeur connue, sans espérance de pouvoir jamais remonter  ».

De fait, au réveil, il comprenait qu’il n’était pas revenu. Il était condamné à l’absolue noirceur. Le seul dans cette sorte d’enfer.

À quelques encablures, n’échappent pas non plus au photographe les sombres silhouettes d’impossibles mécanismes, de rouages et de chaînes aux belles patines métalliques, où des rayons dardent aussi en beauté, comme autant de résonances personnelles – en provenance d’un antique labyrinthe au beau trio d’argile – perçues en parallèle.

De retour, en contraste, à la matière du faste entre les colonnes des salons clinquants, où dorures, bijoux, fourrures, taffetas, soies et velours aveuglent en éclats de couleurs, la sage dame en rouge et l’exubérante dame en vert demeurent noyées dans le flou de l’instant. Il les aura voulues ainsi, seulement.



Déjà, les premiers rôles approchent. Une diva, vêtue d’un fourreau noir à la Gilda, femme fatale en conversation animée, flanquée d’une collaboratrice zélée, miroite au milieu d’un couloir. Quel genre de comédie russe peut bien se jouer là ?



À l’horizon, un mouvement bleu marin, digne de Vingt mille lieues sous les mers, enveloppe soudain la matière blanche et la forme voluptueuse que compose Dinara Alieva pour donner vie à Rosalinde. Les tonalités bleues aux reflets psychédéliques se propagent partout, recouvrent toutes les surfaces, au moment de son apparition sur le pont, comme la mer scintille pour l’emporter.



Le commandant du bateau ivre, Nikolai Kazansky, alias Frank, épié alors qu’il finit de parfaire la tenue de son uniforme, se tient lui aussi prêt à prendre le large. Il n’a pas l’air bien commode sous sa casquette. Sévérité d’officier oblige. Le personnage a pris corps, bel et bien, pour la croisière. Un de ses subalternes en ombre chinoise, cadet à l’âme vague, dompte son souffle dans un coin calme du navire Strauss, avant de se jeter tout entier de l’autre côté du réel, de se livrer aux creux et aux pleins du grand jeu. Un sang d’exaltation bat assurément les tempes.


Et tandis qu’un violoncelle attend son heure, sa crosse en clé de sol cajolant une illusion d’optique, d’autres cordes vibrent déjà sous la direction du chef Christoph-Mathias Mueller, infiltrent les étages de leurs ondes joyeuses, donnent le signal aux amarres qui se larguent et aux filins bien huilés qui se déroulent.

En levant les yeux, une mystérieuse songeuse costumée se découvre, prisonnière de quelque mission obscure peut-être, assise sur les marches métalliques toutes proches des rampes de lumière. Dans l’attente de certain événement décisif pour l’action, elle convoque à son insu l’image d’un film noir ainsi qu’une voix venue du froid qui résonne dans la polyphonie des solitudes.

– Mais qui pour me voir ? Je suis caché en moi.

Préface de Zoé Balthus à Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan


Textes de Stéphan Lévy-Kuentz et Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)


Bolshoi Underground © Bruno Aveillan


Bruno Aveillan has conquered the heart of the Bolshoi, a theatre currently reinventing itself. Two days before the opening of Johann Strauss’ Die Fledermaus, on 17 March 2010, directed by the young Vasily Barkhatov, the presence of the French photographer and director comes as a surprise to everyone backstage. Authorized to capture a rare and intimate dimension of this legendary theatre, the artist returns from his adventure on the other side of the curtain with an outstanding photographic document that he  names Bolshoi Underground.

As Aveillan begins his visit, stepping cautiously, immensity awaits him in guise of a wonderful gift. Beyond this world, a new world emerges.

Right from the start, the photographer blends in with the lives of those preoccupied by the dress rehearsal, as both their number and anonymity fluctuate behind Zinovi Margolin’s sets. The intrusion goes unnoticed, or ne might say it is not regarded as such by means of a tacit agreement, concluded through a mere exchange of glances.

An artist among artists, wandering dreamily upon shafts of light, he advances with a feline discretion, and becomes enamoured with each atmosphere he encounters on a road of discovery where the magic of the Russian soul unfolds everywhere.

A flurry of young walk-ons prepare themselves, some have already donned the costumes designed by Igor Chapurin. All the members of the Bolshoi rehearse their respective roles. The dress rehearsal makes hearts beat stronger, hands tremble, and silences resound in harmony with the music. Each shared glance reveals a soul dedicated to the work in creation.

It is a photography of melancholic roving that merges with the movement of air, feeds on any source of light, the slightest intake of breath, of a minute shudder of doubt, caught at random in the corridors. From diaphanous substances are poured internal melodies, bright colours slide along people and objects,  penetrating each other. Each ray holds a dream in germination.

What the photographer wanted to see, what he saw, what he captured, then showed and concealed, for subjective reasons, par excellence unique, often enigmatic for one’s self and some forever mysterious, impose oscillations between the real and the supernatural, between inside and out, between before and after. As in the poetry of Marina Tsvetaeva, this could be “defending that which is eternal in time, or immortalising that which is temporal, whatever way it is portrayed… In time, that is to say, in the century down here – stands opposed the century of the other world”.

One wonders if certain ghosts aren’t sneaking into the invisible folds of his photographs without his knowledge, if they aren’t commemorating, in their own subtle way, The Triumph of the Muses, the glory hours of Cinderella, the timeless creations of Tchaikovsky and Rachmaninoff.

Aveillan’s images captivate because he himself is the first to succumb to what he sees and what is offered in return. He calls on the finesse of his own experience, upon imaginary excursions.

He allows himself, in the shadows and light of the illustrious institution, to be spellbound by the passion and anguish fuelled characters. In the way that Francis Bacon meant for his painting, the photographer works in the hope that coincidences and accidents will intervene in his favour. In fact, they do.

Aveillan’s photography is, in this sense, an experience of desire, both carnal and spiritual. The medium is powerful and, being full of sensitive objectives, is impregnated with “this unlimited solitude” as Rainer Maria Rilke experienced it, “When he made a life out of each day, that communion with the universe, space in a single word, the invisible space that can be inhabited by man nevertheless and which surrounds him with innumerable presences”.

The photographer is conscious of the intimacy of each artist and even more so to that of the being under the costume, disguised. The rawness of multiple solitudes on the brink of effervescence intoxicates him in Russian style with R’s rolled up in misunderstood words. Behind each half-open door, along a corridor, in the flies, ramps and walkways, a new light, a different face takes possession of its role on the side-lines, sometimes rofiled in the shadows, or before a mirror.

On stage, acting, make-up and sequins. Beyond; work, stage-fright and prayers. And a thousand stories, a thousand films jostle within the confines of each image, to the excessive tempo of each forsaken being.

A single gesture, that of a hand tattooed by time, one an elegant man abandons for almond smoothness, that evokes careful mannerism, confident interaction, unravelled speech. And when his face appears, more austere and older than expected, framed by a halo of white hair and noble experience, it is something yet different that is expressed. From his gaze emanates a tragic depth wherein entire sections of his own story at the heart of the Bolshoi are engraved. Acclaimed successes and bitter failures that he could probably recount for days on end. An actor of the grande maison, to his very core. He only has a small part on boardship, but he pours his heart into it.

Seeking the poetic dynamism of the ether that transcends space, Bruno Aveillan uses every trick in his pocket. From hairpins adorned with a pearl, to valuable accessories stored like treasures in a jewelcase, he reveals the minutiae of femininity, as doors open to him he collects the secrets of the art, the heart and of beauty.

His gaze lingers on a profusion of pink satin ballet shoes and worn lace-up boots that, abandoned in their box for this evening, will not slide on stage on a Sylphide’s slender foot. They will stay piled up there, gracefully. Men’s shoes of dark lustre will suffer the same fate in a box nearby. Not for ever, that is sure. Of course, the hanger, necessary shoulders for the transition of garments, catches the attention of the photographer’s brown eyes that instantly give it a leading role.

Bolshoi Underground © Bruno Aveillan
There are places for pause, for protected reflection, necessary introspection, areas of artificial intimacy that stand in the pallor of the round fluorescent ceiling lights. Tête-à-tête with the script or the score, a pair of red-headed singers, and as many magical encounters with performance art. Every moment, the apparition of a disturbance, the intensity of contemplation. The curiousness of a silence appearing when all around everything hums with thought, song, dance and music.

A pretty rouged head that no longer has the right to weep is seeking a moment in which to blot out her nervous torment, tinged with a graceful lassitude, by resting against the familiar softness of the grey sofa. Exhaustion is not yet something that can be concealed. “A slow humility penetrates the room that lives inside me in the palm of repose”, must murmur Tristan Tzara. Beneath his tousled blond locks, Barkhatov, the Bolshoi’s prodigy, accepts this in all simplicity under the benevolent eye that questions him in a lapse of candid complicity.

The photographer, like the poet in the words of Gaston Bachelard, is here “the constant contemporary of an osmosis between intimate space and indeterminate space”.

There’s a gentle shock at the sight of a woman sitting facing herself hidden in the mirror, deep in an elsewhere installed under the face of flesh. Her destiny is drawn in a painful exercise of perfection, the necessity of a self-inflicted wound in order to reach the high notes.

In the midst of a make-up room, a cloud of sylphs take on the roles of little peroxided cabin-boys. One of them is overcome with unfathomable emotions, lost inside her bubble that looks like “the prison of myself [that] fills with amazement the whitewashed wall of my secret”, in the spirit of Pierre-Jean Jouve.

The nostalgic pitch of a circus at sea is revealed in passing. And the ship sails on. There had to be a nod to Fellini.

“Character, are you there?” A Russian doll surprises herself holding her breath as she comes to the end of a daydream, a truth impenetrable due to the hardness of the wax in which she is encased. Another beauty, isolated in the secrecy of a cloakroom, imposes the perfection of an amorous profile in which a mental message may be passed to a lover: “Will you come to admire my unreal beauty, express your desire for my presence under spotlights?” No, all that counts is one’s understudy inside, one does not flirt, or so very little, with the outside world when one is so close to treading the boards.

The photographer pursues with delight the exploration of the place from which suddenly emerges the unexpected icon of a delicate Orthodox madonna, her body surrounded by halos, eyes raised heavenwards, in pure prayer and bathed by a light that one would swear divine. Hence the atmosphere sometimes becomes sacred, in a fleeting vertical thrust, an imaginary ascension painted like Eugène Delacroix’s Young Orphan Girl in a Cemetery.

The photographer’s eye is refreshed by the phenomenology of the soul, unveils the fragility of the moment, advocates abstraction, galvanises the imaginary, compounds reality.

Further on, under a false moustache, a terrible desire to laugh that must explode any second, for the time being lets itself be distinguished by the photographer’s amused eye. The Slavic eyes, in their controlled effervescence, nevertheless continue struggling to impose the seriousness of an attire that must make an impression at Prince Orlofsky’s ball.

Even deeper at the heart of this bustling organism, the dive becomes murky in hidden disenchantment and the shaking of time. The ship’s chief engineer, deep in the bowels of the vessel, in the intimacy of this labyrinth of deserted corridors or of a greywalled goods lift, stands far from the spotlights under which her happy skin once glittered. The history of the place is written in her ninety-year-old face, dug into wrinkles. These channels of sweat and tears, inscribed by every effort, every thought, every look, and every test that is the foundation and justification of a whole life willingly led under this roof, to the point of exhaustion. Recognition ad vitam for the part played by the light received in the enchanted hours of her youth as a star, from which she gleans inexhaustible, forever sparkling pride. The old lady watches over her temple, in secrecy, with respect and dignity.

At the moment of a heart-breaking, disconcerting sleep, echoing with the frightening lines of Thomas de Quincey to whom it seemed, “each night – not metaphorically, but literally – descends into the gulfs and the abyss without light beyond any known depth, without the hope of ever being able to emerge.” In fact, when he awoke he understood that he had not returned. He was condemned to absolute darkness. The only one in this sort of hell.

A couple hundred yards away, the dark silhouettes of improbable mechanisms do not escape the photographer. Gear-wheels and chains of glinting metal, where so many rays of light dart with such beauty, like as many personal resonances – originating from an ancient labyrinth of a beautiful clay trio – seen in parallel.

Returning, in contrast, to things luxurious, among the columns of magnificent reception rooms where gilding, jewels, furs, taffetas, silks and velvet are blindingly brilliant in their colours, the wise lady in the blur of the moment. That is how he wanted them, though.

Already, the first lead roles approach. A diva, wrapped in a black fur like Gilda, femme fatale in animated conversation, flanked by a zealous companion, looks at herself halfway down a corridor. What sort of Russian comedy might possibly being here?

On the horizon, a navy blue movement, worthy of Twenty Thousand Leagues Under the Sea, suddenly envelops the white matter and voluptuous form that Dinara Alieva is composed of, to give life to Rosalinda. Shades of blue with psychedelic reflections are propagated everywhere, covering every surface, as she appears on the bridge, as though the sea sparkles to carry her away.

The drunken ship’s captain, Nikolai Kazansky alias Frank, closely watched as he puts the finishing touches to his uniform, is also ready to set sail. He doesn’t look very agreeable under his cap. An officer requires severity. The character has taken shape, well and good, for the cruise. One of the subordinates stands in silhouetted shadow, a young melancholic man, controlling his breath in a quiet corner, before throwing himself wholeheartedly into the other side of reality and delivering himself to the ups and downs of the performance.

And while a cello awaits its moment, its treble clef cajoling an optical illusion, other cords are already vibrating under the conductorship of Christoph-Mathias Mueller, infiltrating every storey with their joyful waves, giving the signal to the raising of the anchor and the unravelling of well-oiled ropes. Raising his eyes, a mysterious costumed dreamer reveals herself, perhaps prisoner to some obscure mission, seated on the metal steps very close to the lighting racks. Awaiting a certain decisive cue for action, she unwittingly recalls an image from a film noir as well as a voice that has come in from the cold that resonates in the polyphony of solitudes.

But who will see me? I am hidden within myself.

Foreword by Zoé Balthus, translated by Sophia Burnett, in Bolshoi Undergound, Bruno Aveillan
Texts by Stéphan Lévy-Kuentz and Zoé Balthus (Ed. Au-delà du raisonnable, Coll. Les Littératures visuelles)