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jeudi 29 juillet 2010

Cristina Campo, la perfection de l'ange

Cristina Campo - date et photographe non identifiés

« La beauté à double lame, la délicate,
La meurtrière, est posée
Entre l’altière douleur et la sainte humiliation,
L’éblouissement salvateur et
La brûlure,
Pour la vivante, efficace séparation
De l’esprit et de l’âme, de la moelle et la jointure
de la passion et la parole...  »
– Cristina Campo, in Canon IV.

« Je sais bien moi la fontaine qui coule et court malgré la nuit. » - Saint-Jean de la Croix, in Chant de l’âme qui se félicite de connaître Dieu par la foi.

« Au-delà de toute conquête de style, l’œuvre littéraire qui mérite le nom d’art projette toujours, sur l’écran de la page, l’élément qui prédomine dans la personnalité de son auteur. Il y a une œuvre-esprit, une œuvre-cœur, une œuvre-cerveau, une œuvre-sang, une œuvre-nerfs, une œuvre-mémoire », croyait intimement la poétesse italienne Cristina Campo.

Aussi, sans crainte d’irrévérence à l’endroit de cette exceptionnelle habitante du monde-autre, elle qui n’était qu’une âme, une grande âme dans un corps fragile, il apparaît tout naturel d'affirmer, suivant son propre postulat, que œuvre-âme sied la sienne à la perfection. Ce mot l’obsédait avec très peu d’autres et la sublime écriture qui jaillissait sous sa plume en fut l’une des plus subtiles et secrètes servantes. 

« Cristina croyait que la perfection existait et comme ceux qui l’ont cru, elle n’avait que faire de la perfectibilité. C’était cela et uniquement cela qu’il fallait viser, et ne se contenter de rien qui soit en dessous », attesta son grand ami et compatriote, le poète Mario Luzi. 

Au sens de Campo, il s’agissait d’un de ces mots de l’aire primaire du langage à laquelle, elle disait, avec toute la force de sa naturelle humilité, aspirer sans jamais y parvenir.
« Ce qui est certain, dans tous les cas, c’est que toutes les autres strates géologiques du vocabulaire sont devenues inhabitables pour moi ; je me contente, certaines fois, de leur demander droit d’asile. » 
Cristina Campo ne publia jamais de littérature et affirmait qu’elle ne voulait pas paraître : 
« La parole est un terrible danger, surtout pour celui qui l’utilise, et il est écrit que nous devrons rendre compte de chaque mot que nous avons prononcé. »  
De fait, elle n’écrivit jamais de romans, ni de nouvelles, ni même d’essais, mais d'éblouissantes proses et d'archangéliques poèmes. « Infiniment plus délicate et terrible est la présence de l’immense dans le petit que la dilatation du petit dans l’immense », avait conclu la poétesse, à la maîtrise parfaite et souveraine de la mesure. « En face de la réalité, l’imagination recule, jugeait-elle. L’attention, au contraire, la pénètre, directement et par le symbole ».

L’attention constante que Campo vouait au bien et au beau constituait la fibre essentielle dans laquelle elle tissait avec minutie son œuvre exceptionnelle, littéralement possédée par ces deux notions toujours alliées qui s’épousent dans l’harmonie, qui jamais ne s’opposent, comme l’âme et la chair ne sont idéalement jamais adversaires, mais toujours solidaires, comme ciel et terre.  

Un seul mot suffirait à la définir pour qui connaît la sprezzatura, concept-clé qui l’avait tant séduite à sa découverte dans le Livre du courtisan (1528) de Baldassare Castiglione qu’elle l’adopta aussitôt :
 « J’ai trouvé une règle tout à fait universelle, qui me semble valoir plus que toute autre pour toutes les choses humaines qui se font ou se disent, c’est-à-dire, fuir autant que l’on peut, et comme un âpre et périlleux écueil, l’affectation ; et, pour prononcer une parole nouvelle, user en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art et montre que ce que l’on fait et dit, est fait sans fatigue, et comme sans y penser. » 
La voie de la perfection 

Solitaire, discrète, secrète, Cristina Campo ne s’ouvrait que dans l’intimité de son cercle affectif, au cœur duquel trônait l’amie chérie, Margherita Pieracci Harwell, surnommée Mita, « une créature silencieuse, vive ; elle ressemble à la Laitière de Vermeer ». Cette amitié fut essentielle, nouée en 1952 puis scellée dans leur admiration commune de Simone Weil, – dont témoigne une correspondance de toute beauté – et jamais démentie. 

Campo avait confié à son amie avoir  « […] l’impression d’être un homme chassé loin de sa terre dans un monde incompréhensible et odieux ». Au fil des ans, l’impression s’était changée en certitude : « Deux mondes - et moi je viens de l’autre. »  
La véritable difficulté pour son entourage était de « s’ouvrir au monde-autre dont on parlait. C’est exactement comme pour les mystiques que l’on ne comprend pas si l’on n’est pas disposé à vivre comme eux. Aussi, les rares personnes à qui elle s’adresse ne sont-elles pas les privilégiés de la culture mais les quelques personnes qui font passer la vérité avant tout  » , témoigna Mita dans un hommage à Campo dont la beauté aurait fait jaillir toutes les larmes de joie pure dont son corps recelait.

Mita, qui la vénérait, ajoutait que « personne n’échappe au charme de ceux qui appartiennent au monde-autre. Cependant, pour que le rapport se maintienne, il faut vouloir les suivre dans ce monde ; peu importe combien de fois on trébuche, ce qui compte c’est de continuer à vouloir : le bien, disait Simone Weil, est une orientation de l’âme. » 

À chaque étape de son destin, l’idée de « beauté terrible, presque menaçante » fut pour Cristina Campo « l’essence et le signe de cet autre monde », vers lequel elle se sentait appelée corps et âme depuis toujours, grâce auquel, et en dépit de violentes blessures infligées, elle fut en mesure d’appréhender et peut-être d’accepter le vide, tel « un élément et non une condition », doublé des faillites de ce monde-ci, pour parvenir à l’élever au rang divin du poème. La poésie représentait disait-elle, « [sa] seule tentative de comprendre et de supporter ».
« Moi je n’ai, vraiment, que la poésie comme prière -  […] Et quand la sentirai-je assez vraie (je ne dis pas pure, mais est-ce différent ?) pour pouvoir la déposer sur cet autel – dont je ne vois et ne verrai peut-être jamais les marches – comme un panier de pignes vertes, un coquillage, une grappe ? Chaque jour je suis de plus en plus persuadée  que je n’ai pas d’autre rosaire, d’autre épée, d’autre livre, d’autre cilice que cela. Et je ne pars pas de l’amour de Dieu – je suis dans le noir ; pourtant je voudrais faire une chose qui pour les autres semblera née dans la lumière. Mais je dois me purifier, vous n’avez aucune idée de mes péchés, je veux dire de mes crimes. » 

Ses crimes étaient-ils « [ses] petits devoirs imaginaires, [ses] stupides scrupules et [ses] sophismes » devant lesquels Dieu « n’eut plus envie » de lui accorder ses dons, ainsi qu’elle l’écrivit dans sa dernière lettre à Mita en 1975  ?

En 1970, un décisif tête-à-tête avec Dieu s’était produit, il avait transcendé sa vision poétique et partant tout son être. 
« […] je suis restée pendant 25 jours dans une solitude plus complète et un silence plus total peut-être que jamais dans ma vie. Et Dieu, me trouvant enfin disponible, a commencé à me dire les mille choses que je ne lui avais jamais permis de me dire et ce fut, je vous l’assure, un mois de prodiges, qui ne m’a laissé de temps pour rien d’autre […] et trop de choses de ma vie en ont été heurtées et transformées, en réalité toutes choses qui étaient restées en suspens pendant des années dans ma vie. (Entre autres choses, la poésie – que j’ai mille fois prise et laissée, comme un caprice, un luxe, une volupté secrète et salutaire à laquelle il fallait de toute manière préférer les « devoirs », et qui était en réalité le seul devoir, celui qu’en religion on appelle devoir d’état ou de stricte rigueur : comme l’est toujours le « talent » qui nous a été donné, fût-il très petit ; lequel n’est pas un don mais un prêt, qui doit être exploité, dont on nous demandera des comptes et qui, si nous ne l’utilisons pas, nous sera enlevé…) » 
Campo, qui trouvait la vulgarité « d’un ennui désertique », était intimement convaincue que seule la destruction de l’illusion fondamentale selon laquelle il est possible de se sentir pleinement satisfaite dans ce monde, ouvrait en clair-obscur la voie du salut. 

« Elle connaissait la joie, je l’ai vue sur son visage, dans ses yeux. Le bonheur, c’est autre chose, un état durable que Cristina n’a jamais connu » , confia aussi Luzi, son grand amour secret. « Mon meilleur ami que je ne vois jamais », écrira-t-elle à son propos dans une lettre à un proche en 1960, laissant pudiquement poindre un sourd regret. Le bonheur, elle le savait ailleurs.

Un kōan zen

« Ce qu’il faut comprendre dans le mot espoir. Tout et rien, le probable et l’invraisemblable » , posait-elle tel un kōan zen.

Toute jeune, portant encore autour du cou la fine chaîne d’or et la médaille, gravée de ses quatre prénoms Vittoria, Angelica, Marcella, Cristina, que lui avait offerte sa mystérieuse marraine Gladys Vucetich le jour de son baptême, elle avait « rapidement perçu le rapport, la loi de gravitation qui relie entre elles les lettres ». 

La dame lui avait permis d’accéder à quantité de livres qui lui avaient appartenu, retrouvés dans la maison familiale. La plupart était d’impressionnants contes de fées qui la marqueront à jamais, tout illustrés d’images dont émanait « une ambiance suave et funèbre » où la petite Vittoria reconnut des lieux et des personnages « guère différents finalement des photographies inquiétantes et jaunies » de sa grand-mère et autres aïeules dont sa mère ne se séparait jamais.  

Vie, ainsi que la surnommaient ses proches, était née à Bologne le 29 avril 1923, dans une famille aisée d’intellectuels, de médecins et musiciens. Son enfance, cette « unique et toujours insuffisante répétition générale de la vie » avait été « uniquement peuplée d’adultes ».

Souffrant d’une malformation cardiaque congénitale, il lui avait été déconseillé de fréquenter l’école. Son oncle Vittorio Putti, médecin, avait assuré à sa mère Emilia, que son « joli petit cœur »  n’était qu’« une petite machine un peu abîmée qui a besoin de ne pas trop travailler pour se remettre dans le droit chemin ».

Plus tard, la poétesse - qui ne cessa jamais de souffrir de troubles liés à cette infirmité cardiaque – s’en consolera avec piété, convaincue que la maladie est toujours et uniquement quelque chose que Dieu veut nous dire, « y chercher autre chose, c’est jeter la perle précieuse… » Elle passa sa vie à cette contemplation attentive, toute entière vouée à l’extraordinaire mission de grâce, le moindre grain de son être offert au souffle divin de la Parole

Cristina Campo - date et photographe non identifiés
Son père, Guido Guerrini, dit Le Maestro, un érudit, musicien réputé, directeur du conservatoire Cherubini de Florence, avait pris les rênes de son éducation, qu’il orchestrait au milieu de son imposante bibliothèque, assisté de professeurs particuliers, veillant à lui transmettre l’amour de la littérature et la passion de la musique. 

Adolescente, elle découvrit les œuvres classiques, qu’elle devait lire dans leur langue originale. Elle avait ainsi appris le français avec Marcel Proust, l’allemand avec Thomas Mann, l’anglais avec William Shakespeare, l’espagnol avec Miguel de Cervantès. L’exception sera accordée aux Russes, dont elle sera autorisée à lire les œuvres en traduction. « Tu peux tous les lire, ce sont les Russes. Tu y trouveras de quoi beaucoup souffrir, mais rien qui puisse te faire du mal » , l’avait avertie son père.

À l’heure de la deuxième guerre mondiale, Vittoria était déjà entrée en poésie depuis quelques années avec sa meilleure amie Anna Cavaletti, comme elle, une lettrée précoce et douée, de deux ans sa cadette, qu'elle aimait de toute sa jeune âme pure. Un bombardement anglo-américain sur Florence, en septembre 1943, emporta la prometteuse poétesse. Vie venait d’avoir 18 ans. « La plus grosse bombe tombait dans mon cœur », confia-t-elle à sa chère Mita, au 13e anniversaire de cette disparition, à jamais douloureuse.

Quelques mois après la tragédie de Florence, Vie avait fait la fervente promesse au Maestro de se vouer à l’écriture. Se dessinait déjà l’intuition exaltée aux accents mystiques d’une mission qui lui était confiée, celle de la messagère d’un monde-autre auquel elle savait appartenir en humble détentrice d’une parole universelle à transmettre : 
« Et maintenant je sens et je vois que tout n’est pas perdu – que l’on peut encore se sentir vivant, c’est-à-dire vouloir quelque chose. Papa, ne doute pas de moi, j’écrirai et j’écrirai bien. Jusqu’à maintenant, bien sûr, la jeunesse (j’allais dire l’enfance, parce que jusqu’à ce mois de septembre j’ai été absolument, intégralement dans la pleine enfance, petite fille de la tête aux pieds) travaillait pour moi, poussait ma main sur le papier comme le sang dans les veines. Mais à présent, j’ai tant souffert que je ne sais pas si je pourrai parler distinctement aux autres : quand je relis mes dernières notes elles me semblent si seules et fermées ! Mais je veux tout tenter, papa chéri et si Dieu le veut, je ne te décevrai pas. J’ai tant de choses à dire ! Je dirais presque à sauver : toute la tragique beauté de ce qui, en nous, est à la fois lointain et près de nous – des choses que je sais être la seule à avoir vues et senties jusqu’à la souffrance et qui ne doivent absolument pas mourir […] » 
Sur les conseils du Maestro, subjugué par le talent de sa fille qu’il n'hésitait pas à élever au rang du grand poète autrichien Rainer Maria Rilke, Campo avait déjà fait paraître ses premières traductions, Conversations avec Sibelius de Bengt von Törne en 1943 et Une tasse de thé et autres nouvelles, de la Néo-Zélandaise Katherine Mansfield, l'année suivante.

Simone Weil, la révélation 
Mais ce sont les années d’après-guerre qui marquèrent l’entrée véritable de Campo en littérature, guidée par celui qui était, entre temps, devenu son compagnon de route, le poète Leone Traverso. Il l’initia notamment à l’œuvre de l’écrivain autrichien Hugo Von Hofmannsthal auquel elle vouera une passion éternelle et qu’elle s’attacha à traduire. Elle fréquenta alors brièvement les salons littéraires, et se lia, là, à Mario Luzi qui l’introduisit à la pensée de Simone Weil, en 1950, avec La pesanteur et la grâce, une révélation décisive qui bouleversa à jamais l'existence de la jeune femme. Et pleine d’une fiévreuse résignation, baignée de béatitude,  elle s'en expliqua auprès de Mita :
« Simone me rend tangible tout ce que je n’ose pas croire. Ainsi nous devons devenir l’idiot du village, nous devons devenir deux génies, elle et moi. Je sentais obscurément en quelque partie de moi-même que l’on pouvait devenir des génies (et non des personnes de talent) mais jusqu’à aujourd’hui, personne ne m’avait dit que c’était possible. C’est un péché que de n’être pas né idiot de village – l’idiot de Moussorgski me fascinait lorsque j’étais petite fille – mais certaines fois Dieu en décide autrement. Je dois donc aimer cette lame froide qui vint un jour s’encastrer dans les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte aux paroles des sans langue – et ce soir j’arrive à la voir comme une épée d’or. Peut-être que lorsque tout ce cri muet y aura pénétré et que je le connaîtrai au point de ne pas pouvoir me tromper (en leur posant la question d’Amfortas), Dieu voudra bien enlever l’épée, et me laisser un moment de silencieuse chaleur. Quant à l’espérer maintenant, je pense que ce n’est pas mon affaire. Du reste il n’y avait pas d’autre solution pour « celui qui est tellement enraciné dans le mal qu’il le diffuse tout autour de lui » - et moi  j’y étais vraiment enracinée à ce point. Et puis tant de joies peuvent entrer dans ces voix » ,
Quatre ans avant sa mort en 1977, la puissante « écharde dans le flanc » fouillant plus que jamais son être, elle entendait écrire une « suite de considérations tragiques sur la beauté. La beauté comme terrible héritage. La beauté comme épée à double tranchant (« son regard profond et froid/coupe et fend... » Baudelaire savait ces choses là). » 

Après une quarantaine d’années passées à vivre ainsi transpercée tel Saint-Paul, vécut en conscience de « l’élément divin caché dans cette arme, dans son double tranchant justement » et « marquée par ce terrible privilège », il fallait comprendre, selon elle, qu’une telle créature dès lors « supprime les rapports, les paroles, les lettres, revête toute sorte de masques, marche en zigzag, désire disparaître dans les fentes des murs, veuille être partout, enfin, “comme un homme qui n’existe pas”».

Elle s’était éprise de la poésie de l’Américain William Carlos Williams, autre lumineuse étoile dans son firmament, « un des rois cachés de notre temps ». Elle aimait le dépouillement de son style érigé en rite, ses hymnes simples et essentiels à la nature qui semblaient faire écho à de profondes prières de moines. Ils entretinrent une amitié et une collaboration intenses. Il la considérait comme sa meilleure traductrice, « une magicienne ou peut-être un ange ».

Elle l’avait rangé aux côtés de ses maîtres médecins qu’étaient Anton Tchekhov, Gottfried Benn et Louis Ferdinand Céline et rappelait souvent ses vers qui résonnaient violemment en elle, disant tout : 
« Mais c’est vrai, ils la craignent/plus que la mort, la beauté/leur inspire plus de crainte que la mort ... » 
Le cercle fondamental et parfait 
Dans ce même esprit d’intransigeante critique, Campo s’insurgeait contre le règne d’une « orbe intellectuelle de fantômes chancelants, dégringolant d’une idéologie dans l’autre, d’une prostitution, d’un délire dans l’autre. Il est donc raisonnable que dans un tel contexte, l’on soit presque terrifié par l’apparition de l’homme dont l’esprit – mais plus encore, dont la vie entière – tourne, dans une ardente quiétude autour de son centre. » 

Cette notion de centre reviendra sans cesse sous sa plume d’ange, elle est cruciale pour Campo qui entendait par-là :
« Vie, attention, réponse, tentative de reconduire tout ce qui est possible vers la vie et la réponse à la vie, à partir de l’état de narcose qui enserre tout de plus en plus près. » 
Le cercle revêtait, dans son vocabulaire, une signification plus ésotérique encore, comme dans cet autre subtil kōan où résonnait sa soif d’Absolu : 
« Il faut tout vivre à fond. Chaque fois que l’on revient en arrière, c’est pour tracer de nouveau le cercle, encore et toujours tant qu’il n’est pas parfait. Tout vivre avec le respect de soi. » 
Le poète suisse Remo Fasani, qui l’avait en outre initiée à La Divine Comédie de Dante, conservera d’elle le souvenir d'« une forte personnalité, un peu excessive. A la fois heureuse et malheureuse. Heureuse parce qu’elle avait une intelligence prodigieuse, malheureuse parce qu’elle visait trop haut ».

Subtilement altière, sa beauté rayonnait avec grâce, toute auréolée d’intelligence. Regard profond, déterminé, presque fiévreux, de couleur étrange, changeante et un sourire lointain posé sur de jolies lèvres charnues, offraient à son visage aux traits délicats un charme mystérieux, dont il n’existe que peu d’images. 

Cristina Campo n’aimait guère être photographiée. Fasani avait, une fois en 1952, emporté d’elle un cliché. Elle en fut parcourue de « frissons d’angoisse ». Aussi préféra-t-elle lui en expédier un autre qui lui convenait mieux. Elle admettait se faire parfois l’effet d’« un cerf fuyant sans trêve dans la forêt. Quand il arrive à un étang où il pourrait se mirer, il a tellement soif qu’il le trouble aussitôt ».

Fidèle à la promesse faite à son père, elle n'eut de cesse d'écrire, comme elle respirait, écrire encore, écrire toujours, et souffrait tant quand sa santé venait l’en empêcher. « Certaines fois, je ne sais comment résister, allongée pendant tant d'heures sans écrire, ni lire, sans dire un mot », le cœur fragile et douloureux dans la poitrine, alors qu'elle s'efforçait de « travailler avec soin, un peu chaque jour, en pensant toujours, toujours à la beauté ».

A partir de 1951, elle participa à la création du supplément littéraire la Posta letteraria du Corriere dell'Adda, où furent alors publiés Luzi, Giuseppe De Robertis, Piero Bigongiari, Ezra Pound ou encore Robert Brasillach et plusieurs de ses premières traductions de textes d’Emily Dickinson et Simone Weil. En 1956, elle publia son premier livre, recueil de ses douze premiers poèmes, intitulé Passo d’Adio (Pas d’adieu), du nom que les ballerines, archétypes de la grâce, donnent à l’examen qui clôt leur formation. 
« De l’âme nous savons bien peu. Elle boira, peut-être, aux bassins des nuits creuses, sans pas, ou reposera sous d’aériennes plantations germées parmi les pierres […] »
Elle s’attachait avec une fidèle rigueur au sens, « même si l’essentiel n’arrive pas à être l’absolu », disait-elle, ajoutant qu’il pouvait néanmoins l’impliquer « comme le pain l’hostie, si nous savons vivre intégralement, libres et détachés partout où nous allons, l’œil tourné vers le centre des choses, vers la vie ».

Alors, elle lisait et relisait ses œuvres favorites, de tout son cœur, de toute son âme, et y puisait la nourriture nécessaire à son intime, exigeante quête. Il y avait bien sûr la Bible, ce « trésor inépuisable de ces jours de Passion » ou encore les lettres de Vincent Van Gogh  à son frère Théo qui lui tira des larmes « une journée entière », et aussi T. E Lawrence, dont « Les Sept piliers de la sagesse, était le livre de chevet tant de S. W. que d’Hofmannsthal [.] Simone appelle ce diable déchaîné “une espèce de saint”. » 

Elle s’était aussi éprise de la poésie de Thomas Stearns Eliot « chez qui se mêlent comme chez personne d’autre, des saveurs de vie et de mort, l’eau douce et salée de l’embouchure des fleuves ».  A la lecture de ses Quatuors, elle s’était étonnée de découvrir « tant de Simone [Weil] dans ces vers ; mais cela, évidemment, personne ne l’a jamais remarqué ». 

Ils étaient ses maîtres Impardonnables. « Est impardonnable, pour le monde d’aujourd’hui tout ce qui ressemble au jardin de Perséphone », dont le parfum agit tel un charme pour attirer dans les « royaumes souterrains de la connaissance et du destin ».

Les pierres précieuses de Cristina

Tous ceux-là et bien d’autres encore, dont le mystique Maître Eckaert, ont intimement éclairé le cheminement littéraire, intellectuel et spirituel de Campo. 
« Certains livres opèrent sur notre existence […] le plus salutaire des miracles. Ils la mettent en relation avec d’autres zones : d’une vérité aussi indiscutable que simple, aussi radieuse que dépouillée, et qui est de ce fait deux fois poésie. Ce sont les seuls livres qui peuvent nous aider, dans les jours d’angoisse, à supporter le poids du temps. Les seuls qui, tandis que s’éloignent favorites et bouffons, impuissants et brusquement vides de sens, restent pour nous montrer l’éternelle force de gestes bien orientés, de pensées uniquement tournées vers la justice, d’un sens de la vie que l’on pourrait dire classique – selon la phrase de Barrès – c’est atteindre une délicatesse d’âme qui, en repoussant les mensonges, aussi aimables qu’ils paraissent, ne peut apprécier que le vrai. » 
« Cristina déposait dans sa mémoire comme dans un écrin les joyaux de ses lectures ; c’était des pierres précieuses que d’autres ne voyaient pas ou ne savaient pas apprécier » , confia Luzi, exécutant à la fois une parfaite révérence devant la souveraine lectrice qu’elle fut.

Le Russe Boris Pasternak fut un autre phare littéraire de Campo, il était celui qui, aux côtés de Simone Weil, offrait en termes les plus justes et absolus les définitions du beau et du bien. Sensible à la musique plus qu’à aucun autre art, symbole de beauté à l’état pur, de perfection divine, elle s’était plu à relever dans Le Docteur Jivago que « ce qui au cours des siècles a élevé l’homme au-dessus de la bête et l’a porté si haut, ce n’est pas le bâton, c’est la musique : la force irréfutable de la vérité désarmée, l’attraction de son exemple. ».
Cristina Campo - date et photographe non identifiés

La musique, « une merveilleuse, inexorable résignation », évidence qui excluait tout le reste, avait infiltré son existence depuis sa naissance et s’insinuait jusque dans ses textes. Elle n’écrivait pas, elle composait en virtuose. Quand elle lisait, aussi, elle faisait « plus attention au timbre, à la mélodie d’une page qu’à l’état d’âme dont elle est née ». 

À son oreille absolue, la musique était parole et lui confiait des secrets. Wolfgang Amadeus Mozart est celui « qui sait tout et dit tout », disait-elle, mais Frédéric Chopin incarnant à merveille la sprezzatura demeurait le compositeur dont l’élégance s’accordait le mieux à son âme. Il œuvrait si « facilement, facilement ».

Elle voulait s’oublier surtout, « vivre par pure courtoisie » , car son axe était autre. De plus en plus sensible aux causes perdues, elle les avait épousées peu à peu, jusqu’à faire bientôt corps avec les victimes. Elle souffrit avec des mineurs belges à l’agonie après un terrible coup de grisou en août 1956. 
« On me demande comment je vais. Je suis au fond de la mine de Marcinelle, un point c’est tout. » 
De la même façon qu’elle jugeait que toute maladie sous-tendait un message divin, elle entendait dans l’agonie, le « symbole de bien d’autres choses. Tant que nous vivrons, nous ne saurons pas dans quelles zones elle se développe ».

Elle conclût ne vouloir se consacrer qu’aux sans langues, au point que parfois elle souhaitât vivre parmi les âmes en souffrance, les pauvres, les déshérités, les orphelins et les malades psychiatriques qui, en particulier l’interpellaient, fascinée par tout ce qui a trait à l’esprit. 
« Désormais rien d’autre ne me fait vivre – et c’est encore une vie derrière les barreaux de la liberté. Ce n’est que dans la maison de redressement, que dans l’asile de fous que je serais vraiment libre. » 
Sa foi chrétienne l’absorbait toute.

Tout ce qu’elle gagnait de ses collaborations et publications dans les revues littéraires, elle le livrait désormais à la cause des sans langues.  

« Je voudrais écrire certains vers que j’ai dans l’esprit depuis longtemps. Une sorte de Cantique des Cantiques à l’envers, confia-t-elle à Mita, “J’irai de par les places et les rues, je chercherai ceux que personne n’aime. […]” Je voudrais l’écrire dans la langue la plus moderne, presque sur le rythme d’un blues, mais il faudrait que ce soit en même temps solennel et pur – et aussi quelque chose de terriblement vivant - comme un petit Goya. C’est le Cantique des sans langue […] » 

La peinture de Goya, et surtout les fresques de Saint-Antoine de la Floride à Madrid, fut « la chose la plus importante » qu’elle ait découverte en 1956, « une ronde de sans langues, mon poème déjà tout écrit. Goya avait compris les malheureux ; surtout le malheur hideux, à la fois grotesque et sinistre, dont les gens ont horreur ».

Une divine styliste

L’essayiste Elemire Zolla, qui avait produit sur elle une très vive impression lors de leur première rencontre en 1957, eut une influence capitale sur son existence. Elle avait misé sur lui, et il fut son dernier compagnon.
« Son intransigeance est un miracle qui me suffit », disait-elle. Il avait trois ans de moins qu’elle et vibrait d’une grande érudition. Campo fut fascinée par son intelligence, « éblouissante, de loin la plus remarquable » jamais rencontrée dans cette génération. Elle était en outre infiniment séduite par son insolence sans bornes. Ce qu’il écrit « plairait à Simone » , estimait-elle et puis « à 60 ans, [il] aura peut-être le visage de Pasternak. » 

Zolla métamorphosa bellement les jours de Vittoria. Elle fut heureuse de découvrir que l’on pouvait « accepter l’un de l’autre la partie inconnue, enfantine, blessée. La partie ténébreuse qui ne demande qu’à être libérée ».

L’essayiste lui ouvrit de nouveaux horizons, la guida un peu au sein des milieux littéraires de Rome et surtout, l’entraîna avec lui dans la lecture des mystiques dont il préparait une anthologie qui parut en 1963. Y figurent le métaphysicien John Donne et Saint-Jean de la Croix, dont naîtront des traductions signées Campo.   

Les mystiques du moyen-âge, surtout Maître Eckart et Angèle de Foligno, lui paraissaient  être les plus grands.
« La lucidité absolue de leur “folie d’amour”, la liberté illimitée de leur sagesse m’ont rendu insupportable toute autre lecture, surtout tout autre livre religieux moderne, mis à part Simone et, peut-être, Bernanos (dont je connais pourtant que peu de choses). C’est justement des livres de ce genre qu’ils sont le plus éloignés, auxquels ils sont le plus étrangers, mais pas des grands livres dits profanes (par exemple, il y a beaucoup de Maître Eckart cher Pasternak) […] ce sont des lectures multiples, il n’est pas de strates de hauteur ou profondeur qu’elles ne touchent pas. » 

Elle admirait le style des contemplatifs, « si inaltérablement [sic] soulevé jusqu’à l’horizon de la vision […] en réalité un pur précipité d’expériences. Le mystique ne spécule pas, il rapporte. Les œuvres qu’il laisse ont la vie sommaire et surabondante des reliques, c’est-à-dire des scapulaires, des phylactères, des lins longuement brûlés au contact du cœur et sur lesquels restent parfois des symboles secrets et des monogrammes  que seuls d’autres visionnaires pourront déchiffrer. » 

Nul doute, elle était de ceux-là. Elle savait exactement ce qu’il faut faire : « apprendre à corriger – surtout là où l’enthousiasme a parlé, au-delà de la chaste, de la sèche attention (le style est grâce = victoire sur la loi de la pesanteur ; il ne veut pas d’émotions). » 

Zolla s'était souvenu que lorsqu'elle pénétrait «dans son royaume, elle percevait la réalité avec une plénitude radicale de ce genre, que l’on peut éventuellement appeler magique. Il s’agissait de recueillir cette plénitude dans un style, mais dans le fond, elle était elle-même un style : limpide et frémissant, révolutionnaire. La page qui en sortait était d’une nouveauté déconcertante, comme une déclaration de vérité inattaquable, sans le moindre rapport avec le monde que l’on croit habituellement connaître. Cette incursion dans l’hyper-réalité et dans le style inexorable pouvait être à la fois rassurante et terrifiante pour Vittoria. Quoi qu’il en soit, elle n’était pas volontaire, elle arrivait parce qu’elle arrivait »

Curieux, vifs, aux aguets, érudits, ils s’enrichissaient mutuellement et s’attiraient tels deux aimants par leurs pôles opposés. Complices, ils œuvraient souvent ensemble. Campo apportait surtout à son écriture. Elle épousait absolument la définition que donnait Léon Bloy de l’idéal : 
« Il est indispensable que la beauté siège en gloire. La splendeur du style n’est pas du luxe mais une nécessité. » 
Zolla l’appréciait beaucoup plus qu’elle ne le savait, raconta  John Lindsay Opie, un ami du couple : […] Un jour où je lui disais que j’avais lu un texte de Cristina Campo et que je cherchais à définir le style, il s’est arrêté et m’a dit : “Voici ce qu’il est : parfait. Cristina est la styliste la plus importante de notre demi-siècle italien”. Quand je le lui ai rapporté. Elle est restée bouche bée de surprise. » 

À la mort de ses parents en 1965, et alors qu’elle avait quitté la maison familiale pour s’en aller nicher sur l’Aventin aux abords de l’abbaye Sant’Anselmo le rapport que Campo avait noué entre poésie et liturgie se métamorphosa définitivement, les unissant en une seule et même musique du monde-autre. Lentement, secrètement, elle s’acheminait vers une profonde conversion, aux confins de la sainteté, à laquelle Dieu la préparait amoureusement. 

Il lui avait donné Zolla, disait-elle, mais il s’était surtout donné lui-même. « Depuis un an, ces deux choses formaient, en un certain sens, une seule histoire » , avait-elle écrit en 1964, à son amie Anna Bonetti. 

Campo passa les dernières années de sa vie dans les églises à prier, dans son abbaye Sant’Anselmo  à célébrer les cérémonies grégoriennes, encore sur les traces de Simone Weil. Elle avait découvert dans le Bréviaire un secret : 
« C’est la prière qui fait tout et que l’homme n’est comme toujours qu’un vase en hupomonè. C’est la prière qui s’empare peu à peu de l’homme et non l’homme de la prière, c’est elle qui boit l’homme et s’en désaltère, et c’est seulement dans cette seconde instance que la chose est réciproque. L’expression "absorber par la prière" est littéralement exacte. La méthode, la constance nécessaires ont pour seul but de produire le vide qui rende possible cette absorption (…) C’est la prière (opus Dei) qui veut être priée, c’est-à-dire nourrie par nous. » 
Elle croyait intensément que « l’étincelle peut aussi jaillir d’un seul et parfait geste liturgique ; quelqu’un s’est converti en voyant deux moines s’incliner ensemble profondément, d’abord devant l’autel, puis l’un vers l’autre pour se retirer ensuite dans les profondeurs du chœur. » 

Ne fréquentant plus que le Russicum, « l’émeraude de [ses] semaines » , la poétesse s’engagea dans une lutte acharnée, radicale et fonda la société internationale Una Voce pour défendre de toute son âme la liturgie latine et le chant grégorien menacés de réforme en 1966. Infatigable à cet égard, ce fut son cheval de bataille jusqu’à sa mort. Elle adressa un manifeste – signé par 37 intellectuels à travers le monde, dont Jorge Luis Borges, Jacques Maritain, François Mauriac - au pape Paul VI le suppliant de veiller à leur maintien dans les monastères. Son poignant appel ne fut pris en compte qu’un temps seulement. 
« Désormais, la liturgie vient sous ma plume, quoi que j’écrive. Surtout quand le destin entre de quelque façon dans le discours. La fréquentation des Eglises orientales m’a confirmé (s’il en avait été besoin) que la liturgie est l’archétype suprême du destin, et non seulement du destin des destins, celui du Christ, mais du destin, tout simplement. C’est pour ainsi dire le conte de fées suprême auquel on ne peut résister… »
LImpardonnable absolue était née à jamais, en un souffle de Vie.

Belinda et le monstre, Cristina de Stefano, traduit par Monique Baccelli (éd. du Rocher, Biographie)
Lettres à Mita, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli, post-face de Marguerita Pieracci (éd. Gallimard, L'Arpenteur)
La Noix d'Or, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli et Jean-Baptiste Para (éd. Gallimard, L'Arpenteur)
Gli imperdonabili, Cristina Campo (éd. Adelphi edizioni, coll. Biblioteca Adelphi 183)
Note sur la liturgie, in Entre deux mondes, Cristina Campo, traduit par Franck Quoëx (éd. Ad Solem)
Le Tigre Absence, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli (éd. Arfuyen)
Portraits de femmes, Pietro Citati, traduit par Brigitte Pérol (éd. Gallimard)

samedi 17 janvier 2009

Monicelli: "nous sommes tout ce qui existe"

        
Le Jésuite parfait, premier roman de l'Italien Furio Monicelli, publié en 1960, est de ces livres rares qui dès les premières lignes semble faire descendre « sur le lecteur un silence immédiat, le séparer brusquement, comme un rideau qui tombe, de ce monde dont il a aujourd’hui l’habitude de retrouver le prolongement dans les livres […]», s'enflamma la mystique poétesse Cristina Campo, comme elle le fit rarement pour un roman contemporain italien dans la préface qu’elle alla jusqu’à consacrer à l’ouvrage de ce compatriote.

Son enthousiasme fut tel qu’elle écrivit une lettre à Monicelli, dont elle compara le style à celui de Gide, et l’invita à la visiter à Rome. Vivant à Milan, et peu enclin aux mondanités, l'auteur déclina la proposition de l'Italienne dont il ignorait alors tout.

« Bien des années après quand j’ai lu ses livres, j’ai beaucoup regretté de n’avoir pas répondu à son invitation. J’ai compris que c’était une femme terriblement fascinante.  Du point de vue littéraire, c’était une critique extralucide, une visionnaire », confia Monicelli à Cristina de Stefano, biographe de la poétesse.

Monicelli n’avait rien de l’écrivain profane qui endosserait le surplis et l’étole pour célébrer les liturgies d’une narration car, selon Campo, il possédait déjà « naturellement le ton et l’habit » et semblait ne percevoir autour de lui « que les tons et les habits d’égale noblesse », pour entraîner son lecteur au sein de la Compagnie de Jésus à l’heure du noviciat de son héros, Andrea.

On ne sait rien de sa vie antérieure si ce n’est que le jeune homme a mené auparavant « une existence déréglée » dont il s’est lassé et qu’il entend fuir.

Tandis qu’il fait route vers le monastère, le futur novice songe que «l’étude du monde» revêt désormais un intérêt nouveau puisqu’il est sur le point de l’abandonner. Et par cette journée «triste et poignante comme un remords», il fait ainsi son entrée chez les jésuites et va se soumettre bientôt à leur initiation, en l’occurrence une mise à l’épreuve tant physique que psychologique, d’une intensité et rudesse telles qu’elle s’apparente davantage à une descente en Enfer plutôt qu’à une montée au Carmel. 

Le tourment coule dans ces pages, celui posé par la question de l'engagement religieux et spirituel. La décision de se consacrer à la vie religieuse ne semble pas avoir été dictée à Andrea par un appel mystique impérieux mais au contraire par une sorte de désespoir mystérieux et froid, qui n’est pas sans rappeler, selon Cristina Campo, les états d’âme de T.E Lawrence qu’elle aimait tant, à l’heure de son engagement dans la Royal Air Force et qu’il narra dans La matrice.

Elle participe également de celle de Blanche de l’Agonie du Christ dans les Dialogues des Carmélites de Georges Bernanos, quand elle s’entend dire par la prieure que « c’est une mauvaise manière d’entrer dans notre Règle que de s’y jeter à corps perdu, ainsi qu’un pauvre homme poursuivi par des voleurs » et qu'elle admet n'avoir pas « d’autre refuge en effet ». 
Au début de son noviciat, Andrea se livre de bonne grâce aux règles rigides de la Compagnie, celles du silence, de pratiques spirituelles et à l’isolement austère propres à l’Ordre fondé par le Basque Ignacio de Loyola, et qu’il ne comprend pas toujours.
« Les journées s’écoulaient dans la discipline de fer de l’horaire. »
La prière obligatoire, le silence inviolable, la délation sollicitée, les méditations sans trêve succèdent aux lectures, les cérémonies d’actions de grâce et de propitiation, les épreuves d’autocritique, la proclamation publique et réciproque des fautes, ou encore les flagellations symboliques rythmaient, à heures dites, désormais son existence. 

Andrea « s’était fait violence au point de se couper du réel et cet effort sur lui-même fut si brutal et profond que ses effets se firent longtemps sentir. Puis, d’un coup, il sentit tout ce qu’il avait quitté et le sacrifice accompli lui apparut dans toute son immensité, tel qu’il ne l’avait ni vu ni éprouvé au moment où il l’accomplissait.»

En ces lieux n’a cours que l’exercice de la volonté forcée jusqu’à la domination absolue, une éducation parfaite de l’esclave au service de l’Eglise visible. Néanmoins,  « l’organisme monstrueux qui dévore et qui brise n’apparaît pas, si ce n’est sous les traits d’un monstre sacré : où toutes les contradictions coexistent […]»  souligne avec son habituelle finesse Campo.

Andrea, qui s’il doit jamais être sauvé, le sera en dépit de l’Ordre, du monde, de sa naturelle duplicité, mêlée d’un étrange mélange de sensualité et de dévotion en osmose avec « les passions impérieuses et secrètes de son propre cœur », et d’une essentielle pauvreté de foi, de la manière la plus folle et la plus incertaine, précaire et menacée et qui s’en remet entièrement à la grâce, tel « un pécheur tombé vivant entre les mains de Dieu, sous l’emprise d’une inévitable nécessité ».

Andrea aime pourtant ce monde crépusculaire. De cette contamination des sens avec l’esprit naissait une forme cachée et irrémédiable de corruption où il plongeait avec une sorte de volupté.

Il y perçoit toutefois « une toile obscure, dissimulée et complexe, de rancœurs et de jalousies rentrées qui s’était tissée au fil du temps » dans cette famille.

Il côtoie, non sans éprouver quelque profond trouble amoureux, le novice Lodovic, qui lui se sauverait en toute circonstance et en tout lieu, reclus dans sa citadelle superbe d’innocence et de piété, absolument indifférent aux astreintes de la règle et pareil à ses pères du désert qui vivaient avec une même familiarité méditative auprès des fauves, des serpents et des colombes : 
« Un des rares hommes profondément convaincus que l’Eglise possédât encore. »
Et puis frère Zanna, l’esprit frondeur, authentique soldat du Christ avec son sens profond de l’abjection et du péché qui ne pourra trouver son salut que dans le monde, au-delà de toute règle alors que de ses lèvres tombent des paroles hérétiques et sublimes : 
« Je ne veux pas me séparer du Christ, je hais tout ce qui m’empêche de m’unir librement à lui… Il n’existe aucune science de Dieu ni même de son existence, il n’existe aucune possibilité de théologie, il n’existe aucun ordre qui serait imposé à Dieu par la nature des choses.»
Les trois héros de Monicelli, selon les beaux mots de Campo, « portent assurément des masques majestueux, mais ils les portent à la main et c’est nous seulement, spectateurs, qui pouvons les voir comme s’ils devaient nous reconduire avec solennité à leurs beaux visages nus ».

Le novice éprouve quelque mal à saisir la notion de l’humilité, vertu chrétienne par excellence et s’en ouvre au père instructeur qui lui donne tant à réfléchir en affirmant notamment que  « ceux qui sont capables d’en dire quelque chose affirmeront que le comble de l’humilité chrétienne est l’effort constant et fébrile de détourner les yeux de son propre moi de peur d‘y découvrir des qualités où l’on se complairait… nous autres les jésuites n’avons jamais admis entre nous cette idée négative de l’humilité, cette obsession de se fuir soi-même comme un spectacle immonde ».

Si les pénitences corporelles apparaissent à Andrea des tourments vains et cruels qui le révoltent… après quelques mois de noviciat la pire de toutes les épreuves à ses yeux reste « l’obligation de vivre avec des gens dont le caractère se révélait si différent du vôtre, parfois dur et grossier. Une pénitence de chaque jour, de chaque heure, de chaque minute ». Cette promiscuité le fait souffrir.

Et s’il est entré en religion déjà résigné à la perspective de devoir en outre entendre « pour tout le restant de ses jours ce genre de langage dévot commun aux ordres religieux et dont la rhétorique donnait littéralement le frisson », il éprouve quelque incompréhension quant à cette « nécessité de recevoir une grande partie de sa nourriture spirituelle dans le jargon plat et insipide des manuels de piété ».

Le noviciat vise principalement « à l’initier à la vie de l’esprit », de la manière la plus ennuyeuse possible croit-il. 

Andrea est fréquemment la proie de « tentations impures. Des images lascives » l’assaillent et le tourmentent. De fait, un amour juvénile et passionné l’attache au frère Lodovici qui lui offre en retour « une charité très pure et donc cruelle ».  Et entre eux s’échangent des dialogues d’une profondeur tragique, théâtrale, aux beaux échos raciniens et offerts par l’auteur dans une écriture noble et élégante, au ton juste et éclairé.

Monicelli sera parvenu à créer dans ce roman, aux yeux de Campo, «le centre de gravité au-delà de l’horreur : le point géométrique d’une charité sèche, née de l’expérience de la mort-en-vie, qui brûle intégralement sa propre matière et consume en même temps les séductions de son propre style ».

Le jeune frère qui prend conscience qu’il doit mener de « longs combats contre tout ce que l’être humain possédait de bas et de grossier », redoute au plus haut point que «de sa vocation ne restât qu’un tas de cendres» alors qu’il se croyait incapable d’atteindre « l’immunité des passions ».

A observer les autres novices, il réalise qu’ils sont soumis à des luttes intérieures semblables, sans doute tous assaillis par les mêmes inévitables démons. Les variations de leur humeur trahissent « une vie sexuelle trop bien refoulée, ou trop contrainte et désordonnée », songe-t-il.

« Tous se trouvaient dans un état de convalescence spirituelle » et se soumettaient à la terrible épreuve du renoncement. Parfois, Andrea se laissait aller à penser qu’une «fornication ouverte» serait probablement aux yeux de Dieu moins coupable qu’« une chasteté impure, non désirée, misérable et désespérée ».
« Pour obtenir la pureté du corps, mon fils, il faut commencer par sauvegarder celle du cœur, de l’esprit et des yeux », argua le père instructeur auprès duquel il dût s’ouvrir de ses accès violents de désir charnel qui menaçaient de lui faire perdre la tête, la force de poursuivre l’initiation, autrement dit mettaient en péril sa foi...

« Les pensées de vanité, d’amour-propre, de sensualité, peuvent bien te paraître agréables au moment où tu les caresses mais en se dissipant elles laissent l’âme vide et insatisfaite »,  souligne alors le père qui l’invite à soumettre sa propre volonté à l’exercice, à la discipline, de s’y résoudre comme à une gymnastique. « Le découragement est une forme d’orgueil », ponctue-t-il.

« Le christianisme a été la plus grande audace de Dieu sur la terre. Avec les péchés d’orgueil, l’Eglise ne transige jamais. Ceux qui iront en enfer … seront les orgueilleux […] eux qui commettent le plus abominable des péchés, celui qui introduit dans le monde la mort, la souffrance et le travail : le péché d’orgueil » selon le père supérieur.

De l’orgueil, le premier des péchés capitaux, découlent les sept vices principaux, rappelle en outre son directeur spirituel : 
« La vanité, la vantardise, l’ambition, la présomption, l’hypocrisie, l’obstination dans son propre jugement, le mépris des autres. »

Monicelli ne vise pas tant à traiter du problème de l’Ordre en tant que tel mais s’intéresse bien davantage aux rapports de ses trois personnages avec l'Ordre, et auxquels il a donné naissance, selon trois archétypes. « Nous sommes tout ce qui existe...», fera-t-il dire à Andrea.

Cheminant dans la tourmente au sein de la Compagnie, sa vocation soumise au doute, contradictoire,  incertaine, alors qu'il endosse l'habit et le rôle du Jésuite parfait, il ne sait que trop qu'il n'est pas « encore mort à une indicible attraction de la vie humaine, simplement humaine, non renouvelée, non spirituelle, non ressuscitée. Sa dévotion avait toujours été brève, sa foi peu sentie, assaillie presque en permanence par des impressions d'irréalité. Tout semblait trop beau pour être vrai, ou plutôt tout allait trop mal pour que ce fût vrai. Jamais il ne lui était arrivé de gémir dans l'esprit saint, comme disait Saint Paul. »

Les Larmes impures - Le Jésuite parfait, Furio Monicelli, Préface de Cristina Campo (Ed Gallimard, L'arpenteur)

lundi 10 novembre 2008

Cristina Campo, comment prendre le monde ?

Cristina Campo - date et auteur non identifiés

« Un poète qui prêterait à toute chose visible ou invisible une égale attention, pareil à l’entomologiste qui s’ingénie à formuler avec précision le bleu inexprimable d’une aile de libellule, ce poète-là serait le poète absolu.»
in Les Impardonnables, Cristina Campo


Poésie et liturgie ont constitué les substances essentielles à l’existence et l’œuvre de Cristina Campo, deux émanations à la fois intellectuelle, spirituelle et mystique du langage, parole inspirée et parole divine qui s’enracinent et s’enchevêtrent mystérieusement dans le cœur de l’Homme, et s'épanouirent avec grâce dans le cœur malade de la poétesse italienne, qui répondait à la véritable identité de Vittoria Guerrini. Elle était Vie pour ses proches.

Vie est née à Bologne le 29 avril 1923, dans une famille aisée d’intellectuels, de médecins et musiciens. L'enfant, qui souffrait d’une malformation cardiaque congénitale, était enveloppée de l’intense attention de ses parents. Son oncle Putti, médecin, tenta de rassurer sa mère Emilia,  affirmant que son « joli petit cœur » n’était qu’ « une petite machine un peu abîmée qui a besoin de ne pas trop travailler pour se remettre dans le droit chemin. »

Aussi l'enfant avait été retirée de l’école, et son érudit de père, « qui ne respire que pour elle », directeur du conservatoire Cherubini à Florence, surnommé le Maestro, guida dès lors son éducation, assisté de professeurs particuliers et veilla à lui transmettre son amour de la littérature et sa passion de la musique.

A l’enfance de Cristina, passée au milieu des adultes, se « superpose avec une indicible paix, une autre enfance déjà parcourue, celle de [ses] grandes cousines et de leurs frères : (…) à qui le monde n’avait pas encore volé leur enfance ».

A l’adolescence, elle découvrit les œuvres classiques, qu’elle devait lire dans leur langue originale. Elle apprenait ainsi le français avec Proust, l’allemand avec Mann, l’anglais avec Shakespeare, l’espagnol avec Cervantes.

L’exception fut accordée aux Russes, dont elle fut autorisée à lire les œuvres en traduction.

« Tu peux tous les lire, ce sont les Russes. Tu y trouveras de quoi beaucoup souffrir, mais rien qui puisse te faire du mal », avait déclaré son père en lui ouvrant le rayonnage de sa bibliothèque qui leur était consacré.

Quand la deuxième guerre mondiale éclata, Vittoria était déjà entrée en poésie depuis quelques années avec son amie Anna Cavaletti, une lettrée incroyablement précoce et douée, de deux ans sa cadette, qu'elle aimait de toute sa jeune âme pure. Un bombardement anglo-américain vint brutalement priver de vie son amie Anna, en septembre 1943. Elle venait d’avoir 18 ans.

« Une existence : l’exacte division de l’air ; avec la mort, l’air se rassemble et se referme. Personne ne devrait s’apercevoir de la différence. Moi je voudrais occuper peu de place», avait noté Anna quelques mois avant sa fin, dans son journal intime dont Cristina fit publier des extraits en 1953 dans la revue Corriere dell’Adda.

«[…] J’ai tant souffert que je ne sais pas si je pourrai parler distinctement aux autres : quand je relis mes dernières notes elles me semblent si seules et fermées ! Mais je veux tout tenter, papa chéri et si Dieu le veut, je ne te décevrai pas. J’ai tant de choses à dire ! Je dirais presque à sauver : toute la tragique beauté de ce qui, en nous, est à la fois lointain et près de nous – des choses que je sais être la seule à avoir vues et senties jusqu’à la souffrance et qui ne doivent absolument pas mourir […]», avait confié Cristina au Maestro quelques mois après le décès de son amie.

Elle avait entretenu une correspondance à clef avec Anna, cette âme sœur dont elle admirait tant le talent poétique qu’elle décida de la faire figurer aux côtés de Sappho, Emily Dickinson et Vittoria Colonna, dans son  manuscrit Anthologie des 80 poétesses, qui ne sera jamais publié.

Peu après, l’univers de la famille de Cristina bascula, péniblement entraînée dans la débâcle du régime du Duce. Après la victoire alliée, le Maestro paya ses sympathies fascistes par un séjour de sept mois en prison bien qu’il affirma « n’avoir rien commis, qui puisse même de loin justifier une sanction de ce genre ou une arrestation ».

 Ses « chers collègues ont tissé un filet de calomnies à mailles serrées », écrivit-il. Il perdit son travail. Sa réputation entachée, ses amis l’abandonnèrent.

Son retour en grâce eut lieu en 1947, la commission d’épuration avait examiné son dossier, il pouvait recommencer à travailler. La direction du conservatoire de Bologne lui fut accordée. A partir de 1950, il dirigea celui de Rome.

Les années d’après-guerre furent pour Cristina celles de sa véritable entrée en littérature, conduite par son amant, le poète Leone Traverso. Elle lui devait la découverte de Hugo von Hofmannsthal auquel elle voua une passion éternelle et qu'elle traduisit bientôt en professionnelle.

Elle fréquentait les salons littéraires, se lia au poète Mario Luzi qui l’introduisit à la pensée de Simone Weil, lui offrant en 1950 La pesanteur et la grâce, cette révélation décisive qui bouleversa à jamais son existence.

« Simone me rend tangible tout ce que je n’ose pas croire. Ainsi nous devons devenir l’idiot du village, nous devons devenir deux génies, elle et moi. Je sentais obscurément en quelque partie de moi-même que l’on pouvait devenir des génies (et non des personnes de talent) mais jusqu’à aujourd’hui, personne ne m’avait dit que c’était possible », expliqua Cristina à propos de cette découverte dans laquelle elle puisait force et matière à nourrir son mysticisme grandissant.
« Si je pouvais me rappeler toujours, toujours, toujours, la phrase de Simone Weil : 'nulle chose ne peut avoir pour destination ce qu’elle n’a pas pour origine'. Toute peur s’évanouirait pour toujours. »
Cristina s’attacha aussi à Ernst Bernhard, qui introduisit Jung en Italie, et à Roberto Calasso, élève de Elemire Zolla, l’homme de sa vie à venir. Elle traduisit William Carlos Williams, autre lumineuse étoile dans son firmament, auquel elle se lia d'amitié.

Mais le lien le plus puissant est celui qu’elle entretint à partir de l’automne 1952 avec Margherita Pieracci, sa chère Mita qui « ressemble à la laitière de Vermeer ». Une amitié essentielle, scellée par l'admiration commune de Simone Weil, et marquée par une époustouflante correspondance, de toute beauté, interrompue seulement par la mort de Vie en 1977.

En juin 1956, dans une lettre, elle lui avoua être « un peu en colère » à son égard « pour plusieurs raisons, et celle des lectures n’est pas la moindre. Un peu d’hygiène sentimentale, au nom du Ciel ! Les Anglais et les Russes, si vous avez envie de lire, ou les Français du XVIIIe siècle, jusqu’à Stendhal et pas au-delà. Et beaucoup de vers – de musique, veux-je dire. (J’espérais que vous vous passionneriez au moins un peu pour Eliot…) Je vous ai déjà dit que je pouvais accepter votre silence. Le comprendre m’est plus difficile. Je vous écrivais du fond de la mer Morte, du désert de Nitire, du noir Tartare. Je parlais de je ne sais quoi, mais je parlais. Au son de sa propre voix, on retrouve le sens des mesures, l’ampleur du monde où s’agite notre petite histoire. Je ne vous demande pas de me parler de vous : je vous demande de ne pas perdre la voix (c’est-à-dire le sens précis des choses : 'Et que le centre est ailleurs') …»

En outre, sa relation amoureuse avec Traverso se révélait de plus en plus tumultueuse et lui valut « dépression, avec désespoir, larmes, etc. », comme s'en inquiéta son père dans son journal.

Pourtant elle se refusait à blâmer son amant, même si elle le soupçonnait de vivre d'autres liaisons.
 «[…] la gloire d’être trahi. Moi je le fus pendant des années, par moi-même, évidemment, parce que personne d’autre ne peut vous trahir réellement. En effet, M. de Clèves n’est trahi ni par lui-même ni par Mme de Clèves. Vivant et mort, c’est lui qui gagne la partie. Il n’est d’amour vrai que partagé. Je pense que le mot trahison, il faut le réserver aux Arnolphe de Molière, aux marchands ou aux trafiquants d’amour. »
Et si leur amour s'étiola, il ne s'éteint jamais totalement, alimenté par une intime et féconde complicité littéraire jusqu’à la mort de Traverso en 1968. «[…]Tu vois, Vie, tu m’entrouvres chaque fois de nouvelles avenues, tu fais vibrer en moi la possibilité d’autres illusions, qu’une grande lassitude suffit ensuite à détruire », lui écrivit-il.

« Toute ma force, c’est ma solitude, ma façon de m’en aller seule dans ces lieux, la liberté comme un couteau entre les dents », admit-elle de son côté.

Et tandis qu’elle se séparait de Traverso, elle se rapprocha peu à peu de Luzi, « son grand amour et le seul de sa vie […] un amour impossible », affirma une autre intime la poétesse Margherita Dalmati, « la personne aimée avait toutes les qualités chantées par les poètes ; mais elle était libre et lui ne l’était pas ».

« Que jamais je ne veuille te demander de l’amour devrait être le vœu réciproque des amants, la formule sacramentelle des noces », clama Cristina avec ferveur.

« Elle connaissait la joie, je l’ai vue sur son visage, dans ses yeux. Le bonheur, c’est autre chose, un état durable que Cristina n’a jamais connu », déclara Luzi.

Le poète suisse Remo Fasani, qui lui avait fait découvrir La Divine Comédie, conservait d'elle le souvenir d'« une forte personnalité, un peu excessive. A la fois heureuse et malheureuse. Heureuse parce qu’elle avait une intelligence prodigieuse, malheureuse parce qu’elle visait trop haut ».

Sur les conseils du Maestro, subjugué par le talent de sa fille qu'il n'hésitait pas à élever au rang du sublime Rainer Maria  Rilke, Cristina avait fait paraître ses premières traductions, Conversations avec Sibelius de B. von Törne en 1943 et Une tasse de thé et autres nouvelles de Katherine Mansfield, l'année suivante.

A partir de 1951, elle participa à la création de la Posta letteraria du Corriere dell'Adda, où sont alors publiés Luzi, Giuseppe De Robertis, Piero Bigongiari, et plusieurs de ses premières traductions de textes de Emily Dickinson et de Simone Weil en italien.

Baldassare Castiglione - Hiver 1514-1515 - Raphaël
L'exigence, la pureté, la beauté, la perfection caractérisaient sa pensée et son oeuvre, quand un seul mot suffisait à les définir pour qui connaît la sprezzatura, concept-clé qu'elle devait à la lecture de Baldassare Castiglione dont elle fit sa devise  : « J’ai trouvé une règle […], fuir autant que l’on peut, et comme un âpre et périlleux écueil, l’affectation ; et, pour prononcer une parole nouvelle, user en toute chose d’une certaine sprezzatura, qui cache l’art et montre que ce que l’on fait et dit, est fait sans fatigue, et comme sans y penser. »

Elle n'avait de cesse d'écrire, comme elle respirait, elle écrivait encore, écrivait toujours, et souffrait tant quand sa santé venait s'y opposer.
 « Certaines fois, je ne sais comment résister, allongée pendant tant d'heures sans écrire, ni lire, sans dire un mot. »
Le coeur fragile et douloureux dans la poitrine, alors qu'elle s'efforçait de « travailler avec soin, un peu chaque jour, en pensant toujours, toujours à la beauté ».

Elle lisait et relisait des œuvres favorites, de tout son cœur, de toute son âme, dans lesquelles elle puisait sans se lasser les pièces de son intime quête. Il y a la Bible, « trésor inépuisable de ces jours de Passion », ou encore les lettres de Van Gogh à son frère Théo qui pouvaient lui tirer des larmes « une journée entière », et aussi T. E. Lawrence, dont « les Sept piliers de la sagesse, était le livre de chevet tant de S.W que d'Hofmannsthal [...] Simone appelle ce diable déchaîné ‘une espèce de saint’. »

« Cristina déposait dans sa mémoire comme dans un écrin les joyaux de ses lectures ; c’était des pierres précieuses que d’autres ne voyaient pas ou ne savaient pas apprécier », avait observé Luzi.

En 1956, elle publia son premier livre, un recueil de ses douze premiers poèmes, intitulé Passo d’Adio (Pas d’adieu), du nom que donnent les ballerines à l’examen qui clôt leur formation. Elle le signa Cristina Campo.

« La véritable difficulté, c’est que pour la comprendre il faut s’ouvrir au monde-autre dont on parlait. C’est exactement comme pour les mystiques que l’on ne comprend pas si l’on n’est pas disposé à vivre comme eux. Aussi, les rares personnes à qui elle s’adresse ne sont-elles pas les privilégiés de la culture mais les quelques personnes qui font passer la vérité avant tout », déclara Mita, l'amie chérie.
« Personne n’échappe au charme de ceux qui appartiennent au monde-autre. Cependant, pour que le rapport se maintienne, il faut vouloir les suivre dans ce monde ; peu importe combien de fois on trébuche, ce qui compte c’est de continuer à vouloir : le bien, disait Simone Weil, est une orientation de l’âme. »   
En juillet de cette même année, à Rome où Cristina Campo vivait depuis un an, la révélation mystique du style nu, du dépouillement absolu  lui pénétra le cœur alors qu’elle était en prière dans la petite église du Christ-Roi, avenue de Los Angeles.

Elle qui croyait « l’avoir toute dans le sang cette idée de style nu », après six années passées dans l’intense intimité textuelle de Simone Weil, elle conclut à la nécessité du « symbole concret pour saisir une idée comme on saisit un morceau de pain » en tant qu’« autre chose qui indique obliquement, et à une certaine heure propice... »

De la prière aussi, elle saisit autre chose qui l'éclaira à la faveur de l’étincelle jaillissant du propos du docteur Schlemmer:
 « C’est comme une longue respiration avant d’entrer dans la chambre du malade. »
« Partir de la tabula rasa d’un temps où l’on a tout perdu […] pour se rappeler que vraiment on a tout perdu, sauf la vérité qui habite en ce lieu – et que nous ne pourrons jamais retrouver sans nous être dépouillés de tout ornement – sans accepter l’anonyme, la nudité de ce temps qui est sa seule force. Ce n’est pas autrement que nous pourrons refermer ce cercle, renouer la fin de notre temps avec ce commencement perdu…» confia-t-elle à sa précieuse Mita, dans cette « véritable note, la note secrète » à peu près telle qu’elle « devrait être écrite ».

De l’origine scellée dans la finitude, en une éternelle et impérieuse alliance, comme « aux racines de la race, qui sont enfin l’autre bout du cercle, là où l’enfance interroge la mort », releva-t-elle à la lecture d’un passage de l’essai de Boris Pasternak sur Frédéric Chopin.

Elle n’était pas de celles qui aiment les enfants mais les observaient avec intérêt, les étudiait. L’enfance l’intriguait, elle ne l’avait guère côtoyée, elle la convoitait dans les contes de fées qui ne cessèrent de la fasciner.

Cette nécessité de dépouillement absolu, de style nu, la poétesse la rapprocha en une autre occasion de « la simplicité et [de] l’unité d’intentions de l’enfance » à laquelle il faudrait pouvoir revenir, de cette « totalité de but et d’attention qui rend l’enfant invincible Maître du Royaume des Cieux ».

A ses yeux, « le talent que nous avons, pour de nombreuses activités et des disciplines diverses, est une riche pâture pour le diable. »

Deux ans plus tard, elle affirma avoir revisité toutes les choses qu’elle savait avoir d’abord « jugé sévèrement », en vue de mieux réintégrer son centre - autrement dit « vie, attention, réponse, tentative de reconduire tout ce qui est possible vers la vie et la réponse à la vie, à partir de l’état de narcose qui enserre tout de plus en plus près » - ce centre dès lors plus « ferme et nécessaire » pour « ne pas laisser seul le malade en narcose, sans risquer de tomber dans la même anesthésie que lui. »

C’est « la noix d’or (…) qu’il faut écraser entre les dents au moment du danger suprême », celle des contes de fées…car « l’important, c’est de ne pas changer la pitié en complaisance. »

Cristina Campo - date et auteur non identifiés
Il n’existe que peu d’images de Cristina Campo, elle n’aimait guère être photographiée. Le Suisse Fasani avait en 1952 emporté d’elle un cliché. Elle en fut parcourue de frissons d’angoisse. Aussi préféra-t-elle lui en envoyer un autre qui lui convenait mieux pour le remplacer.

Subtilement altière, sa beauté rayonnait avec grâce, tout auréolée d’intelligence. Regard profond et sourire lointain offraient à son visage aux traits délicats un charme mystérieux, qui pourtant ne lui plaisait jamais sur les photographies qu’elle fuyait, car il y voyait un masque, un mensonge.

« Il arrive tant de choses dans l’étrange territoire qui se trouve entre l’âme et le corps. Entre ciel et terre, disait Shakespeare» , précisa-t-elle, se référant souvent à l’auteur anglais qu’elle admirait.

Elle publia un texte intitulé La pesanteur et la grâce dans Richard II, imaginant que « si elle n’était pas morte si tôt » Simone Weil aurait sans doute « écrit un petit essai » sur cette tragédie, « la plus silencieuse de toute l’œuvre de Shakespeare […] Une histoire racontée les yeux baissés, dirait-on, dans l’obscurité : en una noche oscura ». Zone de profond mystère. « Jamais je crois, la pesanteur et la grâce ne furent plus exactement contenues dans une représentation », pensait-elle.

En outre, elle méditait profondément sur « le destin des solitaires, des vagabonds » qui était aussi le sien, selon elle. « J’ai essayé d’accepter avec humilité mon destin de vagabonde qui ne sait trouver nulle part le repos » et « d’en faire peu à peu un devoir, une discipline intime ». Or, les déracinés déracinent, et non sans faire de mal.

Depuis toujours, elle était perçue dans la fragilité en raison de sa maladie cardiaque, sa « sinistre griffe », mais aussi dans la sensibilité exacerbée avec laquelle elle accueillait toute blessure. Mais selon Mita, « son intense et vibrante force vitale a été égale à sa vulnérabilité jusqu'à la dernière ou avant-dernière année, où elle céda brusquement», avant de mourir dans un silence assourdissant en 1977.

Elle avait collaboré régulièrement à un programme radio de la RAI, grâce à un appui de Traverso, ainsi qu’à quelques revues littéraires Paragone, Letteratura, l’Approdo, Il Punto et Il Mundo. Mais plus rarement. Si sûre de ce qu’elle livrait, elle ne supportait pas que ses textes puissent être retouchés. Elle avait recours à de multiples noms de plumes, outre celui de Cristina Campo, masculins le plus souvent, et invoquait à cela différentes raisons dont le respect du nom du Maestro. Elle n’éprouvait guère le désir de fréquenter les rédactions.

Cristina n’écrivait pas de littérature, affirmait qu’elle ne voulait pas paraître :
« La parole est un terrible danger, surtout pour ceux qui l’utilisent, et il est écrit que nous devrons rendre compte de chacune d’elles. » 
De fait, que l'on sache, elle n’écrivit jamais de romans, ni de nouvelles, ni de longs essais, seulement de brèves proses et de courts poèmes.

« Infiniment plus délicate et terrible est la présence de l’immense dans le petit que la dilatation du petit dans l’immense », croyait la poétesse, à la maîtrise parfaite et souveraine de la mesure. D’autant qu’à ses yeux, « en face de la réalité, l’imagination recule. L’attention, au contraire, la pénètre, directement et par le symbole. »

Il y a tant de choses qu’elle ne comprenait pas, disait-elle, tant de choses « qui d’un jour à l’autre changent de visage et de voix. Un jour tout nous est indifférent même la mort – les feuilles sont déjà rassemblées en tas, par terre – un autre jour la terreur de vivre s’ouvre comme un aster rouge. Et puis l’on connaît déjà tout, on sait plus ou moins ce qui adviendra ; et pourtant tout s’obscurcit et s’éclaire avec un désespoir toujours nouveau. »

L’écriture de poèmes, « ma seule tentative de comprendre et de supporter », avait-elle confié à Mita. Car son axe était autre. La jeune femme de plus en plus sensible aux causes perdues les épousait peu à peu, jusqu’à faire bientôt corps avec les victimes. Elle souffrit avec des mineurs à l’agonie après un terrible coup de grisou en août 1956.
« On me demande comment je vais. Je suis au fond de la mine de Marcinelle, un point c’est tout. »
A partir de l’automne 1956, elle entendit se consacrer aux sans langues. 


« Désormais rien d’autre ne me fait vivre – et c’est encore une vie derrière les barreaux de la liberté. Ce n’est que dans la maison de redressement, que dans l’asile de fous que je serais vraiment libre…»
Ce fut au point que parfois elle souhaitât vivre parmi les âmes en souffrance que sont les pauvres, les déshérités, les orphelins et surtout les malades psychiatriques qui en particulier, fascinée par tout ce qui a trait à l’esprit, l’interpellaient. 
 « Je dois donc aimer cette lame froide qui vint un jour s’encastrer dans les gonds de mon âme pour la maintenir bien ouverte aux paroles des sans langues – ce soir j’arrive à la voir comme une épée d’or. Peut-être que lorsque tout ce cri muet y aura pénétré et que je le connaîtrai au point de ne pas pouvoir me tromper (en leur posant la question d’Amfortas), Dieu voudra bien enlever l’épée, et me laisser un moment de silencieuse chaleur. » 
Cette épée est « la lame qui discerne du cœur les terribles intentions, les violentes hésitations ». Tout ce qu’elle gagnait à la RAI et grâce à ses publications dans les revues littéraires, elle le livrait désormais à la cause des sans langues.

« Je voudrais écrire certains vers que j’ai dans l’esprit depuis longtemps. Une sorte de Cantique des Cantiques à l’envers, écrivit-elle à Mita, ‘J’irai de par les places et les rues, je chercherai ceux que personne n’aime. […]’ Je voudrais l’écrire dans la langue la plus moderne, presque sur le rythme d’un blues, mais il faudrait que ce soit en même temps solennel et pur – et aussi quelque chose de terriblement vivant - comme un petit Goya. C’est le Cantique des sans langues […]»

Fresque de San Antonio de Florida (détail) - 1798 - Francisco Goya 
La peinture de Francisco Goya y Lucientes, et surtout les fresques de Saint-Antoine de la Floride à Madrid, furent « la chose la plus importante » qu’elle ait découverte en 1956, avait-elle déclaré, « une ronde de sans langues, mon poème déjà tout écrit. Goya avait compris les malheureux ; surtout le malheur hideux, à la fois grotesque et sinistre, dont les gens ont horreur ».

En 1957, le Russe Boris Pasternak devint le nouveau phare littéraire de Cristina Campo, celui qui à ses yeux, avec Simone Weil, offrait en termes les plus justes et absolus les définitions du beau et du bien. Il régna jusqu’en 1967, quand Fiodor Dostoïevski finit par remporter sa préférence.

« […] Ce qui au cours des siècles a élevé l’homme au-dessus de la bête et l’a porté si haut, ce n’est pas le bâton, c’est la musique : la force irréfutable de la vérité désarmée, l’attraction de son exemple », releva-t-elle dans Le Docteur Jivago qui résonna dans l’âme de Cristina tel un chant, sensible à la musique plus qu’à aucun autre art, symbole de beauté à l’état pur, de perfection divine.

La musique fut une évidence qui exclut tout le reste, qui imprégna toute son existence, jusque dans ses textes. Son écriture était mélodique, celle d’une musicienne. A son oreille, Mozart était celui « qui sait tout et dit tout » mais Chopin était son favori, il incarnait à merveille la sprezzatura, il œuvrait si « facilement, facilement ».

 Dans une lettre datée de septembre 1973 que Mita perçut comme un testament, Cristina lui demanda :
« Avez-vous L’Idiot sous la main ? Relisez le passage, dans le premier volume où Muichkine voit pour la première fois la photo de Nastasia, dans la maison d’Aglaé, je crois : ce visage qui exprime un orgueil infini et une innocence infinie, "beauté terrible, presque menaçante" ou quelque chose de ce genre. Là, il y a tout le sens de ce que je vous ai dit que je voudrais écrire un jour. Dost [oïevski] appelait les choses par leur nom et il est peut être le seul à l’avoir fait parmi les modernes. Et pourtant il a aussi dit, justement lui : "Mir spastët krasota", "la beauté sauvera le monde". Et Soljenitsyne a fondé sur ces trois mots son merveilleux discours d’Uppsala. »
Cette perception de l’identité du bien et du beau constitua l’unité fondamentale du cœur de Cristina, deux notions toujours alliées qui s’épousent dans l’harmonie, qui jamais ne s’opposent, comme l’âme et la chair jamais ne sont adversaires, au contraire elles demeurent solidaires.

A chaque étape de son destin, cette « beauté terrible, presque menaçante » fut pour Cristina l’essence et le signe de ce monde-autre, vers lequel elle se sentait appelée corps et âme, grâce auquel, et en dépit de la violente blessure infligée, elle fut en mesure d’appréhender le vide et les faillites de ce monde-ci, qu’elle éleva au rang divin du poème.

Aussi, la destruction de l’illusion fondamentale selon laquelle il est possible de se sentir pleinement satisfait dans ce monde constitua pour Cristina une progression vers le salut.
« Deux mondes et moi je viens de l’autre »
« Cristina croyait que la perfection existait et comme ceux qui l’ont cru, elle n’avait que faire de la perfectibilité. C’était cela et uniquement cela qu’il fallait viser, et ne se contenter de rien qui soit en dessous »,  expliqua le poète Mario Luzi.

Sur les ondes de la RAI où elle rendait compte de littérature et de poésie, elle eut besoin d’un collaborateur et se tourna alors vers Elemire Zolla, qui l’avait fortement marquée lors de leur rencontre en 1957. « Son intransigeance est un miracle qui me suffit », dit-elle.

Il avait trois ans de moins qu’elle et vibrait d’une grande érudition. Il était sur le point de se marier avec une poétesse qui les avait présentés l’un à l’autre.

Cristina fut fascinée par son intelligence, « éblouissante, de loin la plus remarquable » jamais rencontrée dans sa génération. Elle était en outre infiniment séduite par son insolence sans bornes. Ce qu’il écrit « plairait à Simone », avait-elle noté et puis « à 60 ans, [il] pourrait avoir le visage de Pasternak ».

Zolla était un brillant essayiste, le premier à introduire en Italie « la notion d’homme-masse et d’industrie culturelle » notamment dans son essai L’Eclipse de l’intellectuel publié en 1959. Il collabora à de nombreuses revues. Il écrivit aussi deux romans Minuetto all’inferno, une intrigue satanique qui parut en 1956 et Cecilia o la Disattenzione, en 1961, dont Cristina, dira qu’il ne pouvait « inspirer que de l’horreur. C’est le côté nocturne, saturnien de Zolla, celui de la narration. Il est clair que moi je choisis son côté spéculatif où, curieusement, il est mille fois plus humain ». 

Zolla, comme l’« archange fatigué par son perpétuel va-et-vient entre les sphères », venait de se marier sans conviction, choisissant de ne pas vivre sous le même toit que son épouse. A cette époque le divorce n’existait pas. Cristina et lui se virent une année durant en amis. «Puis a commencé la procédure de séparation entre ma femme et moi. Vittoria et moi étions un peu clandestins», se souvint-il.

« Un étrange rapport s’est établi entre nous, confia Zolla. En réalité, nous nous sentions parfaitement unis, mais nous faisions semblant de ne pas l’être. Nos lectures étaient différentes, d’une certaine façon opposées ; nous tenions pour acquis que de très vastes espaces mentaux nous séparaient. Puis on a considéré la chose avec plus de sérieux, on a laissé tomber les sujétions qui nous séparaient et la décision de vivre ensemble a presque été instantanée (…) Pendant une période extraordinaire, Cristina et moi avons vécu en nous révélant l’un à l’autre tout ce que nous avions découvert dans la vie. »

Cristina ne se résolut pas à quitter le toit familial mais imposa régulièrement la présence de son amant à ses parents dont elle s’occupa jusqu’à leur fin. Dès que ce Z arrive, « la paix est finie », se plaignait le Maestro qui ne l’aimait pas.

Pourtant, Zolla métamorphosa bellement l’existence de Vittoria. Elle fut heureuse de découvrir que l’on pouvait « accepter l’un de l’autre la partie inconnue, enfantine, blessée. La partie ténébreuse qui ne demande qu’à être libérée ».

Tous deux récusaient l’univers bourgeois, le «tueur de cygnes» dénoncé par Baudelaire qui domine et les cerne. Curieux, vifs, aux aguets, érudits, ils s’enrichissaient mutuellement et s’attiraient tels deux aimants par leurs pôles opposés. Complice, ils œuvraient souvent ensemble. Cristina, l’oreille absolue, apportait surtout à son écriture. « Zolla l’appréciait beaucoup plus qu’elle ne le savait, conta leur ami commun John Lindsay Opie. […] Un jour où je lui disais que j’avais lu un texte de Cristina Campo et que je cherchais à définir le style, il s’est arrêté et m’a dit : ‘Voici ce qu’il est : parfait. Cristina est la styliste la plus importante de notre demi-siècle italien’. Quand je le lui ai rapporté. Elle est restée bouche bée de surprise.»

Zolla lui ouvrit de nouvelles perspectives, la guida au sein des milieux littéraires de Rome et surtout, partagea avec elle la lecture des mystiques dont il préparait une anthologie qui parut en 1963. Y figurent John Donne et Saint-Jean de la Croix, dont naîtront des traductions signées Campo.

« Quand Vittoria, ou Cristina, si l’on veut, entrait dans son royaume, elle percevait la réalité avec une plénitude radicale de ce genre, que l’on peut éventuellement appeler magique. Il s’agissait de recueillir cette plénitude dans un style, mais dans le fond, elle était elle-même un style : limpide et frémissant, révolutionnaire. La page qui en sortait était d’une nouveauté déconcertante, comme une déclaration de vérité inattaquable, sans le moindre rapport avec le monde que l’on croit habituellement connaître. Cette incursion dans l’hyper-réalité et dans le style inexorable pouvait être à la fois rassurante et terrifiante pour Vittoria. Quoi qu’il en soit, elle n’était pas volontaire, elle arrivait parce qu’elle arrivait.», avait déclaré Zolla.

Avec la mort de ses parents à six mois d’intervalle en 1965, et après avoir quitté la maison familiale pour s’en aller nicher sur l’Aventin aux abords de l’abbaye Sant’Anselmo, le rapport de Cristina entre poésie et liturgie se métamorphosa pour ne faire plus qu’une, unies en une seule et même musique du monde-autre. Lentement, secrètement, elle s’achemina vers une profonde conversion, aux confins de la sainteté, et à laquelle Dieu la préparait amoureusement.

« Il m’avait donné Elemire. Il s’était surtout donné lui-même. Depuis un an, ces deux choses formaient, en un certain sens, une seule histoire », confia-t-elle à une proche Anna Bonetti.

Dans un essai, elle avait dit savoir que « l’étincelle peut jaillir d’un seul geste liturgique parfait ; quelqu’un s’est converti en voyant deux moines s’incliner profondément, ensemble, d’abord devant l’autel, puis l’un devant l’autre pour se retirer ensuite dans la profondeur du chœur. »

Elle passait désormais des heures dans les églises à prier, dans son abbaye Sant’Anselmo à célébrer les cérémonies grégoriennes, encore sur les traces de Simone Weil. En février 1966, face à la menace de réforme de la liturgie latine et du chant grégorien, Cristina s’engagea dans une lutte acharnée et fonda la société internationale Una Voce pour les défendre.

Elle adressa une pétition - signée par 37 intellectuels, dont Jorge Luis Borges, Jacques Maritain, François Mauriac - au pape Paul VI le suppliant de veiller à leur maintien dans les monastères. Et son appel fut pris en compte un temps. Elle fit un don suprême à Mita pour le Carême 1966, en lui confiant un important secret de mystique qu'elle venait de saisir  : 
« Je voudrais tant que vous découvriez dans le Bréviaire un secret qui ne s’est éclairci dans mon esprit que ces jours-ci : que c’est la prière qui fait tout et que l’homme n’est comme toujours qu’un vase en hupomonè, C’est la prière qui s’empare peu à peu de l’homme et non l’homme de la prière, c’est elle qui boit l’homme et s’en désaltère, et c’est seulement dans cette seconde instance que la chose est réciproque. L’expression "absorber par la prière" est littéralement exacte. La méthode, la constance nécessaires ont pour seul but de produire le vide qui rende possible cette absorption […]C’est la prière (opus Dei) qui veut être priée, c’est-à-dire nourrie par nous. »

Belinda et le monstre, Cristina de Stefano, traduit par Monique Baccelli (Ed. du Rocher, Biographie)
Lettres à Mita, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli, post-face de Marguerita Pieracci (Ed. Gallimard, L'Arpenteur)
La Noix d'Or, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli et Jean-Baptiste Para (Ed. Gallimard, L'Arpenteur)
Note sur la liturgie, in Entre deux mondes, Cristina Campo, traduit par Franck Quoëx (Ed. Ad Solem)
Le Tigre Absence, Cristina Campo, traduit par Monique Baccelli (Ed. Arfuyen)