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lundi 17 mai 2010

Caravage, l'alchimie du clair-obscur

Caravaggio (1621) - Ottavio Leoni


Peu après la mort de Caravage, survenue le 18 juillet 1610, Nicolas Poussin, en voyage à Rome, avait déclaré que le Lombard « était venu pour détruire la peinture». Préférons à l’idée de destruction évoquée par le peintre français, le sens de révolution, car Michelangelo Merisi dit (le) Caravage n’avait pas, en tout état de cause, détruit la peinture mais en avait bel et bien marqué le bouleversement radical et irréversible. Il en avait élargi l’horizon. L’œuvre du maître venait ni plus ni moins de faire émerger la peinture moderne.

La révolution de Caravage se situa à la fois dans le rôle inédit qu’il accorda à la lumière et dans la naissance d’un naturalisme narratif, sans doute inspiré de la commedia dell’arte, ce spectacle des rues que le peintre goûtait en particulier. Il avait rompu avec l’art de la Renaissance où l’homme demeurait la préoccupation absolue, et la lumière son strict faire-valoir.

Caravage, lui, avait désiré rendre grâce à la lumière qui, à ses yeux, saisissait et projetait toute la dimension du drame, en marquait le style. Il rejetait l’homme tel qu’il était alors souhaitable de le représenter. La Renaissance lui avait accordé le beau rôle, digne d’être admiré par l’aristocratie cultivée, riche et puissante, et surtout de lui renvoyer un reflet des plus flatteurs. Leur miroir déformait par trop la réalité aux yeux du Lombard qui la connaissait si bien qu’il avait délibérément choisi de la révéler telle qu’elle se présentait à lui. L’entre-choquement de la lumière et de l’ombre prenait ainsi une valeur d’autant plus symbolique que la technique dramatisait les scènes et transcendait le cœur du sujet. Le peintre replaçait l’homme dans sa plus humaine et humble condition, détruisait l’image narcissique de créature première, d’essence divine, pour le livrer à sa vérité, celle d’un être simple parmi les choses, soumis comme elles aux mêmes forces.

Caravage bouleversait l’école classique, scandalisait une clientèle aux goûts conservateurs qui fustigea sa conduite de l’art « aux confins de la laideur ». Son œuvre au noir effrayait autant qu’il fascinait tant il avait pris tournure de manifeste. Ce peintre au sang chaud qui n’était guère homme à laisser dicter sa conduite, s’était exprimé avec impertinence et détermination dans son art, avec véhémence et violence dans la vie. Il fut un être extrême et double. Son âme seule, d’une ténébreuse mélancolie, abreuvait sa palette. Caravage était en soi le clair-obscur.

« Il était mat et avait les yeux sombres, les cils et les cheveux noirs. Il s’était naturellement révélé être le même aussi dans sa peinture. La manière de ses coloris du début, doux et purs, fut ce qu’il fit de meilleur […] Mais il vira ensuite à cet autre manière ténébreuse, qui le séduisit par son tempérament, puisqu’il était lui-même tourmenté et querelleur dans sa conduite », jugeait en 1672 Giovanni Pietro Bellori, l’historien et critique d’art, dans un ouvrage intitulé Vies des peintres, sculpteurs et architectes modernes. Le chapitre qu’il consacra à Caravage, constitue une des plus anciennes et principales sources biographiques du maître doublée d’une recension peu amène de son œuvre.

Dès la première ligne de la biographie, l’habile Bellori, ardent défenseur de la beauté classique, décochait une flèche contre le naturalisme du peintre le comparant au sculpteur grec Démétrius, « si soucieux de la ressemblance qu'il se plut davantage à l'imitation qu'à la beauté des choses ». Le critique jugeait en outre qu’à l’instar du Grec, Caravage « ne reconnut aucun autre maître que le modèle ; faisant fi de l’élection des plus belles figures de la nature, et c’est étrange à dire, mais il semble qu’il ait cherché à transcender l’art, sans art. »

Comme tant d’autres, Bellori reprochait au Caravage - auquel il reconnaissait toutefois certaines qualités – d’avoir entraîné l’art de la peinture sur la dangereuse pente de la corruption. Le Lombard, selon lui, « avait largement intensifié les zones sombres et épaisses, usant d’une quantité considérable de noir pour donner du relief aux formes. Il avait poussé si loin cette manière de peindre qu’il n’exposa jamais ses modèles à lumière du jour ; au contraire il trouva le moyen de les installer dans la pénombre d’une pièce close pour les exposer sous une source de lumière placée en hauteur qui plongeait directement sur la principale partie du corps, laissant le reste dans l’ombre afin de gagner en puissance dans le choc de la clarté et de l’obscurité. Dès lors les peintres de Rome furent conquis par cette nouveauté, et les jeunes en particulier le vénérèrent et le louèrent comme seul et unique imitateur de la nature ; considérant ses œuvres tels des miracles, ils rivalisaient pour se réclamer de lui, dénudant leurs modèles et surélevant leurs lumières ; ainsi à copier la vie, chacun avait désormais trouvé un maître ainsi que des modèles sur la place publique et dans les rues, sans plus prendre peine à l’étude ni à l’enseignement. Et tandis que cette méthode séduisait ces derniers, les peintres plus anciens, habitués à la pratique artistique, écœurés par cette nouvelle approche de la nature, n’ayant de cesse de dénoncer Caravage et sa manière, répandaient qu’il ne savait pas comment s’extraire de son cellier, et que dans sa pauvreté d’invention et de dessin, dénué de décorum et d’art, il peignait tous ses sujets sous une unique lumière, sur un seul et même plan, sans aucun dégradé. De telles accusations cependant ne freinèrent en rien la propagation de sa renommée. » 

Son cas était également discuté en France, comme à l'Académie royale de peinture et de sculpture où le 9 février 1669, le peintre Sébastien Bourdon, qui avait étudié l’œuvre du Lombard à Rome en 1634, avait expliqué que « Caravage s'est vu applaudi parce qu'avant lui aucun peintre n'avait représenté avec autant de vérité des lumières qui, perçant dans des lieux obscurs et ténébreux et y tombant à plomb sur les corps qu'elles y rencontrent, produisent sur ces objets de grandes ombres et de grands clairs qui les font paraître avec une force, une vigueur et un relief surprenants. […] Depuis cette acquisition nuisible, ce maître appauvri n'a plus su peindre des figures en plein air et n'a pas même cru qu'on le dût faire. »

En effet, de son vivant, le Lombard avait fait tant d’émules qu’il était déjà célébré partout en Europe, reconnu parmi les plus grands maîtres de la peinture italienne, et bientôt les critiques et les historiens le hissèrent au rang illustre des Leonardo, Giotto, Michelangelo et Raphael, en le nommant tout simplement Caravaggio, du nom du village des origines familiales.

Michelangelo Mérisi était né en 1571 à Milan, une région où l’influence du peintre Arcimboldi était importante. Son père était un bourgeois jouissant d’une bonne réputation et de la protection d’un aristocrate de sa région natale, le marquis de Caravage dont il était l’intendant. D’où ce surnom qui distingua par la suite le peintre de son illustre prédécesseur Michelangelo di Lodovico Buonarroti Simoni.

Vraisemblablement, Caravage était allé à l’école primaire. Il savait écrire, était un homme instruit, confirment les historiens d’art. Pourtant il n’aura laissé aucune trace écrite, à l’exception de rares autographes. Le 6 avril 1584, à l’âge de onze ans, il était entré en apprentissage dans l'atelier du peintre milanais Simone Peterzano auprès duquel il resta quatre années à apprendre les fondements du dessin, de la fresque et de la peinture à l’huile. Il assimila la peinture lombarde, se confronta au naturalisme des Campi, étudia la rigueur réformiste de Giovanni Ambrogio Figino, et les influences vénitiennes fondamentales transmises par son maître dont la propre influence marquera peu son œuvre, à l’exception de certaines idées de composition. Au contraire, ses premières toiles révèleront le rejet absolu du maniérisme de Peterzano.

Dès ses premières œuvres exécutées entre 1593 et 1595, période de ses débuts à Rome où vraisemblablement il s’était installé en 1592, Caravage se distingua du courant, défiant déjà la suprématie du canon artistique. Sans doute fort bien recommandé, il travaillait auprès du jeune maître Giuseppe Cesari, de trois ans son aîné, dit le Cavalier d’Arpin, le peintre alors le plus en vogue de Rome pratiquant une forme de maniérisme réformé.

L’Autoportrait en Bacchus (malade), le Jeune garçon mordu par un lézard, le Jeune garçon portant une corbeille de fruits, le Jeune garçon pelant un fruit, virent le jour dans l’atelier de Cesari. Caravage, dans ces tableaux, introduisait une nouveauté essentielle en accordant autant de présence au jeune homme qu’à la nature morte, placés sur le même plan. Le naturalisme narratif et la gestuelle singulière de ces jeunes hommes frappèrent les critiques de l’époque. De nos jours, historiens et chercheurs continuent d’explorer la teneur de ces toiles, avides d'en dévoiler les sens cachés, en quête de secrètes métaphores, d’évocations ésotériques ou érotiques. Certains émettent la thèse étonnante que Caravage avait là conçu en vérité des allégories de la rédemption chrétienne.

Jeune garçon mordu par un lézard (1593-1595 - Caravage)
 Pourtant, à première vue, la sensualité des poses efféminées de ces jeunes gens, la nudité des torses ou épaules, leurs regards lascif, langoureux, effarouché ou absorbé, confrontés à l'abondance de fruits, raisins, pêches, poires, abricots, fleur à l'oreille ou couronne tressée de feuilles de lierre évoquent davantage l’invitation à un festin païen et orgiaque en préparation qui serait offert plus tard sous les auspices de Bacchus (1597). Installé à la place d’honneur du banquet, le jeune dieu du vin et de la fertilité, visage poupin cerné de boucles de jais, couronné de grappes de raisins et de feuilles de vigne aux tons d’automne, présente une moue de lèvres charnues et sensuelles, un teint au velouté de pêche sur ses joues rondes. Maître de la fête, il tient à disposition du vin d’un rouge profond dans une carafe de cristal d’une subtile transparence qui saisit si bien la lumière que le visage du peintre lui-même vient à s’y réfléchir. Au-dessus de fruits trop mûrs débordant d’une corbeille ornée de feuilles de figuier, une coupe de vin, frémissant, tendue au bout de ses doigts dodus aux ongles d’une saleté attendrissante, la jeune divinité, à la carnation lumineuse et provocante, intime d’un regard, noir et doux à la fois, d’accepter le don en une promesse d’amour et d’ivresse. De fait, de la main droite, il joue avec la ganse noire de sa ceinture, prêt à dénouer tout entier son vêtement qui ne couvre déjà plus qu’une moitié de son corps androgyne.

Ici, Caravage révélait surtout un intérêt personnel pour la mythologie déjà familière et amplement nourri par la collection d’antiquités de son nouvel employeur le cardinal del Monte, représentant du Grand Duc de Toscane à Rome, qui lui assura à partir de 1595 une puissante protection, l’invitant à prendre ses quartiers dans sa prestigieuse résidence. Le peintre y vécut jusqu’en 1600 environ.

L'artiste tirait son inspiration de sa fréquentation et son observation des quartiers populaires de la ville où il aimait s'encanailler. Le Flamand Karel Van Mander, en voyage à Rome, écrivit en 1604 : « Ce Michelangelo […] ne se consacre pas constamment à son art, ainsi après avoir travaillé deux semaines, il se rue dehors pour deux bons mois, l’épée à la taille, son serviteur à sa suite, allant d’un terrain de jeu de paume à l’autre, toujours enclin à la dispute et la bagarre, si bien qu’il est impossible de s’entendre avec lui. »

En effet, un document de justice daté du 3 mai 1598 fait état de l’arrestation de Michelangelo Merisi pour port illégal de l’épée qui n’eut guère de conséquences, le nom du cardinal del Monte lui garantissait la protection du statut supérieur. Mais il y eut bien d’autres arrestations y compris pour agression, certaines donnèrent lieu à des procès.

« Aussi occupé fut-il par la peinture, Caravage ne put cependant en aucune façon laisser de côté ses inclinations. Et après avoir passé quelques heures du jour à peindre, il s’en allait arpenter la ville, l’épée au côté, à exhiber son adresse avec les armes, à afficher son goût de tout, à l’exception de la peinture », avait surenchéri Bellori dans sa biographie.

Le critique achevait de noircir son portrait en affirmant que Caravage « était extrêmement négligent à l’égard de la propreté et pendant des années, il avait pris ses repas sur la toile d’un portrait, s’en servant de nappe matin et soir ». Selon le biographe, il portait « des habits raffinés et des velours », mais « il ne les ôtait plus jusqu’à ce qu’ils tombent en lambeaux ».

La déposition d’un témoin dans le cadre d’une enquête criminelle portant sur un duel auquel Caravage avait assisté à l’été 1597, donne du peintre une description précise qui ne manque pas de rappeler celle de Bellori et le portrait que fit de lui Ottavio Leoni: 
« Un vigoureux homme jeune de vingt à vingt-cinq ans, trapu, avec une barbe noire en broussaille, des sourcils épais et des yeux sombres, qui porte un habit noir assez débraillé, une paire de chaussures noires assez déchirées dont la tête est couverte de longs cheveux noirs retombant en avant. »
Il fut sans doute le premier en peinture à percevoir que la dimension autobiographique constituait une voie narrative sûre et favorable à la transmission universelle de son expérience esthétique et morale. Il avait été témoin ou acteur lui-même de scènes de rue ou de tripots qu'il rapporta dans la Diseuse de bonne aventure (1596-97) et les Tricheurs (1594) où la ruse et l'innocence s'affrontent en un jeu subtil et pervers de séduction et de pouvoir. Tous deux, lumineux et irisés, sont encore dépourvus des ombres qui croîtront par la suite.

Pour les Tricheurs, « il adopte […] une palette lombarde de rouge bourgogne et d’ocres » souligne l’historienne d’art, experte de Caravage, Catherine Puglisi. Il y combine « des procédés de composition en trompe l’œil, il confère aux personnages une matérialité pour ainsi dire palpable et en tout cas sans précédent », observe-t-elle. C'est cette toile qui lui valut la cruciale attention du cardinal del Monte, un passionné de musique, de beaux-arts et de sciences, qui l’acheta et l'appela aussitôt à entrer à son service.

Par le biais du Cardinal, le Caravage était désormais au contact de toute une communauté d’artistes et de puissants personnages mais aussi de savants s'intéressant, entre autres, à l'optique et l'alchimie.

Caravage qui était naturellement doué d'un talent singulier de la mise en scène, l’aurait renforcé grâce à une technique nouvelle, la camera oscura, à laquelle il aurait été initié par le physicien napolitain Giovanni Battista Della Porta, une relation du Cardinal del Ponte, par ailleurs ami de Galilée.

Il s'agit en tout cas de la thèse fascinante et en tous points pertinente que défend la restauratrice et historienne d’art italienne Roberta Lapucci de la prestigieuse école américaine d'art de Florence (Saci). A en croire ses travaux, corroborés en quelque sorte par la biographie de Bellori, Caravage œuvrait dans une chambre noire où il plaçait ses modèles - éclairés d’une lumière pénétrant par un trou dans le plafond - dont il projetait l’image captée par le biais d'une lentille et d'un miroir sur la toile enduite, au préalable, d'une préparation composée de différents éléments sensibles à la lumière et permettant de la fixer. Ensuite, plongé dans l’obscurité, le maître peignait son ébauche sur l'image projetée, usant d'un mélange de blanc de céruse et d'éléments chimiques et de minéraux visibles dans le noir. Roberta Lapucci émet l'hypothèse qu'il se servait d'une poudre photo-luminescente obtenue à partir de lucioles concassées, utilisée à l'époque pour les effets spéciaux de la commedia dell'arte.

Telle technique serait le secret fondement de l'incomparable clair-obscur des tableaux de Caravage, et de la lumière photographique qui les caractérise. Le Caravage aurait ainsi été le premier peintre à se servir de la camera oscura. De nombreux historiens d'art se sont élevés contre la théorie de Roberta Rapucci en raison de preuves insuffisantes et de crainte que son génie s’en trouve entaché de soupçons d’imposture. Mais pour convaincre qu'il se servait de projections comme dessins préparatoires, la chercheuse argue du fait que Caravage n’avait pas produit d'études et exécutait ses toiles à une vitesse record. Elle avance en outre judicieusement qu' « un nombre anormal de ses modèles étaient gauchers » que seule la projection de l'image inversée sur la toile, les lentilles de l'époque ne permettant pas de la projeter à l'endroit, saurait justifier. Pour l’heure, cette prometteuse piste reste ouverte et bien sûr, à suivre.

L’entrée au service du cardinal Del Monte marquait un tournant décisif dans la carrière du peintre, tant en termes de confort matériel que d’exploration artistique et intellectuelle. Cette nouvelle position, très en vue, lui valait en outre des commandes immédiates d’autres collectionneurs de renom qu’il restait libre d’honorer.

Bacchus (1597 - Caravage)
 Après Bacchus, il composa bientôt une série de toiles allégoriques également destinée à la collection particulière de son protecteur mélomane, intitulée Musica, où se distinguent les mélancoliques et sensuels Joueur de Luth et Musiciens (1595) en raison d’un travail particulier et inédit chez lui sur l’espace et les perspectives, visités par de précises réflexions d’ombre et de lumière.

En outre, « L’ambivalence sexuelle des modèles masculins est venue remettre au centre du débat la question de l’homosexualité latente ou supposée du peintre », et celle du prélat, note Catherine Puglisi, précisant toutefois que la beauté androgyne des personnages renvoie plus certainement à des associations classiques.

Il exécuta encore pour del Monte son impérieuse et peu conventionnelle Sainte Catherine d’Alexandrie (1599), une des pièces maîtresses de sa collection, l’audacieuse scène de Judith et Holopherne (1599) pour le banquier Ottavio Costa, et la saisissante Conversion de Marie-Madeleine (1598-1599) pour la famille Aldobrandini, où la présence d’un miroir convexe ou « miroir de sorcière » n’aura manqué d’interpeller la chercheuse Roberta Rapucci. Caravage avait en parallèle réalisé sur un bouclier en bois la terrifiante Tête de Méduse (1598) décapitée, inspirée d’un passage des Métamorphoses d’Ovide et de ses propres traits étudiés dans un miroir. Le prélat la lui avait commandé afin d’en faire présent au Grand Duc Ferdinand de Médicis. 

Entre 1599 et 1600, le peintre consacra son énergie à peindre l’unique fresque de sa carrière, mais exécutée à l’huile, sur les plafonds du mystérieux laboratoire alchimique du cardinal au sein de la villa Porta Pinciana. Elle dépeint Jupiter, Neptune et Platon autour du globe terrestre qui personnifient les éléments air, eau et terre et symbolisent le processus ultime de transformation de la matière élaborant le Grand Oeuvre alchimique.

A partir de 1600, orée de sa trentième année, Caravage œuvra, de façon quasi-exclusive, à la peinture de dévotion. Sans compter de multiples commandes privées, en l’espace de sept années, le maître honora six grandes commandes publiques pour différentes églises de Rome qui ne cessaient d’affluer en dépit de ses visions transgressives, empreintes d’effronterie. Il délivra, entre autres, le Crucifiement de saint Pierre et la Conversion de Saint Paul (1601) à l'église Santa Maria del Popolo, la Mise au tombeau (1602-1604) à la chapelle Vittrice de Santa Maria in Valicella, La Madone des Palefreniers (1605-1606) à la basilique Saint-Pierre et la Mort de la Vierge (1601-1603) à Santa Maria della Scala, la Madone des Palefreniers (1605-1606) et la Madone de Lorette ou Vierge aux Pélerins (1603-1606).

De cette dernière qui fut mal accueilli par son commanditaire mais littéralement acclamé par le public, le peintre Baglione, contemporain et rival de Caravage déclara, non sans amertume : 
«  Il fit une Madone de Lorette d’après nature, avec deux pèlerins, un homme aux pieds boueux, et une femme à la coiffe sale. Ce tableau tout insoucieux de la dignité que doit avoir une grande peinture, suscita un enthousiasme populaire et bruyant. »
Mais Caravage ne défrayait pas seulement la chronique artistique et mondaine, son nom apparaissait de façon récurrente dans les affaires judiciaires, incarcéré à plusieurs reprises, toujours pour port d’arme illégal ou agressions, il était impliqué dans un nombre croissant de procès. Il trouvait le temps de multiplier ses frasques, toujours prompt à provoquer, insulter et se battre, et de satisfaire ses inclinations de mauvais garçon au goût indéfectible pour le jeu, l’alcool et les prostituées dans la fréquentation constante des tavernes et des bas-fonds, où d’ailleurs il trouvait les modèles de ses tableaux religieux, aux figures empreintes de paradoxes sulfureux et provocants. 

Si Maurizio Calvezi, historien d’art et président du comité italien des célébrations du quatrième centenaire de la mort de Caravage, le croit influencé par la réforme catholique, un autre historien d’art Fernando Bologna le considère, lui, comme un libertin quasi hérétique qui vécut en conflit avec la hiérarchie ecclésiastique.

En effet, Caravage oscillait perpétuellement entre la transgression morale, accentuant la dissolution de sa vie privée et la quête de rédemption, transparaissant dans son œuvre de dévotion. L’intervention de ses puissants protecteurs, amoureux de son art au sommet de sa gloire romaine, lui évitèrent bien des peines, il s’en sortait toujours relativement indemne et pouvait se compromettre à nouveau jusqu’au jour du 28 mai 1606 où il commit l’acte d’une gravité irréparable qui scella son destin : le meurtre de Ranuccio Tomassoni.

Sa tête mise à prix, il n’eut d’autre choix que la fuite et l’exil et amorça sa cavale qui le conduisit d’abord à Naples où il trouva refuge auprès du Duc Don Marzio Colonna, de la famille du marquis de Caravaggio, laquelle le protégea dans toutes les circonstances et tout au long de son existence.

En 1607, le peintre rejoint Malte, où il travailla pour le Grand Maître Alof de Wignacourt, dont il réalisa deux portraits. Pour la cathédrale Saint Jean de La Valette, le maître peignit deux de ses plus beaux chefs-d'œuvre, Saint Jérôme pour la chapelle de la Nation italienne, et la Décollation de saint Jean-Baptiste, l’unique pièce qu’il ait jamais signée et dans laquelle, il aura « déployé toute la force de son pinceau » selon les mots de Bellori. Caravage sembla s’être racheté une conduite, il avait même été sacré chevalier de l’Ordre souverain de Malte. Mais l’état de grâce ne dura que quelques mois seulement. Début octobre 1608, il fut jeté au cachot. Le motif de son incarcération demeure un mystère, même si Bellori et Baglione rapportèrent, sans plus de détails, qu’il aurait insulté un chevalier de justice et provoqué un duel ce que les règles de l’Ordre interdisaient strictement sous peine d’excommunication et d’emprisonnement. Le 6 octobre, Caravage était parvenu à s’évader « à l’aide de corde », selon l’enquête criminelle de l’époque, et très certainement après avoir bénéficié de la complicité d’influents personnages. Jugé « comme un membre pourri et fétide », le peintre fut bien entendu déchu de l'Ordre.

Le maître avait renoué avec l’errance et trouvé un refuge hospitalier et temporaire à Syracuse d’autant qu’il s'était présenté en membre de l’Ordre, selon Catherine Puglisi. Il se lança dans l’exécution d’une « série de retables qui allaient être les dernières grandes œuvres de sa carrière », au nombre desquelles figurent les Funérailles de sainte Lucie, la Résurrection de Lazare et l'Adoration des bergers, et la Nativité avec saint Laurent et saint François.

En 1609, le Caravage avait regagné Naples, dans l’espoir de pouvoir bientôt retrouver Rome, après avoir sollicité la grâce du pape. Dans l’attente, il peignait sans relâche et, de ce nouvel exil napolitain surgirent, entre autres, l'Annonciation de NancySaint Jean-Baptiste, et surtout David exhibant la tête tranchée de Goliath, auquel il offrit ses traits, symbolisant sa propre condamnation et par là, l’image de sa repentance même.

Enfin, en 1610, informé que sa grâce ne devait plus tarder à lui être accordée, il décida de prendre les devants et entama son voyage en direction de Rome. Mais faisant route, Caravage, atteint de paludisme, dut être hospitalisé, où seul et abandonné de tous, le 18 juillet, la mort vint l’emporter. Sa fin fut rapportée dans un laconique entrefilet de L’Avviso, le 31 juillet suivant : 
« Michel-Ange de Caravage, peintre célèbre, est mort à Porto Ercole, tandis qu’il revenait de Naples à Rome par la grâce de Sa Sainteté qui l’avait relevé du bannissement. »
A cette funeste nouvelle, Baglione lança une dernière pique posthume à Caravage :
« Il mourut misérablement, tel qu’il avait vécu. »
Caravage, Catherine Puglisi (Ed.Phaidon)
Caravaggio, catalogue de l'exposition de Rome, édité par Claudio Strinati (Ed. Skira)
The lives of the modern painters, sculptors and architects, Giovan Pietro Bellori (Ed.Cambridge University press)
Caravaggio, A light in the shadows, Roy Doliner (Ed. Ded'A)