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mercredi 18 juin 2008

Malraux, l'art, sanctuaire de l'Insaisissable


Banteay Srei - 2000 - John Mc Dermott
« Comprendre notre relation avec l’art, aujourd’hui, c’est comprendre que par lui, et par lui seul, la présence des bouquetins (du Roc-de-Sers), semblable à celle des vivants, est radicalement distincte de celle du silex, comme celle des squelettes, même si le silex change le cours de la préhistoire […] car les œuvres d’art sont les seuls «objets» sur lesquels s’exerce la métamorphose. Pas les meubles, pas les bijoux - pas les silex. C’est même, peut-être, une de leurs définitions. La présence, dans la vie, de ce qui devrait appartenir à la mort […]»

La Tête d’obsidienne, André Malraux (Ed. Gallimard, La Pléiade)

« L'humanisme, ce n'est pas dire : "Ce que j'ai fait, aucun animal ne l'aurait fait", c'est dire : "Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête", et nous voulons retrouver l'homme partout où nous avons trouvé ce qui l'écrase. Sans doute, pour un croyant, ce long dialogue des métamorphoses et des résurrections s'unit-il en une voix divine, car l'homme ne devient homme que dans la poursuite de sa part la plus haute ; mais il est beau que l'animal qui sait qu'il doit mourir arrache à l'ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu'il le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues. Dans le soir où dessine encore Rembrandt, toutes les ombres illustres, et celles des dessinateurs des cavernes, suivent du regard la main hésitante qui prépare leur nouvelle survie ou leur nouveau sommeil... Et cette main, dont les millénaires accompagnent le tremblement dans le crépuscule, tremble d'une des formes secrètes, et les plus hautes, de la force et de l'honneur d'être homme. »

Ecrits sur l'Art, André Malraux (Ed. Gallimard, La Pléiade)

Né avec l’Homme, l’Art donne forme à ses dieux et démons, ses désirs et angoisses, ses espérances et désillusions. « Magiques, cosmiques, sacrées ou religieuses, les grandes œuvres nous atteignent du fond du passé» ainsi l’exprimait selon son âme André Malraux (1901 -1976), un des plus grands romanciers et théoriciens de l’Art du XXe siècle.

L’Art fut la préoccupation de toute son existence, au cœur de toute son œuvre, amorcée dès ses plus tendres années. Il fut un adolescent fort épris de littérature et publiera à 20 ans ses premiers poèmes en prose. Lors de ses célèbres et tumultueuses aventures au Cambodge, alors à peine âgé de 22 ans, ce sont les mystères de l’art khmer qui s’exprimaient dans chaque ciselure des bas-reliefs du sanctuaire des femmes de Banteay Srei, la mémoire et le génie humains que renfermaient ces trésors sculptés le long de La Voie royale, que le futur ministre français des Affaires culturelles convoitait au péril de sa vie et de sa réputation, bravant l’hostilité de la jungle luxuriante et les lois dont n’étaient pas affranchies les colonies.

Telle une tête brûlée certes, il affirmait ainsi un goût fort prononcé de l’aventure et du romanesque mêlé à une violente passion de l’art, jamais démentie. En Indochine, où il fonda un journal d’opposition au pouvoir colonial, s’annonçait aussi le Malraux résolument et courageusement engagé, humaniste de combat, infiniment vivant et romanesque, qui bâtissait son œuvre, jalonnait déjà sa propre légende, de La tentation de l’Occident à La métamorphose des Dieux.

De ses quelques années passées en Orient, il rapportera des romans d'aventures et de guerre plus tard de son engagement en Espagne, comme autant de miroirs de ses préoccupations politiques, teintés de méditations métaphysiques et éthiques, reflets de ses expériences personnelles d’où jaillit toujours la même problématique qui le hante, celle du destin de l’homme irrémédiablement «voué à la pourriture», abandonné de Dieu, La Condition humaine.

Dans Imaginaire, Rêve, Fantastique, Roger Caillois relevait que dans les romans, «le trésor est pour ainsi dire remis en jeu et il passe de nouveau aux mains du plus habile. Pour celui-ci, il est un gage de fortune, plutôt que la fortune même : on n’a jamais vu un héros dépenser le trésor qu’il avait découvert. C’est la garantie de son destin exceptionnel, non pas une sorte de compte courant».

L’Art, pour Malraux, c’était le trésor, la garantie de cet anti-destin, l’antidote contre «la condition humaine telle qu’elle est, et elle est en définitive soumise», qui «arrache l’homme à la mort et le rend moins esclave».

Cette condition de l’homme, Malraux a choisi de la nommer la Création et à ce monde de la Création, il opposera un autre monde, celui de l’Art où le rapport fondamental écarte idéalement toute forme de soumission, car il naît «de la fascination de l’Insaisissable, du refus de copier des spectacles, de la volonté d’arracher les formes au monde que l’homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne. Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux.»

Arguant que « l’homme ne peut pas ne pas poser l’Insaisissable», cet ensemble de choses que nous sommes amenés à connaître, que nous ne possédons pas et dont fait partie la mort, Malraux conclut que « tous les grands arts ont été la transformation des formes de l’illusion en formes accordées à l’Insaisissable.(…)La métamorphose est là.»

Dans le monde de l’art, les données sont mues par autre chose, et pourtant ce quelque chose d’autre appartient encore à l’être humain, cette autre chose est le reflet du monde que veut l’homme, qui lui ressemble et lui échappe.
«Ce monde là n’est pas soumis à la mort puisque les œuvres sont vivantes (…) nous dit Malraux, le fond de la question est celui-là : il y a la valeur de l’art parce qu’il y a une civilisation qui, n’ayant pas de valeurs, est soumise au fait informe ; en face il y a quelque chose qui, bon ou mauvais, aura été le monde de l’homme.»

Malraux, «cet agnostique fut le dernier religieux dans un monde d’incrédules», avait estimé Régis Debray peu après sa disparition. En effet, tout agnostique qu’il fut, cet homme exceptionnel a dû se confronter à Dieu, au sacré, à la foi, à l’irréel à chaque seconde de sa longue et intime histoire d’amour avec l'art.Mais sans doute aussi dans les instants tragiques où bien des êtres qu’il aimait lui furent ravis par la mort.

 «"Comprendre une œuvre" n'est pas une expression moins confuse que "comprendre un homme"». 

Two monks in a sunlit dorway - 2000 - John Mc Dermott
  
Malraux avait été touché de près par la grande faucheuse dès son plus jeune âge, alors qu’elle s’était emparée de son petit frère, encore un nourrisson. Il était devenu enfant unique. Adolescent, il avait été fort choqué par la fin épouvantable d’un de ses grands-pères. Plus tard, Josette Clotis, la mère de ses enfants, en 1944, mourut en glissant accidentellement sous un train. A la même période, un de ses demi-frères fut fusillé par les Allemands. L'autre, arrêté et torturé, disparut en déportation. Et puis en 1961, il traversera la plus grave tragédie de son existence, frappé de plein fouet dans sa chair avec la mort simultanée de ses deux fils, dans un accident de voiture.
  
Alors, oui, la mort le hantait, certainement. Et il l’affrontera, la mettra plus que jamais au défi par le biais de son art, la littérature. «Rien ne donne une vie plus corrosive à l'idée de destin que les grands styles, dont l'évolution et les métamorphoses semblent les longues cicatrices du passage de la fatalité sur la terre.» 

« Toute mort change une vie en destin et ces véhémentes hypothèses de mort méritent l’attention. Elles révèlent ce qu’ont pressenti ou proclamé les maîtres de ce siècle, que si la peinture cessait d’affronter la mort, la mort ne tarderait pas à domestiquer ce qu’ils avaient appelé la peinture, et à en faire une peinture viagère, avec laquelle s’effondrerait tout le passé du monde, comme les vastes plans du palais soufflés par les bombardements. Notre civilisation, la plus puissante qu’ait connue l’humanité est la première à ignorer les valeurs suprêmes et commence à savoir qu’elle les ignore. Mais cette civilisation, la première aussi à n’avoir pas été capable d’inventer ni un temple, ni un tombeau, a du moins été capable d’inventer le premier musée imaginaire, pour contraindre ses artistes vivants à découvrir des formes et des couleurs inconnues, rivales de celles qu’ils ressuscitaient chez les morts. »


Banteay Srei - 2000 - John Mc Dermott

Dans le système de pensée malrucienne, la donnée magique de l’art prend ainsi une dimension toute particulière et fondamentale puisqu’elle va nourrir sa théorie du Musée imaginaire désormais ouvert – musée sans murs, « expression d'une aventure humaine, l'immense éventail des formes inventées » – qui va pousser « à l’extrême l’incomplète confrontation imposée par les vrais musées », et enseigner que l’Art est «une résurrection colossale puisqu’il est une résurrection de la sculpture et d’un passé assez profond qu’on ne pouvait pas voir […]»

Selon Malraux, Francisco Goya avait pressenti l’Art moderne mais la peinture n’était « pas à ses yeux la valeur suprême ». L’œuvre du peintre espagnol, « crie l’angoisse de l’homme abandonné de Dieu. Son apparent pittoresque, jamais gratuit, se relie, comme le grand art chrétien à la foi, à des sentiments collectifs millénaires, que l’art moderne entendra ignorer […] Son fantastique ne vient pas des albums de caprices italiens, mais du fond de la peur. Comme Young, comme la plupart des poètes préromantiques, mais avec génie il rend leur voix aux forces de la nuit. Ce qui est moderne chez lui, c’est la liberté de son art. » 

Le Musée imaginaire est aussi une profonde et durable conquête puisqu’il se forme désormais selon ses propres lois et induit que « le sanctuaire de la lutte contre la mort n’a plus d’autre lieu que l’esprit de chaque artiste. »


Les Métamorphoses du regard, André Malraux, Films, Entretiens, Exposition (Ed. Maeght)
Ecrits sur l'Art, André Malraux ( Ed. Gallimard, La Pléiade)