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vendredi 20 février 2009

Weil: un homme qui marche dans la nuit


Simone Weil 
« Un être aimé me déçoit. Impossible qu’il ne me réponde pas ce que je me suis dit moi-même en son nom. […] Accepter qu’ils soient autres que les créatures de notre imagination, c’est imiter le renoncement de Dieu. Moi aussi, je suis autre que ce que je m’imagine être. Le savoir, c’est le pardon. »
La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil (Ed Plon, Agora)

« Elle n’était prévenue contre rien sinon contre la cruauté ou la bassesse, qui revient au même. Elle ne méprisait rien sinon le mépris lui-même. Et à la lire, on se dit que la seule chose dont fut incapable sa surprenante intelligence était la frivolité. On lui demande en 1943 un rapport sur la situation morale de la France et elle écrit le livre publié aujourd’hui sous le titre L’Enracinement, véritable traité de civilisation. Tel est le personnage qui allait toujours, et comme naturellement, à l’essentiel. »

Simone Weil, Albert Camus (Bulletin de la NRF, juin 1949)

Normalienne, professeur agrégée de philosophie, militante d'extrême gauche, ouvrière, mystique, la femme d’exception que fut Simone Weil (1909 - 1943) dont la réflexion a exploré tous les domaines de la pensée, aura passé toute son existence dense aussi bien que précoce et éphémère, à tenter d’éclairer de sa quête indéfectible, solitaire, surnaturelle, le voyage de l’homme de bonne volonté qui marche dans la nuit.

Simone Weil a notamment partagé, quelques mois durant, l’existence des humbles au labeur à l’usine et épouser leur profond et silencieux désespoir qu’elle s’est attachée à dénoncer dans L’Enracinement, portée par sa soif immodérée de justice et de vérité. Dans cet ouvrage, le plus capital de la philosophe, elle fournira les clés à ses yeux susceptibles d’ouvrir sur une société meilleure et juste, c’est-à-dire bâtie sur la satisfaction des besoins fondamentaux de l’âme humaine, sur la lutte contre le déracinement – équivalent à la perte des liens avec l’héritage culturel et spirituel, à l’effacement du passé et a fortiori à la destruction de la relation au surnaturel – et  sur l’enracinement.

L’ordre humain véritable est « le premier des besoins » déterminés par Simone Weil qui l’estimait « même au-dessus des besoins proprement dits », arguant que « pour pouvoir le penser, il faut une connaissance des autres besoins » que sont la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, le châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective et la vérité.

Ainsi la philosophe pose comme postulat de base, celui de l’obligation qui « ne lie que les êtres humains » et prime sur la notion de droit, dans la mesure où « un droit n’est pas efficace par lui-même, mais seulement par l’obligation à laquelle il correspond ».  Dès lors,  expliquait-elle, « il y a obligation envers tout être humain, du seul fait qu’il est un être humain, sans qu’aucune autre condition ait à intervenir, et quand même lui n’en reconnaîtrait aucune ».

Pour Simone Weil, l’homme qui marche dans la nuit, dans le respect de l’ordre humain véritable, fait bien route vers son salut. Il est un homme de bonne volonté car ceux qui en manquent « ou restent puérils, ne sont jamais libres dans aucun état de la société ».

Il est capable d’obéissance qu’il recherche, « celle qui suppose le consentement, et non pas la crainte du châtiment ou l’appât de la récompense », se doit d’être responsable, de jouir du « sentiment d’être utile et même indispensable ».

Il est un homme doté du sentiment d’égalité en termes d’espérance, s’agissant de « la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs, que la même quantité de respect et d’égards est due à tout être humain, parce que le respect est dû à l’être humain comme tel et n’a pas de degrés.»

Il doit se méfier de l’argent constituant « le mobile ou presque de tous les actes, la mesure unique ou presque de toutes choses » ; il s’agit du « poison de l’inégalité » infiltré partout.

Il respecte le sens de la hiérarchie, loin de tout culte de la personnalité ou du pouvoir, mais en tant que valeur de symbole de « ce domaine qui se trouve au-dessus de tout homme et dont l’expression en ce monde est constituée par les obligations de chaque homme envers ses semblables ».

Il comprend et exige que l’honneur, outre le respect dû à chaque homme, soit un « rapport à un être humain considéré, non simplement comme tel, mais dans son entourage social ».
 « Le crime seul doit placer l’être qui l’a commis hors de la considération sociale, et le châtiment doit l’y intégrer. » 
A cet égard, pour l'homme de bonne volonté, la notion de châtiment est acceptée en tant qu’honneur puisqu’il signe non seulement le retour du criminel dans la communauté des hommes qui « efface la honte du crime » mais permet de faire « entrer la justice dans l’âme du criminel par la souffrance de la chair ».

Il est soucieux de «la liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve»
, conscient qu’il s’agit d’un « besoin absolu pour l’intelligence » dans la mesure où si celle-ci est « mal à l’aise, l’âme entière est malade ».

En revanche, il l’exerce dans le respect de ses « obligations éternelles envers l’être humain, une fois que ces obligations ont été solennellement reconnues par la loi ».

Il sait l’importance de la sécurité pour avancer dans la nuit, son âme ne doit pas être toute entière et constamment soumise à la peur ou la terreur, à l’exception « de circonstances accidentelles dans des moments rares et courts », il ne soumet personne à des menaces ou tout autre malheur, « la peur permanente […] est toujours une maladie. C’est une demi-paralysie de l’âme ».

Toutefois, il se doit de prendre des risques, en vue de forger son courage et ainsi de doter son âme des défenses nécessaires pour affronter la peur.
Il est inéluctablement porté à, au moins, « s’approprier par la pensée tout ce dont il a fait longtemps et continuellement usage pour le travail, le plaisir ou les nécessités de la vie », notion qui s’apparente aussi à une revendication symbolique de la propriété des biens de la collectivité. 

Il aime la Vérité qu’il juge sacrée par dessus tout.

La grâce, placée au cœur de la philosophie de Simone Weil dont l’affirmation impose en même temps la Vérité, implique un processus essentiel de «décréation», soit la capacité à se vider de soi-même qu'elle encourage elle-même, ainsi «se produit un appel d’air» afin qu’elle s’y engouffre, s’y love et comble l’être. L’acceptation d’ «un vide en soi même, cela est surnaturel», révélait-elle.

Selon Simone Weil, le monde est régi par ces deux forces antagonistes : La Pesanteur et la Grâce.
« La création est faite du mouvement descendant de la pesanteur, du mouvement ascendant de la grâce et du mouvement descendant de la grâce à la deuxième puissance.»
Aussi, l’homme qui marche dans la nuit fait-il route en quête du Salut, et ce faisant, il tente d’échapper à ce qui en lui relève du mouvement de la pesanteur pour tendre vers la grâce, « secrète, silencieuse, presque invisible, infiniment petite, mais décisive » dont la définition paraît impossible tant elle appartient à l’ordre abstrait de la lumière, la transcendance, l’amour. « Si on en fait un objet, on l'abaisse », mettait en garde Simone Weil.

« Si elle n'existait pas, l'intelligence ne pourrait se prononcer sur elle », avançait-elle, implacable, affirmant que «tous les mouvements naturels de l’âme sont régis par les lois analogues à celles de la pesanteur matérielle. La grâce seule fait exception ».

Albert Camus
Simone Weil, «n’a rien cherché à conquérir. Mais dès l’instant de ce renoncement, la voilà qui persuade, estimait Camus qui l’admirait intensément, c’est ainsi, je suppose, que la vraie grandeur, sur laquelle Simone Weil a dit tant de choses profondes, s’obtient. Grande par un pouvoir honnête, grande sans désespoir, telle est la vertu de cet écrivain. C’est ainsi qu’elle est encore solitaire. Mais il s’agit cette fois de la solitude des précurseurs, chargée d’espoir.»

« Se réduire à la place qu’on occupe dans l’espace et dans  le temps. A rien », s’intimait-elle dans ce souci d'humilité qui la caractérisait. Rares ont été ceux à le mettre en doute.

Cioran, lui, était de ceux-là. Dans ses Cahiers (1957-1972),  alors qu'il qualifiait Simone Weil de femme extraordinaire, et admit l’admirer, il tint toutefois à faire état de quelques sévères bémols jugeant «qu’elle n’était pas une sainte, […]qu’elle avait en elle trop de cette passion et intolérance qu’elle détestait dans l’Ancien Testament dont elle est sortie et auquel elle ressemble malgré le mépris où elle le tenait. C’est un Ézéchiel ou un Isaïe féminin. Sans la foi, et les réserves que celle-ci implique et impose, elle aurait été d’une ambition effrénée. Ce qui ressort chez elle, c’est la volonté de faire accepter à tout prix son point de vue, en brusquant, en violentant même l’interlocuteur. J’ai dit encore au poète magyar qu’elle avait en elle autant d’énergie, de volonté et d’acharnement qu’un Hitler […]»

Selon Cioran, en réalité, Simone Weil était habitée d’un «orgueil sans précédent, et qui se croyait sincèrement modeste. Une telle méconnaissance de soi chez un être aussi exceptionnel est confondant. En fait de volonté, d’ambition, et d’illusion (je dis bien, illusion) elle aurait pu rivaliser avec n’importe quel grand délirant de l’histoire contemporaine.»

Il est vrai que la jeune philosophe, qui cherchait et questionnait sans cesse, éprouvait et livrait d’intimes certitudes empreintes d’une puissance et d'une nature exclusives et absolues, sa pensée coulait avec la limpidité d’une source pure et claire aux profondeurs fangeuses maîtrisées, qui ne saurait connaître le moindre trouble, ni aucune altération portée par les vents d’où qu’ils soufflent.

« Puissé-je ne rien souillé, quand je serais entièrement transformée en boue. Ne rien souiller même dans la pensée. Même dans les pires moments je ne détruirais pas une statue grecque ou une fresque de Giotto. » priait-elle dans La Pesanteur et la Grâce.

« Dans le temps de la puissance et au siècle de l’efficacité, ces vérités sont provocantes. Mais il s’agit d’une provocation tranquille: ce sont les certitudes de l’amour. Imaginons seulement la solitude d’un pareil esprit dans la France d’entre les deux guerres. » aimait à souligner Camus.

« Elle ignorait apparemment le doute et, si ses opinions pouvaient changer, elles étaient toujours aussi catégoriques […]» notait pour sa part Raymond Aron dans ses Mémoires.

Ce dernier avait pressenti le caractère surnaturel que prenait le cheminement intellectuel de Simone Weil un jour, au jardin du Luxembourg, à l’occasion d’une promenade avec son épouse, et leur enfant. « Sous un soleil glorieux. Le jardin était si beau que l’on respirait pour ainsi dire le bonheur », se souvint-il quand Simone vint à leur rencontre, « le visage bouleversé, proche des larmes. À notre question, elle répondit: 'Il y a une grève à Shanghai et la troupe a tiré sur des ouvriers.' Je dis à Suzanne que Simone devait aspirer à la sainteté; prendre sur soi toutes les souffrances du monde n’a de sens que pour un croyant ou même, plus précisément, pour un chrétien. »

La perception de Raymond Aron se révélait infiniment sensible, puisque l’existence de Simone Weil avait bel et bien été bouleversée de fond en comble en raison de l’expérience concrète du « Christ lui-même » venu la prendre.

« Je n'avais pas prévu la possibilité de cela, confia-t-elle, d'un contact réel, de personne à personne, ici bas, entre un être humain et Dieu. »

La Pesanteur et la Grâce, Simone Weil (Ed. Plon, Agora)
L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Simone Weil (Ed. Gallimard, Idées)