dimanche 10 janvier 2016

Paul de Pignol : Incarnations


Ces bras qui m'encombrent II - 2006
bronze
- Paul de Pignol (c) Yann Fravalo Riopelle

La mélancolie de la chair 


Splendides tragédiennes, femmes insomnieuses, filles des meurtrissures séculaires, érigées dans la lumière, d’une beauté sans visage, sauvage et parfois menaçante, toutes extraites du dedans, toutes d’origine primitive, issues de lésions intrinsèques. 

Apparitions victorieuses pourtant, aux allures de Parques, aux ventres bombés, hanches généreuses, porteuses de vie et d’espérance, cernées de ténèbres irrémédiables, adversaires implacable de la résurrection. 

Ces dames bruissent, elles chuchotent, certaines chantent, rient ou soupirent, quand d’autres pleurent et expirent dans le noir. Chacune appelle et s’exprime en un langage pur et majestueux, ancré dans les tréfonds de l’être, qui se rapproche de la vérité la plus crue, l’émotion même, proche de l’agonie ou de la jouissance parfois. 

Incarnations mystiques 

Figures débordantes d’une fusion de lave, un jaillissement de chair, un bouillonnement de sang. Créations en perpétuelle régénération, toujours uniques, sœurs, cousines, filles, mères. Gardiennes des prophéties, grandes prêtresses, maîtresses de cérémonies, veuves des sanctuaires, hautes reines rhizomiques. 

Essaims gonflés d’humeurs, pleins d’abcès, de fluides et de tumeurs, de flétrissures obscènes, de fentes avides et de désirs primaires. La présence masculine n’est remarquable qu’assassine, scandaleuse, pénétrante, violeuse. 

L’innocence vacille dans le terrible tumulte, fraîcheur désemparée dans la coulée de nuit. Elle se déracine singulièrement, gisant en lévitation horizontale, se sépare par miracle du sol, s’élève aux étoiles, semblant toute entière appelée par les constellations. 

Des billes de cire comme autant de gouttes de sang, d’étoiles de carbone, modèlent blessures, lèvres, tétons, flancs, joues, bras, fesses, cuisses. Mélancolie de la chair, expression du mystère dans le sens de la révélation. Tout est en place pour l’éternité. Tout n’existe que dans l’émotion rituelle de l’absolue nécessité. Cela tient debout, même si cela s’effondre, cela tient debout malgré le chaos. Pour aider, pour aider à comprendre, à donner, à entendre, à vivre. Pour aimer. 

Figures totémiques 

C’est à la fois le mal et le bien, la beauté et la laideur, la pesanteur et la grâce qui s’incarnent dans ces créatures vives, portant avec noblesse les formes épanouies des amantes. La lutte qui anime ces organismes de femelles, exhibant une multitude d’excroissances et de masses, de courbes et de rondeurs, toutes figées sur leur base. Racines, tubercules, prises dans leur dualité de cruauté et de tendresse, se métamorphosent en effigies saisissantes, effrayantes, séduisantes, obsédantes. 

Lucrèce, Vénus, Gaïa, mère nourricière, déesse de la terre ou créature extraterrestre, émanations sacrées, fondamentales, figures totémiques enracinées comme des roseaux noirs dans le ventre de la terre, résolument tendues vers les cieux, isolées ou par groupes. Elles penchent, flanchent, tremblent mais résistent avec glorieuse dignité. Toutes imposent la force surnaturelle et sanctifiée de la mère originelle. 

L’étirement de leurs ombres de bronze sur les pierres chaudes qui surplombent la mer dans le couchant, évoque la solennité d’éternité de leurs cousines lointaines, les mystérieuses sentinelles moai de l’île de Pâques qui dominent vaisseaux, âges et tempêtes. 

Méditation métaphysique 

L’artiste fait ce qu’il peut comme il le peut, questionnant sans cesse ce qui se joue à l’intérieur du corps, dans les entrailles sanguinolentes, au cœur de la matrice insaisissable. Le processus de création s’accomplit, avec lenteur. Sa ferveur est quasi religieuse. 

Il s’agit d’une méditation métaphysique sur l’intimité même de la matière, la faille sensuelle et vertigineuse, le chaos de l’origine et sa poignante œuvre de chair. 

Sa sculpture est, dit-il, « rituelle, vouée à autre chose. A une puissance autre, c’est-à-dire à une puissance spirituelle. » 


Zoé Balthus, novembre 2015, Paris

In Incarnations, Paul de Pignol, Sculptures & Dessins, Textes de Zoé Balthus & Antoni Casas Ros (Ed. Galerie Lanzenberg, Galerie Mézières, Galerie Koralewski)


Parution lors de l'exposition Incarnations  de Paul de Pignol, du 28 janvier au 12 mars  2016 à Bruxelles Galerie Fred Lanzenberg